L’étranger et ses mots

Partager

Nombreux sont les ouvrages gorgés d’une certaine quête, d’un éternel questionnement et de cette inexplicable souffrance naissante du seul fait de Vivre. Les problématiques existentiell et mystiques apparaissent tacitement dans ce récit bouleversant de Tahar Ben Jelloun et donnent à l’ensemble une certaine tendance à l’épouvante, au pessimisme le plus noir mais aussi à une sacralisation inconditionnelle de la vie.

Cet émigré solitaire qui traîne son ombre et ses tourments dans les rues de Paris, compense sa lourde sensation d’être un figurant, un être translucide que l’on ne voit pas, par le recours à ce monde cher aux anges déchus, aux solitaires et aux damnés de la terre, ce monde qui est l’imaginaire. Ainsi, le héros du livre ouvre une parenthèse à sa vie morne et s’y introduit avec autant de passion et d’amour qu’un jeune marié pénètre dans l’alcôve de sa bien-aimée. Cette parenthèse qui sauve le héros d’une mort lente ou d’une folie inévitable, devient peu à peu une histoire, une patrie et un tendre asile. L’Image que le héros aime et vénère comme s’il s’agissait d’une vraie femme, le souvenir lointain qui dort sous l’ombre d’un olivier là-bas, à Casablanca, les gosses qui ne mangent pas toujours à leur faim, les trois hommes qui partagent sa loge, les prostituées qui le soulagent de temps en temps de ses excès d’adrénaline, les rues mornes de Paris qu’il traversent comme un fantôme, la fatigue et l’absurde… Tant de mots, de souffrances et de questions circulent librement dans ce livre et donnent aux lecteurs cette heureuse impression d’accompagner le héros dans ses errances et d’absorber ses chagrins et sa lassitude. Avec un style poétique et éthéré qui rappelle irrésistiblement un certain Malek Haddad de chez nous, avec des mots qui jouent du silence et le parlent avec tant de dextérité, avec un souffle de plongeur qui explore les profondeurs de la misère humaine et de la solitude de l’Homme, avec la rage triste et sereine qui caractérise exclusivement les désespérés, avec la révolte empreinte de douce résignation qui veut changer quelque chose, changer n’importe quoi, pourvu que ça change, Tahar Ben Jelloun prouve dans ce livre qu’un écrivain ayant eu son overdose de déceptions et de trahisons peut toujours faire bourgeonner la beauté et immortaliser l’amour avec, seulement à sa portée, le pouvoir des vocables. La réclusion solitaire, unique dans son style et se distinguant parfaitement des autres ouvrages de l’auteur, peut invoquer l’idée d’un testament, d’un dernier mot prononcé par un agonisant et d’un dernier sourire, certainement le plus beau, celui d’un homme repu de malheurs et qui, en revanche, s’accroche avec ce qu’il lui reste d’énergie pour glorifier la vie et communiquer cette vénération aux lecteurs.

En divaguant sur les sables mouvants de ce livre, on trébuche parfois et on manque de justesse de sombrer, on croit comprendre ce qu’est vraiment une réclusion solitaire mais, en arrivant à la fin de ce livre, le silence regagne nos esprits et on reste ébahi, sinistrement assommé face à ce dernier soupir de l’auteur : « Les mots m’ont tellement trahi que ce livre est un corps travesti ! « …

Rien de plus travesti qu’un écrivain penché sur ses feuilles pour nous raconter sa solitude. La solitude, elle-même, se déguise et se maquille pour se faire belle et moins macabre. La plume ne peut que contourner la vie et la mort pour vomir ses mots. Les mots trahissent toujours et c’est de là que les merveilles littéraires puisentleur éclat le plus éblouissant.

Sarah Haidar

Partager