La colline oubliée n’a rien oublié

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Point d’Abri-bus en cette journée caniculaire. L’attente dans un fourgon – brasero est énervante. Le vent sec et chaud balaie impunément la ville. Personne n’y trouve à redire. Fatalité estivale oblige. Le chemin tortueux vers Ath Yenni se révèle long comme un fil d’Ariane. Le décor est mirifique. L’avènement salutaire du barrage de Taksebt, censé étancher la soif de beaucoup de monde, a grandement contribué au changement de l’écosystème local. Des sternes s’invitent dans cette immensité aquatique. Points névralgiques, les ponts sont sous la surveillance stricte des militaires. Tout est passé au peigne fin. Des feux de forêt ont laissé place tout le long de l’oued de Taksebt à un paysage lunaire. On apprend que ces incendies sont volontairement déclenchés par les militaires qui pensent ainsi déloger les terroristes de leurs tanières. Deux hélicoptères bourdonnent dans le ciel. Elles semblent avoir flairé le gibier…terroriste. Une heure de filature en slalom suffit pour pouvoir enfin embrasser des yeux la “Colline”, chère à Mouloud Mammeri, romancier, linguiste et anthropologue, né en décembre 1917. Immobilisé, le fourgon est pris d’assaut par un escadron de voyageurs. Quiter le véhicule n’est guère aisé. Vu la bousculade. Bien chanceux, celui qui trouvera une place. Alors qu’une flopée de transporteurs sommeillent à Tizi Ouzou, 35 km plus bas, des usagers sur le gril font le pied de grue.

Les Résonances berbères sauvent la face

Contrairement à ses habitudes, Ath Yenni a violé sa règle sacrée: la Fête des bijoux n’aura pas lieu cette année. La fiesta ne sera pas au rendez-vous. Un sacrilège… Plutôt un gâchis et un ratage monumental adoubés d’une frustration inassouvie. Un problème d’insécurité, avance-t-on. Pour la petite consolation, un salon de l’artisanat est prévu. Passons ! Première halte : le siège de l’espace culturel Mouloud-Mammeri. La bâtisse coloniale, un bijou architectural, enchantent nos yeux émerveillés. Les lieux sont d’une grande singularité. En face, se dresse le CEM Larbi-Mezani. Ces mêmes bâtisses servaient de prisons du temps des colons. A l’entrée de cet espace, Dda Lmulud, patronyme affectif et respectueux de la personne de Mouloud Mammeri, pose un regard scrutateur sur chaque visiteur. Sa plume persifleuse a accouché d’une œuvre impérissable. « Je partirai avec la certitude chevillée que quels que soient les obstacles que l’histoire lui apportera, c’est dans le sens de sa libération que mon peuple et à travers lui les autres, ira. L’ignorance, les préjugés, l’inculture peuvent un instant travestir ce libre mouvement, mais il est sûr que le jour inévitablement viendra où l’on distinguera la vérité de ses faux-semblants. Tout le reste n’est que littérature », lit-on sur un immense tableau. C’est dire que ce défricheur s’est beaucoup investi dans la quête de l’identité du peuple amazigh toujours brimé. Trois jeunes filles, sémillantes, nous accueillent avec la légendaire hospitalité des femmes kabyles. Derrière son bureau, Mme Dalila Labraoui, la trentaine, annonce la tenue de la deuxième édition des Résonances berbères et méditerranéennes prévue entre le 10 et le 15 août. Chants, poésies, danses, peinture sont à l’honneur. Des étrangers y sont invités. L’émotion est certainement garantie. Tout le monde a mis du sien pour la réussite de cet événement culturel, entres autres associations des différens villages et la mairie de Ath Yenni. Avec beaucoup de courtoisie, Mme Labraoui nous fait visiter, une salle de conférence, la salle de bibliothèque et celle où se déroulent les cours d’informatique. Elle émet le vœu de faire une expansion du centre. Aussi étonnant que cela puisse paraître, la bibliothèque bien qu’achalandée de livres d’une richesse inestimable, ne contient qu’un seul roman de Feraoun : l’Opium et le bâton. Suprême sacrilège que rien ne peut justifier ! Un appel du cœur est celui que lance Mme Labraoui au wali de Tizi Ouzou et à Khalida Toumi, ministre de la Culture, pour enrichir la collection livresque de l’espace notamment les œuvres de Dda L’mulud.

Cette prière trouvera -t-elle un écho favorable ? Nous croisons les doigts. Bien que courageuses, ces trois femmes- mousquetaires – affirment que la volonté ne suffit pas pour rendre l’écho des montagnes. « Cela fait trois ans que nous sommes sur le terrain été comme hiver.

3 000 DA ce n’est pas grand-chose. J’ai envoyé des courriers un peu partout, en vain », lâche notre interlocutrice, la mine désolée. Et d’ajouter « Malgré mon salaire minable, j’ai beaucoup de détermination ». Un seul vœu : être rémunérés à leurs justes valeurs. En attendant, n’espérant pas Godot, elles continuent hardiment de faire un travail de fourmi : maintenir incandescente la flamme d’un patrimoine séculaire. Comment Dda L’mulud est-il considéré dans sa région de nos jours ? La réponse fuse promptement, cinglante de vérité. « Les citoyens viennent en quête d’en savoir un peu plus sur Dda L’mulud. Il est inoubliable. Chaque 28 février, date de sa disparition tragique, il n’y a pas de place où mettre les pieds. C’est grâce à lui que nous sommes ici », précise Mme Labraoui. Pour elle, cependant, une seule main ne peut applaudir. « On aimerait que d’autres mettent la main à la poche pour nous aider », conclut-elle. L’appel est derechef lancé. Honte à celui qui ne daignera pas y répondre.

Des bijoutiers en détresse…

On continue notre pérégrination montagnarde. La région dévoile ostensiblement ses gouaches divines. 12h 30. Destination : Ath Larbaâ. L’ascension pédestre s’avère harassante. Environ 10 ateliers spécialisés dans la confection des bijoux berbères occupent la rue asphaltée sur une quarantaine de mètres. D’autres sont disséminés au centre du village. Une preuve vivante qu’Ath Yenni n’a pas du tout volé sa réputation d’une région éprise de l’orfèvrerie. Nous reprenons notre souffle sur une agora kabyle, légèrement retapée. Des artisans et vendeurs de bijoux se prêtent à une causerie amicale. Ils égrènent un chapelet de remontrances à l’égard du ministre de l’Artisanat. Un des artisans dit avoir changé de vocation pour exercer la fonction de  » bûcheron  » puisque l’orfèvrerie n’est plus un gagne pain. « Auparavant, l’artisan arrivait à nourrir trois familles. Actuellement, il n’arrive même pas à nourrir sa propre famille », se désole-t-il. « Vu la cherté de la matière première, on ne peut pas vendre nos bijoux. Même, les touristes ne cherchent plus à acheter. En 1975, la matière première, c’est-à-dire l’argent, valait 1500 DA /kg alors qu’elle frise aujourd’hui les 4000DA. », nous dira un ancien artisan. Et un autre jeune joaillier d’intervenir. »On travaille à l’aide de crédits. », tonne-t-il. Pour ce dernier, les bijoux kabyles ont vraiment la cote au Maroc. Beaucoup de choses ont changé et rien ne semble comme avant. La mort dans l’âme, les bijoutiers, un par un, mettent la clé sous le paillasson dans un rituel funèbre. Aujourd’hui, sur un nombre de 300 artisans inscrits au registre du commerce, uniquement une trentaine de fabricants continuent de perpétuer cette tradition ancestrale. Mais jusqu’à quand ? Muette, la question ne trouve pas de réponse.

Mouloud Mammeri ou l’ubiquité omnisciente

La discussion vire de cap. On évoque Mouloud Mammeri dans toutes ses facettes. Un quinquagénaire, les yeux dissimulés derrière ses lunettes de soleil nous révèle un secret d’alcôve. « Le discours de Ferhat Abbas, président du Gouvernement provisoire, lu au siège des Nations unies a été écrit par Mouloud Mammeri. Beaucoup l’ignorent », dit-il. L’idée du projet de créer une fondation pour perpétrer l’œuvre romanesque, théâtrale et linguistique de Dda L‘mulud est déjà dans l’air. Un jeune autodidacte, la barbe fournie, nous fait savoir que celle-ci serait conduite par l’anthropologue Ali Sayad, un enfant de la région. Celui-ci dira que l’auteur de La Colline oubliée, publié en 1952, était parmi les derniers professeurs en Algérie à maîtriser le latin et le grec. Son oncle établi au Maroc où le petit Mouloud a passé une partie de sa vie, précise-t-il, était le précepteur de Hassan II. “Un professeur de philosophie de Mouloud, alors élève au collège Louis Le Grand a avoué, après un examen, que ce n’est qu’au bout de la cinquantième ligne qu’il a découvert un grand monsieur descendant du Djurdjura », relate notre interlocuteur.

Hocine Lamriben

A suivre

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