Il est en exil …

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Par : Mohammed Aouine

Je décapsule une autre bière, la dernière. Une sorte d’engourdissement me monte à la tête. Mes yeux sont lourds, mon regard est las. Rien à voir, rien à faire. Ma chambre est sombre, vide, trop mélancolique, presque à l’agonie, comme moi. Un silence déchirant y traîne, inlassablement. Je vis dans l’oubli et son amertume. Certes, à la longue, j’ai fini par signer un pacte avec la solitude. Mais l’exil, qui est attente et absence emmêlées, me martyrise sans arrêt. Je me demande encore pourquoi j’ai peur d’aller à la rencontre du monde extérieur. Les gens me paraissent tellement noyés dans leurs propres problèmes qu’ils me sont devenus infréquentables. Suis-je déprimé pour concevoir ainsi les choses? Suis-je en train de devenir fou? J’en ai peur et j’en connais la raison: c’est elle. On s’est quitté, il y’a de cela plus de deux ans. Depuis je me nourris peu ou pas. Je picole par contre beaucoup et je fume trop. Ce sont encore mes souvenirs avec elle qui me tiennent compagnie aujourd’hui, et qui, parfois, me consolent. Ce sont eux aussi qui me détériorent jusqu’à devenir de pierre, insensible à tout. J’écoute, à travers mes persiennes vermoulues, la pluie qui tombe tristement. Elle me rappelle notre première rencontre. Un soir d’hiver…pour laisser passer l’averse, une femme agréable se réfugie dans le bar où j’ai l’habitude de m’asseoir à mes heures. L’instant d’après? Elle remarque qu’il n’y a plus qu’une seule place de libre, à la table que j’occupe. Elle se permet alors de s’asseoir à mes côtés. Un nuage de fumée enveloppe le plafond de la petite brasserie sans fenêtres. A peine installée, elle commande une noisette au serveur, et lui propose de régler aussi mon café. C’est sa façon de m’aborder et je la laisse faire. Au bout d’un moment, elle lâche avec sa voix infiniment féminine:

– T’es d’ici ?

– Non, je suis de là-bas. Du pays amazigh, tu connais un peu?

Afrique du Nord pour les Français, Maghreb pour les Arabes.

– De nom seulement!

Un sentiment de sympathie commence à s’installer entre nous. Elle me paye un demi. Je lui en paye un autre. Nos langues se délient. Elle me parle de sa vie, de ses amours. Je lui parle de mon pays où l’amour est interdit. Sous l’effet de l’alcool, on se dit les choses telles qu’elles sont et, le plus souvent, avec ferveur. Entre ses lèvres appétissantes, une clope se consume. La fumée recouvre légèrement ses pommettes saillantes, rosies par l’excitation et l’alcool. Et j’ai, tout d’un coup, une folle envie d’y appliquer mes lèvres. Jamais mes sens n’ont connu pareille ivresse. Je crois succomber tout de suite à son charme surnaturel.

– C’est quoi ton prénom en fait?

– Appelle moi F. Dit-elle.

– C’est tout ! F !

– Oui, F, pas plus, pas moins. Et toi, tu t’appelles comment?

– Moi, je suis tout seul depuis toujours! On ne me le demande jamais en plus! Du coup, j’ai fini par l’oublier!

– Je t’appellerai « tout seul » alors. Ça te va?

– Appelle-moi comme tu veux, ça m’est égal.

Notre conversation s’arrête là pour l’instant. Je pense: « Tout galant aime la femme qu’il ne possèdera jamais ». F. boutonne son manteau noir qu’elle a oublié d’ôter en rentrant. Et elle m’invite à finir la soirée chez elle. J’accepte sans me poser trop de questions. On quitte la brasserie enfumée qui donne sur la place Masséna, comme d’anciens amoureux alors qu’on vient tout juste de faire connaissances! Dehors, il a cessé de pleuvoir. Mais, vers la Baie des Anges, la mer reste affolée. les vagues, jamais aussi hautes, continuent à s’éclater sur la plage avec une terrible force. F. est plus âgée que moi de presque dix ans. ça ne se voit pas tellement. Je me qualifie quand même de gigolo! Et pour m’arracher à cette idée, je me ressasse : « l’âge n’est qu’un chiffre. L’amour prime sur tout ! » F. est une fille de la génération de mai 68. Elle a vécu la libération de la femme et elle va me faire connaître les idées de cette révolution des moeurs qui a changé la face de l’Occident.

Dans son petit appartement imprégné d’encens, F. se déshabille avec empressement, en me souriant. Malgré son âge, elle possède toujours une taille svelte. Mes yeux inhabitués à la nudité la contemplent, puis cèdent à son physique gracieux. Pour la première fois, je vois une femme, en chair et en os, nue devant moi! Elle s’élance ensuite pour couvrir de son corps blanc et fébrile le mien. Je sens ses seins généreux s’écraser contre mon torse. De ses mains, elle me prodigue des câlins sur la nuque, en me sifflotant à l’oreille: “J’ai passé une enfance terrible, horrible. J’ai l’impression d’être tout à fait différente des autres. Car même les moments de joie ne me rendent pas heureuse; ils me font juste oublier un peu mon chagrin et ma colère. C’est dur de naître d’une mère sentimentale et d’un père brutal”. Je n’ai pas cherché à comprendre pourquoi elle a dit ça, à ce moment-là. Mais sa déclaration me fait penser à la dernière page de mon journal intime. J’ai écrit la même chose, sauf que moi je poursuis ainsi : puisque je vis en exil, loin de vous, vous auriez mieux fait de ne pas me mettre au monde. Vous seriez tranquilles. Quant à moi, je n’épouserais pas les souffrances de cette vie et les douleurs de la séparation. « Combien de fois, je me suis efforcé de dire ces mots à mes géniteurs. Mais je n’y parviens pas. Le courage me manque. »

Je serre F. contre moi et, pour l’éloigner de ses idées funestes, j’essaie de la rassurer:

– T’as aucune raison d’être triste. Je suis à tes côtés maintenant. En plus, si nous sommes condamnés à vivre dans la pauvreté, nous ne sommes pas condamnés à vivre malheureux… Depuis cette nuit, chaque soir, pendant des mois, nous nous retrouvions à la même brasserie où nous nous sommes vu la première fois. Nous allions finir la soirée tantôt chez l’un, tantôt chez l’autre. Notre amour grandissait à la longue. On le faisait durer surtout grâce à des petits gestes affectueux, à des mots sensuels. Sa présence dans ma vie m’a aidé à supporter le poids tellement massif de l’exil. Et ma présence dans la sienne lui a fait un peu oublier ses géniteurs, partis chacun de son côté. L’amour a donc transformé nos quotidiens respectifs. Mais un jour, comme ça, sans me prévenir, F. a pris le chemin de l’inconnu. J’ignore encore la raison de son départ fortuit. Toutes mes tentatives pour la joindre se sont soldées par un échec. Son téléphone sonne, mais il ne répond pas. au bout d’un certain temps, il ne sonna même plus. Elle avait sûrement changé de numéro pour éviter mes appels incessants. Alors j’ai arrêté de l’appeler. J’espérais néanmoins qu’elle reviendrait d’elle-même. Mais les jours passent, puis les mois, les années aussi. Hélas, elle n’est jamais reparue. M’avait-elle menti sur sa vie et sur ses sentiments envers moi? M’avait-elle trop aimé, au point de se rendre compte qu’elle ne pourrait pas vivre avec moi? Sans moi non plus? Saurais-je trouver, un jour, une autre femme capable de m’extraire du gouffre où la vie m’enfonce? Ou devrais-je peut-être l’attendre, elle, l’attendre encore, l’attendre toujours? C’est ce cyclone de questions qui noie mon imagination, qui occupe mon esprit devenu perplexe. F. est absente physiquement. Je continue quand même à croire en son retour, tout en vivotant avec son image. Longtemps, j’ai fait des tours dans son quartier, près de son immeuble, dans l’espoir de la croiser, de la revoir au moins, ne serait-ce que pour la dernière fois. En vain… L’exilé se lève péniblement. Il regarde dehors. Pas de bruit. Les voisins ont tous éteint leurs lumières. Ils sont sans doute déjà couchés à cette heure-ci. Il retourne à son coin, à sa position assise, les joues contre les mains, où il ne fait que réfléchir. Et, dans un soupir, il lance finalement:

– On ne dira jamais assez les peines et les délires qu’entraîne ne serait-ce qu’une saison de séparation d’avec son âme soeur…

Le temps passe et il n’attend personne. Pour l’exilé, à force de vivre seul, de penser, de se soûler, de fumer, il est devenu squelettique. Son corps décharné fait peur. Il rassemble ses forces pour regarder encore une fois dehors. Le soleil est déjà là, levé comme pour lui dire bonjour. Encore une nuit blanche à son actif, une de plus, une de trop!

M. A.

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