La voix de ceux qui partent

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Ils sont à présent là et parmi eux, le fils prodige, l’homme libre qui naquit d’une étoile qu’a dessinée son père. L’homme par qui le cri arrive. Son père nous a offert ses étoiles et son mysticisme atypique et nous a laissé la trace indéniable de sa raison : un fils qui s’est illustré non dans le monde des lettres mais dans celui des lettres qui crachent le feu et le souffre, des mots qui dansent, des mots qui éveillent et irritent les maux qu’on fait tout pour endormir.

Gnawa n’est pas un groupe qui veut seulement moderniser la musique gnawie. Son but n’est pas de s’attirer un public de jeunes que les sujets des textes touchent ou sensibilisent. Sa voix ne veut pas uniquement insulter les corrompus, les traîtres et les souteneurs de l’Algérie.

Au-delà des connotations contestataires de leur œuvre, il est une autre essence, éthérée celle-là, détachée de toute réalité politique ou sociale. Une essence que seuls les nomades épris du Sahara peuvent apprécier. C’est du voyage qu’il est question dans la plupart de leurs chansons. Le voyage qui devient une nécessité de vie, de survie, de totale satisfaction de soi. Le voyage qui propulse et qui détruit. Il faut découvrir le désert ; le désert qui est en nous et celui qui se propage peu à peu, un peu partout, qui est beau certes, qui est vaste et pur mais dont les facettes mortelles et arides ne font que ranger la part de beauté et d’espoir qui subsiste en chacun d’entre nous.

Gnawa en chantant le désert, les femmes bleues et le continent noir ne fait que provoquer notre goût pour l’errance, pour la quête et la perdition. Le monde est vaste n’en déplaise aux inventeurs du « village universel » ! Le monde est riche de tout ce qui peut nourrir l’âme et l’es(x)pérance de vie. Franchir les frontières et explorer le désert et les étendues sablonneuses de l’univers est, pour le groupe, la seule clé du savoir.

Gnawa dit haut et fort la devise des anciens navigateurs portugais : «Vivre n’est pas nécessaire mais naviguer, si !». Et c’est à travers la traversée du désert, de l’océan et des forêts que vivre devient, non pas nécessaire, mais acceptable, voire légitime !

A l’instar de Baudelaire et son « Invitation au voyage », Amazigh et sa troupe semblent nous chuchoter discrètement entre deux cris de l’âme, entre deux gémissements torturés, que vivre en Homme implique forcément risquer cette vie au profit d’une intense dégustation, d’un violent frottement avec les choses, avec le rêve et la mort. Vivre est un voyage que beaucoup d’entre nous accomplissent dans l’immobilité d’une existence tranquille et stupide. Le voyage de ceux-là ne doit son nom qu’au principe basique du départ et de l’arrivée. Ces pseudovoyageurs démarrent donc d’une naissance et arrivent à une mort sans avoir rien vu, rien vécu, rien découvert en cours de chemin !

Le vrai voyage que nous proposent les chansons de Gnawa c’est celui dont on peut désigner le début mais jamais la fin. Et en réalité, le plus important c’est ce qu’on a vu, ce qu’on a senti et éprouvé « pendant » le voyage. Et si l’on est vraiment obligés d’en préciser le profit, on citera tout bonnement l’exemple des missionnaires qui s’en vont se faire dévorer par les cannibales auxquels ils voulaient apporter la lumière du christianisme ! Les missionnaires meurent pour une cause qu’ils jugent noble, le voyageur, lui, sévit son esprit et le crucifie pour écouter et défendre toutes les causes du monde, pour comprendre et voir réellement comment un battement de papillon peut se transformer en ouragan à l’autre bout de la terre… Le voyage nous permet donc d’observer de près tous les détails anodins, les idées reçues et les fondements cultuels et culturels acquis.

Gnawa propose le voyage sans retour, celui de la connaissance et de la damnation. Et sur les rebords de ce périple sans fin, ils redessinent l’amour, la patrie et la jeunesse pour leur redonner l’éclat et l’authenticité que la rumination quotidienne n’a fait que leur ôter. Et c’est à travers ce retour à l’essentiel, au primitif, qu’ils détruisent sans vergogne toutes les barrières que l’homme s’est dressées pour s’empêcher de fuir, de voguer et de découvrir. Ils bannissent la religion, l’intégrisme, la politique, la morale et l’hypocrisie.

Et l’on se rend compte à la fin que la question posée par Amazigh et ses braves compagnons n’est pas d’ordre existentiel ou identitaire. D’abord, y a-t-il vraiment une question ? Poser des questions n’est-il pas le premier ralentisseur auquel le voyageur avide d’errance et d’espace est confronté ? Non, fumer un pétard n’est pas un acte interrogatif ni même une réponse ; c’est simplement une façon d’être, une façon basique de voyager, de sentir le monde et le palper… Non, l’Algérie n’est pas une « question » de patriotisme mais un point de départ auquel on reconnaît seulement le mérite de nous avoir propulsé hors du carcan… Non, les satyres et l’esprit «Dada» du groupe ne viennent pas en « réponse » à la tyrannie du monde mais ce sont plutôt les mots qui correspondent le mieux au concept du voyage et à l’esprit de la révolte.

Dans l’obscurité, quand la lune n’est pas là, seul le scintillement des étoiles nous font toujours rappeler sa présence.

Il faut poursuivre les étoiles filantes derrière monts et vallées pour comprendre le mécanisme de la lumière argentée qui sauve nos nuits du noir total.

Quand les prières trébuchent, seul le pied qui va toujours quelque part sait dire l’espérance d’une âme libre.

Amazigh, l’homme libre, et ses troubadours de compagnon, savent interrompre les prières des arbres pour les inciter à voyager.

Oui, avec Gnawa, même les arbres peuvent voyager et se perdre.

Peu importe la fin, l’essentiel est la saveur.

Vivre, ce n’est rien. Mourir, ce n’est rien non plus. Le malheur s’incarne quand ces deux concepts se confondent, fusionnent et deviennent indissociables.

Gnawa, c’est la voix de ceux qui partent pour braver la mort et violer la sainteté de la vie. C’est la voix de l’absent, des disparus et des marins perdus dans le doux giron de Bermude.

Fermez les stores, le périple continue !

Sarah Haidar

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