La révolte des valises

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Par : Sarah Haidar

Il fallait toujours partir quelque part. La vallée heureuse et la cabane de chasseur doucement réchauffée par le feu n’existent pas. Les maisons n’existent que quand l’homme veut mourir par crédit. La famille, ça existe pour procréer et cracher au monde de nouveaux misérables. L’amour est une douce musique de chambre.

La chambre est une prison. La prison, c’est d’abord le monde mais le monde est beaucoup plus grand pour ressembler à une cellule. On peut donc croire, sans le croire vraiment, que seul le voyage existe vraiment…

Il fallait partir quelque part. La petite valise poussait des plaintes compréhensibles. Elle souffre de sa maîtresse et de ses errances pittoresques. Elle est fatiguée comme toutes les valises des sans-patrie. Elle parle avec ses rides et ses fissures, avec les innombrables déchirures de cuir et les vieilles odeurs de l’usure. Mais il faut quand même partir quelque part. Les arbres seuls sont autorisés à ne pas voyager parce que, simplement, ils ne le peuvent pas. Mais il y a tant d’arbres parmi les humains ! Ils peuvent bien partir mais ils prétendent le contraire. Ils associent leurs femmes, leurs enfants et leurs carrières aux racines de l’arbre. Ils croient duper le silence de la nature et ils ignorent le nombre d’insultes que peut dire le silence de la nature ! Les voyageurs sont malheureux. Les valises encore plus. Pour ces dernières, on peut comprendre, on doit comprendre. Pour les premiers, on ne comprendra jamais parce que, eux, ne peuvent comprendre ! Peut-être, voyagent-ils parce qu’ils sont malheureux ou bien voyagent-ils pour comprendre ? De toute façon, les valises ne comprendront jamais ! Et tant mieux pour le voyage ! Car pour voyager, il faut qu’on soit accompagné d’une révolte. La fatigue nous empêche de nous rebeller si bien qu’on finit par se contenter de la révolte d’une valise ! Oui, car elle a une âme, la valise ! Et quand une valise a une âme, sa révolte devient quelque chose, devient grand-chose, devient noblesse… Et la noblesse nous manque tellement ! Il faut partir quelque part, ma chère vieille valise ! Tu veux bien rester mais tu en seras asphyxiée, crois-moi ! Tu es faite pour l’errance, ton âme est aussi grande qu’un océan où les téméraires vont déposer leurs derniers regrets. Tu es la promesse de l’autre monde, celui pour lequel on voyage, celui qui fait de nos rêves une sorte de voyance blasphématoire. Tu es la fidèle compagne des attentes vaines au quai d’une gare, devant le retard d’un avion perdu dans les nuages, devant l’impatience de la lune à voir un train partir, un avion voler, un navire couler. Tu es la nostalgie des terres sans hommes, des hommes sans terre. Tu es l’enfant de la note manquante à la symphonie cosmique. Tu grandiras et tu verras que ton destin est celui des prophètes et que, tel un Christ s’adressant à son père, tu me diras en pleurant : « Maman, pourquoi m’as-tu abandonnée ? » lorsque tu seras clouée sur la croix d’une armoire, lorsque je partirai signer mon ultime voyage et que tu resteras là, parmi les quelques objets sans importance qui subsisteront de moi. A ce moment-là, tu comprendras. Tu voudras voyager mais l’armoire, telle une cellule, tel le monde, t’entraînera dans la longue agonie de l’arrêt. Tu ne mourras pas. Tu regretteras seulement le temps des voyages incertains, le temps des attentes et du froid de l’exil. Il faut toujours partir. La destination d’un voyage importe aussi peu que le devenir d’une passion. Il faut partir comme il faut aimer : sans regarder l’avenir ! La voiture, elle, n’est pas fatiguée. Elle aime rouler, parce qu’elle se sent exister. Le moteur est vieux et usé mais toujours enthousiaste au premier contact qui fait un bruit d’hirondelle quittant son cachot d’hibernation. Les roues poussent un crissement d’allégresse et les arbres reculent. Et l’horizon s’éloigne et fait semblant de s’approcher. Car l’horizon, lui, comprend bien le voyageur comme le tombeau comprend le poète. Et comme un poète, un voyageur a toujours raison ! Seule la terre se trompe. Seule la maison ment. Seule la ville assassine. Seul Dieu s’amuse. Tout le reste est sincère.

– Madame, je crois que ce serait une bonne idée de rentrer chez-vous ! La tempête approche et votre trajet ne sera pas agréable. Il y a de gros risques !

Le policier ne comprend pas. Devant le silence entêté de la femme, il se contente de vérifier les papiers et balbutier quelque chose comme : « Les femmes, toutes des cinglées ! ». Faut-il être cinglé pour ignorer le bruit sourd de la tempête et foncer vers l’horizon ? Le policier a un foyer, une femme bête et tranquille, des enfants stupides, une voiture de service et un chien peut-être. Le voyage, si ce n’est pour de courtes vacances à la campagne, c’est une folie ! Les voyageurs qui partent toujours quelque part, qui partent toujours nulle part, doivent — pour lui — partir crever dans un asile. Le monde est un asile, mais le policier est trop sage pour le croire ! La femme écoute les premiers gémissements de la tempête. Peu à peu, les gémissements poussent des cris. Peu à peu, les cris deviennent colère. Peu à peu, la colère devient nature. Elle n’a pas peur mais elle pense à la conscience des ouragans. Peuvent-ils dormir la nuit en sachant qu’ils viennent d’interrompre un rêve, d’assassiner une course effrénée vers l’horizon ? La valise crache un commentaire malveillant et presque moqueur : « Tu vas mourir. La mort est ce fameux ‘‘quelque part’’ où il fallait toujours partir ! ». La voiture semble s’excuser dans un dernier crissement de pneus. Les pneus s’envolent et jettent un regard désolé à la femme. La femme sourit. Dans la chute, elle se retourne vers sa valise et lui dit : « Tu vois ? Je t’avais dit que tu comprendras un jour  » !

S. H.

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