Le 20 avril 1989, l’après-midi, au technicum d’Akbou, Mohamed Haroun, notre idole et notre symbole, invité par le comité des élèves pour donner une conférence à l’occasion du 10e anniversaire de Tafsut Imazighène n°80, fait son apparition dans la cour de notre lycée. Nous l’avons accueilli chaleureusement par des applaudissements nourris tel un personnage providentiel.Nous étions des centaines d’adolescents à nous asseoir à même le sol dans la cour rugueuse du lycée, sous un soleil de plomb, à écouter Massin, dans un silence religieux afin d’étancher un tant soit peu notre soif de connaissances sur notre langue ancestrale. Ce jour-là, même ceux qui n’avaient guère de goût pour les études ont suivi avec beaucoup d’intérêt la leçon de Haroun. Le conférencier tenait dans une main le microphone et dans l’autre un morceau de craie, nous fait un cour de Tajerrumt (grammaire berbère) sur un tableau que nous avions déplacé d’une salle de classe pour la circonstance. Avant d’entamer sa leçon, Haroun a tenu à nous rendre hommage, et quel émouvant hommage !, en nous précisant que c’est pour la première fois dans l’histoire qu’un cour de tamazight soit donné dans une école en Algérie ! Pour nous permettre de bien suivre sa leçon, Massin nous fait d’abord un résumé de «Agemmay d tira» (alphabet et transcription), ensuite, il nous fait un exposé sur le nom (le nombre, le genre et l’état). En dépit de l’humour, du sourire éclatant et de la voix chargée d’émotion et de tendresse que les affreuses années de Lambèse n’ont pu oblitérer, je me souviens d’avoir du mal à me concentrer sur la leçon ; j’étais plutôt ébloui d’avoir eu le privilège de voir devant moi, en chair et en os, pour la première fois, l’homme légendaire, le héros dont on m’avait longtemps parlé. Cet homme qui était à la fois une sorte de Mouloud Mammeri et de Che Guevara.Lors de cette conférence, Haroun avait un tel humour que, personnellement, je n’ai jamais de ma vie assisté à une leçon avec autant de délectation, une leçon qui restera gravée à jamais dans ma mémoire et celle de mes anciens camarades du lycée. Pour nous expliquer, par exemple, le genre en Tamazight, Massin nous dit : «Amcic tlaq-as temcict iwakken ad yidir !» (le chat a besoin d’une chatte pour vivre !). Et nous qui étions des adolescents dans un pays où les choses que sous-entend cette phrase sont confrontées à une multitude de tabous, on peut aisément imaginer notre réaction en écoutant ce type de propos ; c’est toute la cour qui a éclaté de rire !Je me souviens également de notre brave proviseur qui faisait, durant tout le temps qu’a duré le conférence, les cent pas dans la cour et une certaine crainte était perceptible sur son visage d’avoir permis à une «telle» activité de se dérouler dans l’enceinte du lycée. De temps en temps, il s’arrête étonné de nous voir suivre une leçon de grammaire avec autant d’engouement, nous qui avions pour lui une image stéréotypée de turbulents élèves.Enfin, toujours dans le même ordre d’idée, quand on sait aujourd’hui, que l’enseignement de tamazight se fait encore à dose homéopathique et n’arrive toujours pas à avoir l’effet escompté chez nos apprenants, ceci fait mal au cœur et donne à réfléchir. En effet, les avancées faites par la revendication amazighe, conjuguée aux derniers changement subis par notre société, font aujourd’hui que le combat pour le recouvrement de notre langue et identité devient de plus en plus ardu à cerner et requiert le passage inéluctable à une étape plus qualitative de lutte, il y a urgence de mettre à jour ce combat, sans tabous et loin des discours populistes pour que le combat des Haroun, Mammeri, Matoub et de tant d’autres illustres militants de l’amazighité ne soit pas travesti…
K. Kherbouche