Couscous et galettes de Kabylie

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Voilà bien des questions qui nous interpellent au moment où la spécificité culturelle est salvatrice devant l’uniformité imposée par la mondialisation des valeurs civilisationnelles des puissants de ce monde. Vivre en Kabylie, nous permet de témoigner de l’originalité et de la richesse de l’art culinaire berbère, de ses multiples transformations, mais aussi de tirer la sonnette d’alarme. La chaîne de transmission de ce savoir pratique perd des maillons essentiels ! «Nous avons tout appris à nos filles, la maîtrise en amont des savoirs de base comme les grandes moutures, les techniques de conserve, l’équilibre du régime alimentaire, la culture ou bon goût, les saveurs essentielles et les notions fondamentales de notre manger.La cuisine kabyle a ses plats de base, ses rythmes et ses concepts propres : Azoug désigne tous les plats en sauce, Akiwen, les plats sans bouillon, Akanaf, les grillades, Achayad, les fritures, Lidem, le gras… Aujourd’hui, nos petites filles absorbées par les études puis par le travail, n’ont plus le temps d’apprendre notre art, les garçons ne sont pas intéressés. La transmission orale est compromise. Vous devrez tout écrire tant que nous avons toute notre tête pour vous donner ces savoirs et toutes ces recettes», affirme Tassadit, une octogénaire de la haute vallée de la Soummam consacrée cuisinière émérite dès son jeune âge. Et d’ajouter : «Autrefois, nous mangions de la galette de blé au déjeuner et du couscous sans viande au dîner. Les plats lourds c’était toujours à midi, pas de viande ou de lait le soir. Nous avions le goûter vers quatre heures, Tanalt en été notamment après Azal, la sieste de la mi-journée. L’huile d’olive était présente dans tous les plats».La cuisine kabyle, pratique féminine du terroir a déjà perdu de nombreuses recettes. Certaines familles paysannes lui ont néanmoins gardé son cachet originel, sa philosophie de base, son identité propre, malgré les apports décisifs de la cuisine universelle. Céréales, légumes, herbes, lait et huile d’olive, voilà les matières et ingrédients de base de la cuisine ancestrale kabyle. La viande n’y est pas totalement absente sa consommation est cependant rythmée par le déroulement des rituels culturels annuels inscrits dans l’almanach agraire berbère et le calendrier des fêtes religieuses musulmanes et des rituels païens régulièrement célébrés dans la région. Le régime alimentaire en de nombreux points similaires à celui des pays du pourtour méditerranéen, explique largement la longévité exceptionnelles des montagnards du Djurdjura.

Le couscous, une invention amazigheInventée par les Berbères, la semoule de blé roulée et cuite à la vapeur, servie avec un bouillon riche en légumes, agrémentée de viande, s’est imposée sous le nom de Seksou, comme le plat caractéristique de la gastronomie de l’Afrique du Nord. Riche, complet et varié, le couscous s’impose de nos jours parmi les plats emblématiques de la cuisine universelle. C’est la contribution des Amazighs à la gastronomie mondiale. La renommée du couscous était déjà acquise sous l’Empire byzantin (395-1423). De nombreux voyageurs et historiens l’ont attesté dans leurs écrits et leurs témoignages.Vers la fin du VIIIe siècle, des auteurs musulmans, évoquèrent le couscous comme aliment miraculeux capable de guérir et redonner vigueur et santé aux maladies. Mohamed Ibn Mohamed El Maqari, un professeur de la ville de Damas écrivait : «Le couscous est le mets dont se nourrissent habituellement les Maghrébins et dont ils sont friands». Ajoutant dans le même écrit, Abu-El-Kassim Ibn Mohamed Al-Yamani m’a rapporté ceci : «Un Maghrébin descendit chez moi et tomba malade. Voyant que sa maladie traînait en longueur, je priai Dieu de le faire mourir ou de lui accorder la santé pour mettre un terme à mes ennuis et ses souffrances. A la suite de cela, je vis en songe le Prophète qui me dit de lui faire manger du Kouskousoun. Je lui préparai donc un plat de couscous qui lui rendit la santé… Ce procédé est employé en médecine».

«Nous avons tout appris à nos filles, la maîtrise en amont des savoirs de base comme les grandes moutures, les techniques de conserve, l’équilibre du régime alimentaire, la culture du bon goût, les saveurs essentielles et les notions fondamentales de notre manger.»

Depuis cette époque lointaine, le couscous est progressivement adopté par les cuisiniers de tous les pays. Sa préparation, sa cuisson, sa composition se sont enrichies. De nos jours, la semoule est roulée par des machines pour être vendue en grandes quantités dans les supermarchés comme toutes les pâtes alimentaires ou le riz. Du simple couscous au petit lait jusqu’au couscous royal, servi avec côtes de bœuf, blanc de poulet fermier et merguez grillées, nous avons recensé en Kabylie, une cinquantaine de façons d’apprêter le couscous, dont une dizaine sans sauce et une autre sans viande. Aucun plat nouveau, aucune recette importée n’a pu détrôner le couscous des grands cuisinières malgré la haute qualité des semoules roulées dans les fabriques industrielles. Seule la galette de semoule de blé, préparée et pétrie à l’huile d’olive, rivalise avec ce mets merveilleux. Les habitudes culinaires andalouses introduites par les Berbères et les Arabes chassés d’Espagne à la fin du 15e siècle ont des empreintes certaines sur la cuisine kabyle dans sa partie la plus raffinée.

Tagzart, l’ancêtre des spaghettisLe choix d’un mode de cuisson mettant le mieux en valeur l’aliment (à l’eau, dans l’huile bouillante, dans une sauce, etc…) est le point essentiel dans l’élaboration d’une recette, en plus des aliments entrant dans sa composition. De ce point de vue, la cuisine kabyle use de toutes les méthodes de cuisson, des plus anciennes utilisées par les peuples nomades aux plus élaborées caractéristiques de la cuisine raffinée des grands chefs. La vieille paysanne Tassadit affirme : «Nous utilisons toutes les méthodes de cuisson connues pour accommoder les aliments. Cuire à l’étouffée, braiser, bouillir, frire, rôtir, griller… Nous connaissons les saumures, les marinades. Nous maîtrisons la préparation des repas géants des grandes fêtes. Nous avons nos douceurs et nos propres gâteaux que vous ne trouverez nulle part ailleurs. Nous avons hérité des savoirs que nous gardons secrètement et que nous ne transmettons que de mère à fille. Nous savons extraire le beurre (oudi), fabriquer le yaourt (Abouglou) et le fromage (Tiklilt). Ma mère m’a appris à créer la matière grasse pour tous les plats d’hiver. Lidem est tiré du beurre de lait de vache, de chèvre ou de brebis. Mélangé à une quantité déterminée de sel, il est fondu à feu doux après une longue macération, le sel se dépose avec l’eau au fond du récipient et Lidem, la matière grasse est récupérée et conservée dans des pots de terre cuite». Qui a dit que nos mères ne connaissaient pas les principes de base de la chimie : un acide mélangé à une base donne du sel et de l’eau ! Tassadit, qui a formé ses quatre filles et ses nombreuses petites-filles à la reconnaissance des sept saveurs, à l’usage des plantes d’après leurs arômes a fini par nous révéler une de ses petites astuces pour relever la qualité des plats en sauce rouge. «Le mélange de la pâte d’ail et de la poudre de coriande est magique, tout est dans la dose».La fabrication des pâtes dont l’invention est attribuée aux Arabes est parfaitement maîtrisée par les paysannes de Kabylie. C’est une vieille recette dénommée Tagzart. Ces nouilles sont conservées et utilisées au moment voulu, cuites, avec ou sans viande. Une variante dénommée Afdhir-ou-quessoul, plat délicat relevé par les quatre herbes élues par l’usage culinaire est réservé aux invités de marque et aux êtres chers qui reviennent d’une longue absence, comme les émigrés. L’huile d’olive est la matière grasse de prédilection de la cuisine kabyle, même la pâte à gâteaux et pâtisseries est pétrie à l’huile d’olive. Il n’existe pas de recette où la saveur fruitée de l’huile d’olive est absente.

Tahvoult, entre le sandwich et la pizza«La gastronomie n’est pas seulement l’art d’accommoder des aliments, elle consiste à adopter le comportement social qui sied à la tradition du pays. Les récits des voyageurs ont montré depuis longtemps que, si manger est une loi transculturelle, les pratiques de goût et les interdits alimentaires varient d’un pays à l’autre», écrit un grand chef. La cuisine de Kabylie obéit aussi à cette règle. Le calendrier agraire amazigh est riche en journées festives marquées par des rituels sacrificiels. Des repas spéciaux sont préparés pour honorer telle ou telle divinité païenne, Anzar la déesse de la pluie, Lllou et Ifrou, les dieux champêtres. A chaque fête son repas spécial. L’ouverture de l’année agraire est fêtée par un pique-nique, Iwedjiven, après le tracé rituel du premier sillon. L’année civile est ouverte par un dîner somptueux, Imensi n’Yennayer. L’arrivée du printemps est accueillie par des danses et un repas froid dit Aderyls consommé dans les près. L’immolation de mouton lors de la fête religieuse de l’Aïd El Kebir donne lieu à la cuisson de mets de circonstance comme Laâsban…Tahvoult-e-lekhllâ est la galette farcie de viande séchée, préparée pour le déjeuner de Taâchourt, la fête d’origine juive adoptée par les musulmans qui survient 30 jours après l’Aïd-El-Kebir. Cette galette allie le principe de la pizza dans sa cuisson et celui du hamburger dans sa présentation. Zoubida, une citoyenne quinquagénaire de Tazmalt, qui a travaillé dix ans dans une cantine de la banlieue parisienne, a bien accepté de nous décrire la réalisation de ce plat exquis. «Nous prenons pour ingrédients 600 gr de semoule moyenne (Tiwzit), un demi-verre d’huile d’olive, du sel, du piment rouge, 500 gr de viande séchée, conservée du mouton de l’Aïd (Tachedlouht). Nous préparons la pâte comme pour une galette ordinaire. Nous la partageons en deux boules. Nous débarrassons la viande de conserve découpée en fins morceaux de son sel avant de la mélanger avec la poudre de piment, les fines herbes et les épices (coriande, et autres selon les goûts). Nous mettons une plaque de cuisson (Voufrah) à chauffer. Nous étalons la première boule de pâte en fine abaisse avec de la garnir avec les petits morceaux de viande. La deuxième boule de pâte servira à couvrir la première. La cuisson se fera à feu doux sur les deux faces». Et d’ajouter : «Il existe de nombreuses variantes. Elles diffèrent dans le traitement de la viande sèche. Certaines mères de familles la font cuire séparement d’autres la laissent mariner 24 heures et la farce, n’est pas la même selon les localités». Tout le monde s’accorde sur un point : il fait servir cette galette farcie, très chaude, accompagnée d’une boisson digestive, du thé de préférence.

Les couscous géants des mariagesPréparer un couscous pour mille personnes n’est pas une tâche à la portée de n’importe quel cuisinier. Quand une femme est sollicitée pour diriger la préparation d’un dîner de mariage, c’est la consécration ! «J’avais toujours le trac. C’est une responsabilité immense. Nourrir plus de mille personnes avec le même repas n’est pas une sinécure. Et si quelqu’un vous mettait une poignée de gros sel, une herbe amère ou carrément un poison pour vous mettre dans l’embarras ? Vous mesurez un peu la responsabilité qu’on avait en pareille circonstance ! De nos jours, c’est plus simple, on engage un cuisinier professionnel qui ramène son équipe et tout se déroule sans histoires», explique Tassadit qui a à son actif la préparation des repas d’une centaine de mariages.«Tout commence par le cérémonial de la semoule. De nombreuses femmes sont sollicitées pour rouler le couscous qui sera consommé durant la fête. Nous nous retrouvons au domicile de l’heureux citoyen qui se mariera, chacune avec son plat de bois (Tarvouyt). Le chef de famille égorge un poulet fermier pour se soumettre au rituel du sacrifice, il faut bien se protéger du mauvais œil ! Nous nous installons et roulons le couscous en chantant. Les plus vieilles connaissent les litanies propitiatoires (Ichewiqen), certains épithalames religieux (Tivougharine) et des chants mystiques hérités de nos aïeules (Ahiha). Les chants étaient entrecoupés de you-yous stridents. Il fallait bien que les ennemis entendent de loin les préparatifs de la fête. Le Kabyle a de nombreux ennemis invisibles quand ils ne se manifestent pas il se charge de les provoquer, cela fait partie de sa culture !

Rouler le couscous est le premier apprentissage culinaire sérieux de la jeune fille kabyle. Assise en tailleur, le grand plat de bois entre les jambes, la vénérable paysanne a refait pour nous la démonstration de la première leçon de gastronomie de l’adolescente de Kabylie

La besogne est une véritable compétition où seules les femmes sans enfants sont admises. La semoule est partagée en Guelba, la mesure traditionnelle de 20 litres. La maîtresse de maison ou sa représentante désignée, veille au grain ! Ni trop fin, ni trop gros, le grain de couscous doit être parfait. Nous roulions jusqu’à trois quintaux de semoule voire plus, à raison d’un kg de semoule pour six personnes. Cela durait des jours ! La semoule roulée et séchée à l’ombre à l’abri de la poussière, des insectes et du mauvais œil (Titt). Elle ne sera passée à la vapeur que le jour de sa consommation. Une partie de cette semoule sera offerte à la famille de la mariée le jour d’avant les noces pour qu’elle organise le repas de la veillée (Assensi)».Ainsi parle ma vieille paysanne qui prend un véritable plaisir à détailler les multiples facettes de son art culinaire. «Quand arrive le jour de la fête, c’est la grande cuisson. Des marmites géantes, des couscoussiers énormes, des quintaux de légumes, des bidons d’huile, des kilos de beurre, des sachets de condiments, des dizaines de moutons égorgés. Le Kabyle aime la démesure. Je sélectionne cinq femmes que je responsabilise chacune sur une tâche précise. Mon travail est d ‘agencer, d’harmoniser le processus et les temps de cuisson, de la préparation des légumes, jusqu’à l’introduction des viandes. Le secret de la réussite est dans le feu doux et les épices. Les morceaux de viande de mouton sont calibrés et réunis en chapelets par des fils propres. Le couscous est passé trois fois à la vapeur pour que le grain s’imprègne des effluves des viandes et des épices. Le service est du ressort des hommes pour les tables extérieures, l’intérieur est pour la femme.»

Petite cuisine de montagne“Elle se caractérise par sa légèreté, sa fraîcheur et sa variété, combinant les arômes, les saveurs et les couleurs, les contrastes de consistances (légumes craquants ou légumes fondants)”, dit un spécialiste, parlant de la cuisine chinoise. Peut-on dire autant de l’art culinaire kabyle ? Assurément pas ! La cuisine des montagnards est brute et très riche en protéines. Les plats sont en général à base de pâtes enrichies de viande ou de lait. Lutter contre le froid nécessite des repas chauds très consistants. Couscous, berkoukès, plats en sauce divers regroupés sous le vocable “Azoug”, laitages, fromages frais, gibier, fruits de saisons, légumes frais et secs et céréales constituent l’ordinaire du manger montagnard. La cuisine de montagne a la caractéristique d’utiliser de nombreuses herbes. La menthe (naânaâ), la fleur de courge (Iqiomen), la coriandre (qosbar), le basilic (lehvaq), le thym (Zaâtar) et bien d’autres herbes aux noms vernaculaires magiques. Quelques plats exotiques comme le yaourt de lait de chèvre (Abouglou) caillé avec la sève de figuier ou l’écorce de cardon fruité à la mûre, le fruit sauvage de la ronce, ou encore l’asperge sauvage (Iskimen) ébouillantée, rissolée au beurre enrichie d’un œuf de perdrix ou de caille servie couverte de miel. Adghess, est sans doute un mets fort original que seules les familles d’éleveurs savent encore fabriquer. Il s’agit d’un fromage frais obtenu avec le lait de première traite d’une vache, chauffé et cuit avec œuf. Apprêter le gibier, le cuire sous la braise d’olivier à l’ancienne est une recette qui n’a pas disparu. Le lièvre (Awtout), et la perdrix (Tassekourt) sont couramment chassés dans les contreforts du Djurdjura, en plus des passereaux migrateurs, à la chair très prisée comme la grive et l’étourneau. Les montagnards ont un profond respect de la nature, ils ne prélèvent que les excédents de faune de sorte à conserver l’équilibre de la chaîne alimentaire. Le gibier exotique est néanmoins chassé par les montagnards dans certaines circonstances. En période de transhumances des immenses troupeaux de bœufs et de chevaux dans les monts d’Azrou-N’thor sur la ligne qui sépare la Grande de la Petite Kabylie, les bouviers et les chèvriers gardiens chassent le porc-épic (Arouy) et le hérisson (Inissi). La broche et la grillade sont les procédés de cuisson les plus rapides.

Tassadit roule le couscousRouler le couscous est le premier apprentissage culinaire sérieux de la jeune fille kabyle. Assise en tailleur, le grand plat de bois entre les jambes, la vénérable paysanne a refait pour nous la démonstration de la première leçon de gastronomie de l’adolescente de Kabylie “Il faut d’abord réunir les ustensiles nécessaires : un grand plat en bois de préférence (Tarvouyt), trois tamis, l’un à gros trous (Aghreval imacharchar), le second à trous plus serrés, (Aghervel Ouqin) et le troisième aux trous fins (Taghervelt). Une fois qu’on à la main on peut se contenter de deux tamis seulement. On n’oubliera pas le couscoussier et l’indispensable bande de tissu qui assure l’étanchiété et évite la perte des vapeurs entre le bouilloire (Tassilt) et le couscoussier (Aseksout). La préparation se déroule en deux étapes : Leftil, l’action de rouler la semoule et Asfouro, le passage des grains à la vapeur”. Nous assistons donc à une séance de travaux pratiques de préparation de couscous-maison de la maison bénie d’un véritable cordon bleu. “Je prend un litre de semoule moyenne, je le verse en pyramide dans le coin du plat le plus proche de moi. Je roule du bout des doigts en aspergeant régulièrement d’eau légèrement salée et en saupoudrant de semoule fine pour former les grains”, dit la paysanne en décrivant des cercles dans le même sens, s’arrêtant pour saupoudrer de semouline. Et d’ajouter, joignant le geste à la parole. “Je passe des boulettes dans le tamis à gros trous, je tamise et je frotte les boulettes de la paume de la main. Je refais l’opération avec le tamis fin et je récupère les grains qui constituent mon couscous. Je peux recommencer l’opération avec la semoule fine tombe du tamis jusqu’à l’épuiser. Une cuillère à huile d’olive suffira à huiler cette semoule roulée. Blé ou orge, le céréale importe peu, la grosseur du grain dépend des tamis choisis. Le Berkoukès se roule de manière différente”. Leftil, le premier acte est donc terminé. Asfouro, la cuisson consiste à passer le couscous à la vapeur dans un couscoussier couplé à une bouilloire. “N’oublie pas de bien fermer avec une bande de tissu (Aqfal), dit-elle s’adressant à sa bru Hayet, qui lui donne un coup de main. L’opération dure 15 mn à partir du passage de la première vapeur dans le grain. Elle est répétée deux à trois fois pour obtenir un grain léger et fuyant entre les doigts, à chaque fois le couscous est versé dans le plat de bois et travaillé à l’huile d’olive. “Un autre jour, je vous apprendrai à faire la galette de blé. Il y a des recettes propres à la cuisine kabyle qu’aucune cuisine au monde ne connaît. Je suis prête, si Dieu me prête vie, à vous les dicter et même à les concrétiser devant vous. Ce sera quand vous voulez”. Sur ce défi féminin, nous quittons Allaghane, la localité en rase campagne que Tassadit n’a jamais quittée durant ses quatre-vingt ans.

A qui transmettre les vieilles recettes ?La cuisine kabyle, est un savoir-faire oral local. Elle n’a pas de recettes codifiées comme la cuisine savante ou la cuisine bourgeoise. Malgré la persistance d’une manière de cuisiner propre à la région, les Kabyles mangent généralement à l’européenne, préparant et consommant souvent les plats rapides de la cuisine universelle comme l’omelette, le steak-frites ou la pizza. Les spécialistes remarquent que “la gastronomie d’un pays, qui puise ses sources dans la cuisine locale, est en partie déterminée par les conditions de vie. La tradition culinaire sicilienne, par exemple, largement copiée durant l’Antiquité dans tout le bassin méditerranéen, notamment la Grèce, n’a pas résisté aux famines qui se sont abattues sur le pays au cours des siècles suivants. De même, en Amérique du Sud, la cuisine précolombienne s’et appauvrie avec l’invasion des colons espagnols”.La cuisine algérienne n’échappe pas à cette règle. Tous les envahisseurs de l’Afrique du Nord, des Phéniciens aux Français, en passant par les Vandales, les Romains, les Arabes et les Turcs, ont laissé chacun une manière de préparer les aliments, de les cuire et de les consommer, altérant et modifiant les apports précédents. Cette richesse culinaire, a sans doute ses traces dans la cuisine locale de Kabylie qui vit un tournant décisif. L’heure de la codification a bien sonné : toute recette non écrite sera perdue à jamais. La chaîne de transmission orale du savoir culinaire kabyle se rompt et perd des maillons au fur et à mesure que la femme s’émancipe et quitte le foyer. Pure tradition féminine, la compétence culinaire se transmettait de mère en fille. Les espaces d’apprentissage classiques que constituent les foyers familiaux sont de moins en moins fonctionnels. Les filles absorbées d’abord par l’école, ensuite par le travail n’ont pas le temps de recevoir et maîtriser ce savoir pratique. La cuisine comme tous les savoirs empiriques transmis dans le cadre de l’oralité sont condamnés à la disparition. Un effort de codification et de transcription sera salvateur, si les institutions chargées de la réhabilitation de la culture prenaient acte de l’importance des savoirs empiriques et des pratiques du terroir.

R. O.

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