Le vote, la vie et le vent

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Exposés au vent sur le col de Ben S’haba, ils étaient chancelants, à peine attachés au sol rocailleux de cette bourgade à la limite avec la wilaya de Médéa. Des morceaux de papiers bigarrés traînent sur la chaussée, d’autres sont carrément accrochés comme des objets fétiches au feuillage de chêne-vert livrés à une éternelle trémulation. Le bureau de vote reprend sa sérénité, voire son silence religieux qui annonce des vacances scolaires imminentes. Il fait très chaud. Mais, les gens sont très satisfaits du fait que le printemps a été généreux en pluie. La preuve, toutes les sources de la région, y compris celles qui n’ont pas coulé depuis une décennie, se sont remises à glouglouter. Leur bruit se fait entendre de loin.

En commentant les résultats du vote, un jeune chômeur s’étonne qu’un candidat inconnu au bataillon (même les initiales de son parti ont disparu depuis le début des années 90) ait pu sortir victorieux. « C’est vrai que c’est un entrepreneur ; il n’aura peut-être pas besoin de se servir. Mais, je sais qu’il ne pourra rien faire pour la région. En tout cas, moi, cela fait longtemps que je ne me fais plus d’illusion à propos des hommes politiques ». Pendant qu’il parlait, deux adolescents poussent difficilement un âne chargé de quatre jerricans d’eau, soit environ une centaine de litres. Ils reviennent de Sidi Brada, une source sortant des entrailles d’une falaise mais proéminente. L’eau jaillit de partout, mais sa mobilisation est largement déficitaire. Fawzi, un homme proche de la cinquantaine, nous montre son énième trophée : il s’agit de fossiles marins (coquillages, notules) et autres curiosités des temps géologiques où la région était…une mer. En tout cas, les collections de fossiles qu’il s’est plu à faire ne laissent planer aucun doute sur cette hypothèse. Ces objets, il les a ramassés aux confins de la chênaie. Nous sommes à 56 kilomètres au sud-ouest du chef-lieu de la wilaya de Bouira, la commune de Dechmia paraît dissimulée dans le massif de chêne-vert recouvrant les pitons et les collines du Titteri. Sur ces monts, qui sont le prolongement naturel de la chaîne qui prend naissance à Berrouaghia, la vie menée par les populations rurales est faite de dénuement, de pauvreté et de chômage. Après avoir vécu l’enfer de la décennie du terrorisme- avec son lot de victimes et les séquelles par lesquelles il a marqué le corps social-, les hameaux et les villages se réveillent à la dure réalité du pain quotidien qu’il faut malgré tout gagner contre vents et marées. À la limite occidentale de la commune, commence la wilaya de Médéa. La bourgade de Ben S’haba semble languir au pied du mont Bougaouden au vu du silence dans lequel elle est plongée au milieu de la journée. De rares véhicules passent en trombe dans la direction de Djouab, l’ex-Rapidi la Romaine, appelée Masqueray au temps de la colonisation française.

Sur le chemin de wilaya n° 20, des parcelles de céréales laissent voir une rare luxuriance après la bonne saison de pluies. Sur les terrains de parcours, une nappe de couleur vert olive vient recouvrir le sol sur lequel évoluent des troupeaux d’ovins et de caprins. Un vieux, posté face au seul café de la bourgade nous apprend que les labours ne se font pas toujours à la charrue tractée ; des lopins perchés sur quelques collines ou collées aux piémonts continuent à être travaillés à l’araire au moyen d’ânes ou de chevaux. Ici, l’espèce asine garde toute son importance et les “égards’’ qui lui sont dus.

Rattachée à la commune de Dechmia depuis la création de celle-ci en 1984, l’agglomération de Ben S’haba assume difficilement cette relation. Les personnes interrogées avouent que leur village reste l’éternel oublié des collectivités locales et cela même du temps où il dépendait de la commune-mère, Sour El Ghozlane.

Une résistance efficace

Le village est à moins de dix kilomètres du chef-lieu communal. Il est situé à 1 000 m d’altitude, sur un col portant le même nom que l’agglomération. Cette dernière est formée de plus d’une centaine de foyers répartis sur les côtés gauche et droit de la route départementale.

Cette route, le CW 20, est une ancienne voie romaine, tracée par le génie militaire de l’époque des Légionnaires pour échapper à la résistance berbère organisée dans la vallée de la Haute Soummam et qui rendait périlleux l’usage de l’actuelle RN 5 (Alger-Constantine). L’alternative fut une voie de montagne traversant dans toute leur longueur les deux massifs du Titteri et des Bibans jusqu’à Mansourah, dans la wilaya de Bordj Bou Arréridj.

Sur la plate-forme du village constituant le prolongement du col sur le bas-côté nord de la route, le café maure ouvre sa porte en bois vermoulu pour donner accès à un hall semi-obscur parsemé de vieilles tables et de chaises bancales. L’école, la mosquée et le café forment trois “édifices publics’’ qui servent d’ “agora’’ du village. Toutes les occasions sont les bienvenues pour créer des rassemblements dans l’un ou l’autre de ces édicules. Mais, pour la jeunesse de Ben S’haba, il semble que le café soit le lieu privilégié pour les rencontres et les discussions. “Pour les vieux, cela rappelle l’ancienne djemaâ des années cinquante où tout se discutait en assemblée au sein d’une société pauvre, humiliée, mais solidaire. Cette forme d’organisation avait joué un grand rôle pendant les préparatifs de la guerre de Libération nationale. Pour les jeunes, c’est un apprentissage sur le tas qui leur permet de se sentir responsables et d’essayer de trouver des solutions à leurs problèmes”. Ces propos de Si Abdelkader, un septuagénaire qui tient encore bon, semblent être bien reçus par l’assistance qui était toute ouïe pour le “harangueur’’ du jour.

Il ne pouvait pas s’empêcher de revenir sur le vote de jeudi passé. “Je voudrais bien qu’on me convainc que les élus, d’ailleurs mal élus, s’occuperont réellement de nos problèmes. Certains d’entre eux avaient l’occasion de le faire auparavant, l’occasion leur a été donné à maintes reprises. Mais, foin de la volonté de bien faire ! N’allons pas loin. Prenons leurs prédécesseurs. Ils ont bénéficié d’un passeport diplomatique et d’une année de congé payé, et by by la République ! Les avez-vous aperçu depuis 2002 ? Alors, ne me racontez pas d’histoires. Le vent a bien fait de disperser les morceaux de photos arrachés par les écoliers. Cela montre quelque part le destin qu’ils nous réserveront”.

Ahmed ne comprend pas la recrudescence du terrorisme dans les grandes villes comme Alger et Constantine. “Au moment où certains groupes, constitués dans les villes et harcelés par les services de sécurité, espéraient trouver refuge chez nous, dans la montagne. C’est par le feu que nous les avons accueillies. Aucun abri n’a pu se constituer ici”. Fulminant contre les ‘’autorités’’, il met en exergue la résistance citoyenne contre les terroristes qui, dit-il, étaient terrorisés à la seule évocation du nom de Ben S’haba. ‘’Nous avions la bonne idée de nous constituer en GLD dès les premiers temps de la subversion intégriste. Notre région est d’abord connue pour son engagement durant la guerre de Libération. La caserne française implantée ici n’a pas pu tenir longtemps devant les coups de boutoir de nos combattants. Peut-être l’ignorez-vous, mais je vous apprends que le colonel Ahmed Bencherif était posté dans ce casernement en tant que sous-officier de l’armée française. Et c’est d’ici qu’il a déserté avec armes et bagages pour rejoindre la Révolution. Il garde de notre région un souvenir indélébile. C’est lui d’ailleurs qui a baptisé, lorsqu’il a été nommé ministre de l’Hydraulique, le barrage de Oued Lakhal, situé à quelques kilomètres au nord de la commune de Dechmia, du nom de “Barrage El Maâraka’’ en signe de reconnaissance à cette terre’’.

La volubilité d’Ahmed n’a pu être tempérée que par l’intervention du vieux Si Mohamed pour qui la priorité est de parler des problèmes actuels vécus par la communauté. Le café commençait à se remplir et le débat est transféré à l’extérieur, sur l’esplanade contiguë à la route départementale.

On revient alors sur le problème de l’approvisionnement en eau potable. Ici, on commence à parler de la possibilité d’une adduction qui viendrait du futur barrage de Koudiat Acerdoune. Rien d’officiel à ce propos, mais l’espoir fait vivre.

Contrastes entre ressources et développement

Mais, les ressources en eau existent localement. Des sources existent en grand nombre dans ces hautes collines du Titteri qui se couvrent de neige de la même façon que les piémonts du Djurdjura. Ahmed a tenu à évoquer le travail réalisé par l’ancien exécutif communal sur la source de Guelt Rrouss. “C’est un véritable sabotage. Une source géante, à débit extraordinaire, a été dilapidée par un entrepreneur. Mal captée, anarchiquement aménagée, elle est réduite à un filet d’eau’’. Il nous a aussi indiqué une source plus importante ‘’laissée, Dieu merci, à l’état sauvage !’’. Nous avions tenu à la visiter. Il s’agit de la source de Sidi Brada située sur la rive droite d’un cours d’eau du même nom. Nous prenons par la droite une piste rocailleuse surmontée d’escarpements hauts de quelque soixante mètres, une ambiance d’ombre et d’humidité enveloppe les lieux malgré la chaleur suffocante des alentours. Un couvert végétal au feuillage luisant, constitué de maquis et de taillis de chêne-vert, ajoute une note bucolique à ce décor d’eau, de galets et de troupeaux de chèvres.

Après mille cinq cent mètres de marche, nous entendons sur notre droite des gargouillements dont il est difficile de situer la provenance. Notre guide nous conduit jusqu’au lieu du jaillissement de la source de Sidi Brada. Sur une dalle rocheuse pentue et à fleur du sol, jaillit avec une étonnante pression une eau cristalline sortie des entrailles de la terre par la voie de crevasses naturelles. On dirait que le liquide est actionné par des asperseurs. Toute la masse rocheuse résonne d’un bruit intérieur et d’éclats extérieurs qui transmettent au visiteur un sentiment de beauté mystérieuse. Les enfants de Ben S’haba, montés sur leurs baudets, viennent s’approvisionner ici en eau potable.

Les travaux d’aménagement d’une telle source exigeraient une somme conséquente que ne pourront pas couvrir les devis traditionnellement réservés au captage de sources plus modestes. Cependant, Sidi Brada, une fois construite, pourra alimenter plusieurs hameaux bien au-delà de Ben S’haba. Pour l’instant, on n’en est pas là ; la population continue à vivre le calvaire de l’approvisionnement en eau. Pour sauver certaines jeunes plantations fruitières, certains n’ont pas hésité à acheter l’eau par citernes auprès de vendeurs occasionnels. C’est le prix à payer pour assurer la pérennité de l’investissement. Exclusivement agricole, la région n’a pas bénéficié de l’attention soutenue des pouvoirs publics. Le chômage de la jeunesse grimpe jusqu’à 80 % de la population active. Aucune infrastructure culturelle ou de loisir n’est réservée à cette frange qui se sent de plus en plus à l’étroit, voire complètement marginalisée. Les horizons semblent fermés y compris pour les diplômés qui ont fait les universités de Tizi Ouzou et de Boumedès. “Même le dispositif du pré-emploi est géré d’une façon clientéliste comme tout le reste des créneaux de l’administration’’, s’indignera un jeune universitaire debout dans l’abribus en face du café. “Je n’ai même pas pu me procurer les frais de transport pour aller chercher du travail ailleurs’’, ajoutera-il. Beaucoup d’enfants de la région ont déjà quitté les lieux à la recherche d’une vie plus “clémente’’ dans les villes ; Bouira, Aïn Bessem, Sour El Ghozlane, Alger, sont, entre autres, les villes où se rendent les jeunes de Dechmia abandonnant généralement terre et cheptel. Comme le reconnaîtra avec amertume, Moussa, l’un de ces infortunés de l’errance qui a bourlingué dans les banlieues d’Alger et d’Oran : “On a beau chercher une terre de salut, les horizons sont souvent fermés pour ceux qui n’ont aucune formation. Mieux vaut revenir dans ce cas sur ses terres et essayer de gagner sa croûte ne serait-ce qu’avec une vingtaine de brebis et un lopin d’orge à cultiver’’.

L’un des problèmes les plus cruciaux demeure le foncier agricole avec ses mille et une difficultés de titres de propriété, indivision, …Or, dans la plupart des cas où les paysans veulent postuler à un soutien de l’État pour réaliser un forage, construire des hangars ou entreprendre tout autre investissement, il leur est exigé les documents attestant de leur propriété, ce qui relève parfois d’un défi insurmontable. Il n’y a que les projets de proximité qui présentent une procédure plus souple en la matière. Mais, depuis le projet de Ouled Yekhlef réalisé en 2004, ce type d’investissement est soumis à une autre procédure où le taux de soutien pour les actions individuelles est revu à la baisse, soit 25% seulement du total de l’investissement. Par conséquent, les gens ne se bousculent plus pour s’inscrire à un tel dispositif.

Une goutte d’eau dans l’océan

Parmi les derniers programmes ruraux qui s’adressent aux paysans désargentés, le Projet d’emploi rural, financé à 80% par la Banque mondiale, semble porter ses fruits. Sur des collines en friche, anciennes maigres pâtures, ont été réalisés des travaux de mise en valeur et de plantations fruitières. Pour lutter contre l’érosion qui menace certaines terrains agricoles et même les parois des maisons, des gabions ont été placés le long des oueds pour corriger le débit de l’eau et ralentir la vitesse de sa chute. Une grande partie des taillis et maquis de chêne-vert a fait l’objet de travaux consistant à diminuer la densité des peuplements pour en assurer un élevage régulier. Depuis février dernier, une piste de 9 km subit des travaux d’aménagement (élargissement de la chaussée, réfection des talus et fossés, construction des ouvrages d’art et nivellement de la plate-forme). Ceux à qui ont été attribués des modules apicoles en juillet 2006 (200 ruches pleines) se disent satisfaits d’autant plus, assurent-ils, que la région est très mellifère du fait qu’elle compte une couverture forestière assez conséquente.

Néanmoins, comme l’assure Ahmed, cela représente une goutte d’eau dans l’océan par rapport au retard de développement de la zone.

Notre périple se termine à Teniet El Ghassoul, un col séparant les communes de Dechmia et Ridane. Sur le sommet venteux et dénudé, est perchée une mosquée qui semble un chantier permanent. Depuis plusieurs années, une silhouette de carcasse occupe le sommet du virage de la route goudronnée.

Elle donne vue sur la plaine steppique de Ridane et Maâmora et, au-delà, sur Cheniguel et Chellalat El Adaoura, relavant de la wilaya de Médéa. Ici également, des lambeaux de photos des désormais ex-candidats pendent au tableau d’affichage malmené par le vent puissant montant de Sidi Aïssa. Un vieux, prenant entre ses mains une javelle d’alfa mêlée à une gerbe d’armoise, sourit narquoisement à la vue des panneaux tremblotants. “Certains d’entre ces messieurs nous ont promis d’accélérer l’obtention de statut de wilaya pour notre daïra, Sour El Ghozlane. Vous savez, c’est une vieille idée que j’entends depuis qu’on s’est détaché de Médéa en 1974. Elle prend l’allure d’une vieille chanson usée”. Le muezzin appelle à la prière de l’après-midi, El Asar, et seul notre nouveau compagnon se trouve être l’hôte de ce lieu de culte. Le vent redouble de force ; il soulève une poussière qui se transforme vite en tourbillon et que seul le versant de Bouseddar, un mont fortement boisé dominant Ridane, arrive à amortir, puis à absorber.

Amar Naït Messaoud

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