La sincérité, cette denrée rare

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On ne retrouve malheureusement pas les envolées lyriques du Ben Jelloun des années d’or, celles de “L’Enfant de sable” et de “La nuit sacrée”, dans le nouveau roman, paru au “Le seuil”. Ben Jelloun a choisi d’écrire en usant d’un style direct où la primauté est donnée au récit événementiel. L’écrivain, prix Goncourt 1987, raconte l’histoire d’une amitié qui a duré trente années entre Mohamed, dit Mamed et Ali. La première rencontre entre ces derniers a eu lieu au lycée français de Tanger, pendant les années cinquante. L’attachement entre les deux adolescents se raffermit au fur et à mesure des années. Contrairement à ce qui est écrit sur la quatrième couverture, il n’y a point de trahison entre les deux amis. C’est à ce niveau qu’intervient le génie narrateur de Tahar Ben Jelloun qui signe son quinzième roman, en plus des recueils de nouvelles et de poésie. Tout en révélant les contours et les dessous de cette amitié hors du commun, Ben Jelloun dépeint ce que fut le Maroc des années cinquante. Comme dans plusieurs de ses autres romans, il évoque l’Algérie de la lutte contre le colonialisme. Les tabous inhérents à la vie sexuelle des adolescents maghrébins sont évoqués longuement par l’auteur de “L’auberge des pauvres”, “Le dernier ami” laisse entrevoir une société complexe et contradictoire, offrant un portrait cruel du Maroc. L’originalité dans ce livre est le choix de Ben Jelloun de raconter la même histoire deux fois, la première en donnant la parole à Ali, et la seconde en la confiant à Mohamed. On constate à la fin que telle que narrée, l’histoire n’est pas la même car chacun a vu les choses de façon différente. Il est difficile de croire qu’une amitié désintéressée telle que celle-ci puisse exister dans la vie réelle. Et si elle devait exister, elle ne peut qu’être rarissime. Plusieurs messages sont transmissibles à travers ce roman. Le premier est qu’on ne doit pas s’empresser de juger les personnes avant de les avoir entendues et comprises.Avec déchirement, Tahar Ben Jalloun revient sur le thème de l’émigration et de la nostalgie. L’amour tonique qui relie l’homme à sa terre natale est évoqué aussi. L’impossible oubli du berceau où l’être a lancé son premier cri et franchi ses premiers pas est ressassé à chaque nouvelle œuvre de Ben Jelloun. C’est à croire que l’écrivain ne fait que transcrire sa propre déchirure, lui qui vit à Paris depuis les années soixante-dix mais n’a jamais cessé de penser à Tanger et à Fès, les deux villes, habitant son cœur et tous ses livres. D’ailleurs, Le “Dernier Ami”, a été rédigé dans la ville de Tanger entre juillet 2003 et janvier 2004. Cet extrait du roman est édifiant : “Après une année passée dans le pays froid, le Maroc me manquait. C’est idiot, mais ce qui me manquait le plus, c’était les choses qui m’énervait comme le bruit des voisins, les cris des vendeurs ambulants, les pannes d’ascenseur et le technicien qui bricole sans avouer qu’il n’y connaît rien, les petites vieilles paysannes qui vendent des légumes de leur verger, du fromage de vache. Me manquait, Ramon et ses blagues surtout quand il bégayait,les flics de la circulation qu’on peut soudoyer pour éviter les contraventions, me manquait aussi la poussière…”En parlant de ce mythique Tanger, Ben Jelloun dit qu’elle est attachante, elle vous attache contre un eucalyptus avec de vieilles cordes que des marins distraits ont oublié sur le quai du port, elle vous poursuit comme une persécution, vous obsède comme une passion à jamais inachevée, alors on en parle, on écrit que dans cette ville toute vie est maussade, on a besoin de savoir ce qui s’y passe, persuadé que rien d’essentiel n’y arrive. “Tanger, c’est comme une rencontre ambiguë, inquiète, clandestine, une histoire qui cache d’autres un aveu qui ne dit pas toute la vérité, un air de famille qui empoisonne l’existence dès que vous vous éloignez, vous sentez que vous en avez besoin sans jamais réussir à dire pourquoi, c’est ça Tanger”. Bien que n’étant constitué que de 140 pages, le roman est dense, l’auteur ayant réussi à y condenser, sans ennuyer le lecteur, le maximum de thèmes : l’amitié, l’amour, la politique, la sexualité, l’exil, la culture… Mais la problématique de fond soulevée par Ben Jelloun est celle de la sincérité, fondement de toute relation humaine de quelque nature qu’elle soit. La sincérité de tout un chacun face à ses sentiments.

Aomar Mohellebi

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