Ayen Ayen de Matoub Lounès, ou l’amour-haine

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Après avoir fait usage de colère ensuite de compassion, Matoub Lounès utilise cette fois-ci le mépris. Dans cette chanson (Ayen Ayen, juillet 1998), Matoub Lounès est pris dans les serres contradictoires du sentiment amoureux.

L’amour-haine qu’il voue à Djamila l’enferme dans un labyrinthe où toutes les sensations s’entremêlent sans qu’aucune d’entre elles ne l’emporte à la fin. Ayen Ayen est un texte plein de contradictions, à l’image de ce que peut ressentir ce poète durant une nuit d’insomnie où le sommeil fuit, remplacé par les réminiscences du cœur. D’un vers à l’autre, le poète subit des variations sentimentales. Déjà dans les deux premiers vers, Matoub commence par dévoiler le pouvoir surhumain qu’exerce cette femme sur lui, un pouvoir qui persiste même après la fin de la longue période de désillusion :

Felli mi dersent walen-im

Tesetsuyed dgi chehani.

Deux vers qui montrent à quel point l’amour plonge ses tentacules dans un cœur vulnérable. Il suffit donc d’un regard, un simple regard, même pas une parole ou un sourire, juste un regard pour que toutes les rancœurs accumulées des années durant, s’estompent et disparaissent comme si elles n’avaient jamais existé. Un simple regard permet aux deux cœurs de se réconcilier, de redevenir comme avant, sinon mieux. Un regard ! Mais quel regard, celui qui représente autant d’instants partagés dans la félicité et l’affliction. Fidèle à Djamila, fidèle aussi à sa sincérité, Matoub commence par avouer, sans coup férir, sa faiblesse devant l’être aimé. Une faiblesse qui, toutefois, ne l’empêche pas de raisonner pour se rattraper juste après et dire d’un ton acéré combien cet amour, après l’avoir tant bercé, l’a ensuite berné. Matoub se montre intraitable puisqu’il endosse toute la responsabilité de la déchéance de l’être aimé :

Asmi ken illigh s idis-im

I-fehmagh grant-iyi

I yikhf-iw qdigh-d ahkim

Gher gherm i-d fin ihi

Dhigh-d ger tizyaw d-abhim

Ulac eray d ahwawi

Ici, Matoub fait référence à un concept répandu dans la société kabyle. On explique souvent l’échec d’un jeune homme dans la vie par le fait d’avoir une mauvaise compagne. Ce qui n’est pas forcément vrai. Ainsi, quand l’homme se saoule et rentre le soir chez lui pour accabler sa femme, on dira que c’est parce qu’elle n’a pas su le rendre heureux, qu’il agit de cette manière. Ce regard réducteur de la société est extrêmement sévère à l’égard de la femme, d’autant plus sévère, qu’il déculpabilise entièrement l’homme. Ce qui ne peut irrévocablement pas être fondé, dès lors que la psychologie moderne et particulièrement la psychanalyse imputent clairement la responsabilité de tout acte « déséquilibré » durant l’âge adulte à l’enfance. Pourquoi alors Matoub, qui proclame avec un courage inédit dans la chanson Yehwa-yam du même album (juillet 1998), son parti pris pour l’émancipation, sans concession, de la femme, opère-il ce « recul » ? Se contredit-il ? La réponse se trouve dans la catégorie dans laquelle il faudrait classer cette chanson. Ayen Ayen est un texte plein d’ironie. Même la musique que l’artiste lui a adopté, résonne avec cette ironie et cette dérision. Comme dans toutes ses chansons d’amour, Matoub donne l’air de ne s’adresser qu’à Djamila. Il lui parle dans ses poèmes comme il s’adresserait à elle sous le toit conjugal. Ayen Ayen est pourtant loin d’être une scène de ménage. La densité poétique de ce texte, ajouté à sa richesse lexicale (sans compter l’interprétation) en font un chef-d’œuvre. Ce n’est pas un hasard si cinquante pour cent des portables détenus par des Kabyles ont pour sonnerie la musique de Ayen Ayen.

Dans le deuxième couplet, Matoub parle de prison. Djamila est donc une prison dans laquelle il est enchaîné et de laquelle il ne peut se libérer. Dans ce passage, le poète impute toutes ses déconfitures à l’aimée. Un verdict sévère et loin d’être objectif car Matoub, lui-même, avoue dans plus d’une chanson d’amour sa part de responsabilité, du reste très grande, dans cet échec. Il suffit de se référer aux chansons : Tarwla, Tuzma ou Tameditt Bwas. Matoub se contredit car la vie tout comme l’amour, sont faits de contradictions. Mais Matoub, connu comme étant la voix de la colère, il n’ y a donc point de mystère à ce qu’il dise une chose et son contraire. Cette chanson n’est-elle pas en quelque sorte une négation même de l’existence de l’amour ? Le poète ne manque pas de rappeler dans le troisième couplet sa souffrance due aux années qui l’empêchaient d’oublier. Les années où il noyait son chagrin dans un verre. Un verre dans lequel il cherchait l’impossible oubli, qui finira pourtant par s’inviter. Il parle de la malchance qui le poursuit, telle une malédiction et de ces filles qui auraient eu l’âge de ses enfants si la vie ne l’avait pas contrarié. Et à chaque refrain, Lounès se demande pourquoi ce triste sort l’accable ainsi ?

Dans le quatrième couplet, le narrateur revient avec un nouveau discours. Comme d’habitude, il revient à de meilleurs sentiments et confesse qu’en dépit de tout, le supplice subi à cause d’elle, il l’accepte. Il avoue que sans elle, il n’ y a plus d’espoir pour son cœur esseulé et flétri. :

Khas aka tesaâtebed-iyi

Aamdagh-kem am jenjar i titt

Uliw dayen ur-d itsmeni

Selaw am yikhef tchetit

Am fekhar tekededh-iyi

Ezigh dechlaved tqetitt

Ayen Ayen se termine sur un vieux proverbe kabyle qui, encore une fois, démontre la lourde responsabilité de l’épouse dans l’échec d’un foyer. Un proverbe auquel Matoub fait référence pour se donner raison. Mais juste pour un temps car dans l’une des chansons qui suit (Inid kan), il revient à la charge avec une toute nouvelle logique et s’offre pieds et poings liés à celle à laquelle il offre, chaque nuit, une place parmi les étoiles.

Aomar Mohellebi

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