Regard brisé et main tendue

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Dépanillés, les cheveux hirsutes, le regard terriblement profond, humain, le minois fûté, ils n’ont guère plus de douze ans, pour le plus âgé. Ils sont partout, des patrons minets, surgis on ne sait d’où, du néant ou des limbes et se mettent immédiatement à musarder autour des cafés, des arrêts de bus, amochés, et plus généralement autour de tout endroit drainant quelque foule.Ils, ce sont les mendiants en pantalon ou jupe courte qui par tous les temps, sans répit ni repos, font la manche. La division territoriale du travail, pondue par on ne sait par quel esprit malin, est si bien agencée, que les altercations sont rarissimes. A chacun son coin, à chacun son territoire de chasse, à chacun son bon Samaritin qui à intervalle régulier soigne son capital en bonne action, s’acquitta de l’écot de la rédemption et de la réunion des péchés. Et c’est plus ou moins ostensiblement qu’il glisse, sous la main du môme, la pièce. Pas la piécette car l’échelle des valeurs n’est plus tout à fait la même et l’inflation, un sujet bien maîtrisé par les quêteurs juniors. Toute obole inférieure à 5 DA est dédaigneusement acceptée !Ce phénomène, la bonne société s’en accomode. Comme elle a su accepter la saleté, la multiplication de bouis-bouis et de lupanars, le ravage de la drogue, la montée en puissance de la délinquance dans toutes ses formes. Il lui a suffi juste d’avoir bonne conscience.Même si pour cela, elle est devenue amnésique et quelque fois aveugle. Et le tour est joué ! Les mendiants, la guesaille font parti du décor ambiant. Un peu comme si la démarcation entre les humains et les autres, les infra-humains, est naturelle, presque nécessaire. Il en va jusqu’à l’imam qui, péremptoirement déclare que “Dieu a créé le riche et le pauvre” ! La religion et ses sentences, le citadin repu, dont la progéniture va à l’école, pratique un sport, s’adonne à des activités ludiques, celle de la rue et celle du “home sweet home”, l’appelle à la rescousse à chaque fois que son regard croise celui de l’être frêle qui tend la main. Un regard qui l’espère qui l’espace d’un instant rappelle à tous une vie misérable, marquée par des avanies quotidiennes de certains allant même jusqu’à distribuer force de gnons, objurgations ordurières et insultes. Un regard insoutenable pour nos bonnes consciences, bien vite esquivé car les impératifs liés à nos petits intérêts égoïstes, du genre coup de file à la maîtresse du moment la carte prépaid à acheter, les courses à faire pour éviter les foudres de madame, le chien à sortir… reprennent vite le dessus. Où voulez-vous que notre quidam trouve le temps pour s’arrêter une minute et s’occuper du “piaf” qui soit dit en passant aurait pu être le sien ? “C’est l’Etat qui doit s’occuper de la misère des autres”, se persuade-t-il, l’air de quelqu’un à qui on ne la fait pas et qui en sait des choses !Rachid, 11 ans squatte les abords du café bien achalandé et situé de surcroît sur une rue passante. D’un abord difficile, il a de la peine à exprimer autre chose que sa sempiternelle létanie, implorant et faisant appel à la charté, en rajoutant parfois mis en confiance et plusieurs pièces après vivement escamotées, Rachid se laisse aller aux confidences.Enfant battu, mis sur le pavé par son propre géniteur aux obligations de ne rentrer à la maison qu’une fois le montant fixé, imposé en poche, il est devenu agressif, malgré une nature plutôt douce et calme, pour survivre dans un monde impitoyable, déshumanisé et où la seule loi en vigueur est celle du plus fort. “Parfois, dit-il, je me fais agresser et voler par plus robuste que moi. Et ajoute, “Je ne peux pas rentrer à la maison de peur de subir les foudres d’un paternel intransigeant, au coup de gueule terrible et au fouet facile.”En fait de “chez lui”, Rachid précise qu’il s’agit d’un abri de fortune érigé, quelque part aux environs de Bgayet. Un quelque part aux contours des rêves indéfinis bien sûr qu’il en a comme tous les gosses de son âge. Des rêves de pauvre “un camion de bonbons, un foyer plus doux et plus sécurisant, un père moins violent et surtout une envie folle d’aller… à l’école, de découvrir cet univers feutré, quitte à subir, de temps à autre l’ire du maître (j’en ai l’habitude”, dira-t-il). Et ne plus faire la manche, ne plus subir le regard des autres. Et manger tous les jours à sa faim, des bonnes et simples choses comme une loubia chaude, un couscous même sans viande. Des rêves sans prétention, des rêves d’enfant.Rachid se souvient du jour où un monsieur bien comme il faut pas trop insistant lui a demandé de lui suivre chez lui. “Ce jour-là, je l’ai échappé belle”, ajoutera-t-il en baissant la tête et les yeux par pudeur. Ce monsieur était en fait un pédophile ! S’il n’est pas marqué dans sa chair, suprême flétrissure, il l’est assurément dans sa tête. A quelques encablures de l’univers du petit Rachid, celui de Dahbia, un petit bout de fille d’à peine 14 ans. Le visage de la jolie môme, ravagé par les privations porte déjà les stigmates d’une vie pas toujours facile. Son royaume, là où elle officie en véritable maîtresse des lieux, ne tolérant aucun partage, aucun empiètement fussent-ils momentanés se situe entre deux boutiques spécialisés dans la téléphonie mobile et tout ce qui gravite autour. Choix fort judicieux puisque ces commerces ne désemplissent pas. Et le fric, enfin la pièce, elle va la chercher à l’intérieur des boutiques, puisque à l’intérieur des poches, se faisant rabrouer par le maître des lieux 100 fois et revenant 100 fois à la charge. Son comportement primesautier fait merveille. Et même s’il est vrai que ces pratiques tiennent parfois du harcèlement, la simple vue de ses tâches de rousseur et sans regard profond, interrogateur et suppliant à la fois finit par venir à bout du plus dur des cœurs. Et à chaque fois, elle part d’un énorme éclat de rire communicatif. Braves gens, n’y voyez pas une quelconque raillerie. Que nenni ! C’est tout simplement que chaque pièce reçue la rapproche de l’objectif sonnant et trébuchant fixé par son bourreau d’enfant de père. Le parcours de Dahbia, long de quelques années déjà s’apparente à celui de Rachid. Issue d’une famille très pauvre, nombreuse où celui à qui revient naturellement le devoir de nourrir ses rejetons a décidé une bonne fois pour toutes de se spécialiser dans la sieste, Dahbia s’est retrouvée dans la rue avec comme seul choix celui de travailler sans relâche, pour éviter la punition qu’elle sait terrible.Il lui arrive souvent d’atteindre le fameux quota, tôt dans la journée. C’est qu’elle possède à fond les ficelles du “métier” la bougre ! Ses sous bien comptés et mis au chaud à l’abri contre sa poitrine à peine formée, elle cesse de tendre la main. Elle redevient alors une petite fille comme les autres ou presque, arpentant les grandes avenus et faisant du lèche-vitrine. A chaque fois, les yeux exorbités, elle tombe en arrêt devant toutes les merveilles, les vraies et le toc, judicieusement exposées en vitrine. Merveilles qu’elle sait inaccessible. Et comme la petite vendeuse d’allumettes du conte, elle rêve éveillée… Tour à tour cendrillon, même si elle ignore tout de cette histoire, écolière le sac bien lourd, solidement accroché à ses épaules graciles, fille gâtée par le sort et par ses parents, se gavant de bonnes choses bien mises en évidence par le pâtissier du coin, celui qui de temps à autre lui offre une friandise… Il y a toujours quelqu’un à l’interpeller, brisant net rêverie et monde de lumière d’où elle émarge brutalement. Elle serre alors ses petits poings… c’est sa façon à elle d’exprimer colère et frustration. Des propositions indécentes, criminelles, des regards concupiscents, des gestes suggestifs, elle le subit à langueur de journée, car il y a toujours des vicieux, des refoulés sexuels de la pire espèce, de tous les âges, de toutes les conditions pour lui faire des offres dont la seule évocation la fait frissonner stoïquement, résignée presque, elle dit : “C’est mon fatum” Il sont des dizaines voire des centaines, ces enfants de la rue contraints à faire la manche. Cette forme d’exploitation qui se pare des oripeaux de la misère est peut-être la pus infâme, car difficilement décelable. Il ne viendrait en effet à l’idée de personne qu’un père puisse verser à la mendicité, la chair de sa chair. Ce monde impitoyable ne permet aucun échappatoire. “On y entre comme dans les ordres et on y passe généralement le restant de ses jours”, dira Dada Ali qui fait office de doyen après quelque soixante ans passés à offrir le triste spectacle de sa condition en échange de la pièce dérisoire et fugace rampant contre la pauvreté.En parlant des droits de l’enfant, le monde n’a d’yeux que pour les petits enfants du Bengladesh courbés 14 heures par jour à l’ouvrage (des ballons !). Ceux du Caire qui opèrent dans les méga-décharges, ou ceux de Bogota, Bucarest et Battaya. L’exploitation des mômes, point besoin d’être un disciple d’Ibn Battouta, le glob-trotter, médieval, pour le toucher du doigt. Elle est là chez nous ! Ailleurs, le simple fait de soustraire un enfant à l’éducation scolaire est passible d’une peine de privation de libertés, dans nos contrées ce phénomène a sombré dans la banalité. Pour un peu, on cautionnerait presque cette horreur.Que de fois n’a-t-on entendu ce sommet de l’effroyable, cet Himalaya de l’égoïsme : “Il est normal qu’un enfant aide ses parents !” Sauf que nous sommes dans une situation où les parents se prélassent affectant de fausses attitudes de sybarite. Malheur à celui qui mutile, blesse et exploite un enfant.

Mustapha R.

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