En répondant, dans un colloque, à un conférencier qui affirmait qu’il était l’un des plus grands philosophes de l’époque, Emil Cioran répond le plus sérieusement du monde: « Mais je ne suis qu’un plaisantin! ».
En effet, Emile Cioran a ceci de particulier qui le distingue de ses confrères: qu’il n’écrit pas pour convaincre ou pour prêcher, il ne fait que lancer ce qui le démange avec une plume coléreuse à la limite de l’épilepsie mais qui, néanmoins, est gorgée d’indifférence et de « légèreté »…
Mécontent et révolté envers tout ce qui est usé et convenu, envers la vie et ce mécanisme cruel qui fait que les gens naissent sans même avoir un avis sur la question, envers la médiocre condition de l’homme condamné à assumer sa vie comme un fardeau, comme une responsabilité imposée par d’autres, Emil Cioran écrit son ouvrage majeur : De l’inconvénient d’être né dans lequel il tire sur tout ce florilège de bassesses et de difformités qu’est la vie de l’homme : « Nous avons perdu en naissant autant que nous perdrons en mourant : Tout. ». Dédaigneux envers la valeur qu’on veut à tort et à travers donner à la vie, envers la sagesse qu’imposent les cheveux blancs et le nombre d’années cumulées dans le solde de l’homme, envers l’idée de Dieu et les religions, Cioran ne cesse de rejeter maintes et maintes sottises humaines fabriquées par l’homme ou par le ciel pour légitimer cet acte barbare de donner vie à quelqu’un !
Le seul thème que Cioran loue et revendique est le suicide. Seul acte de bravoure et d’honnêteté dont l’homme est capable. Seule décision propre à l’homme en réponse à l’injustice de sa venue au monde. Le suicide, chanté et glorifié par Cioran, n’est plus à nos yeux cet acte de lâcheté et de défaitisme tel que les « sensés » veulent le définir, mais un acte noble, le seul qui n’est pas compris dans cette maladie cyclique et bassement humaine nommée : espoir ! « Le suicide : seul acte vraiment normal. Par quelle aberration est-il devenu l’apanage des tarés ? ». Là ne sont pas tous les éléments de la philosophie de Cioran. Il a abordé tous les thèmes possibles avec autant de lucidité et de folie incroyablement sage! Quand on lit, par exemple, sa vision de l’écriture, question tant abordée par moult écrivains et penseurs, on a du mal à admirer avec la même ferveur « L’écriture est l’ouverture d’une plaie » de Kafka ou « L’écriture est l’art de la déception » de Barthes… Cioran, venimeux sans faire exprès, cruel sans la moindre méchanceté, crache que : « Ecrire est l’acte le moins ascétique qui soit ». Ou encore, sans vouloir instaurer des critères de vraie littérature, avec toujours cet air de ne vouloir convaincre personne, il dit : « Il ne faut pas s’astreindre à une œuvre, il faut seulement dire quelque chose qui puisse se murmurer à l’oreille d’un ivrogne ou d’un mourant. » Quelle majesté dans le verbe et dans le sens ! Quelle authenticité et quelle force!
C’est exactement de la même manière désinvolte et diablement renversante que Cioran aborde la sagesse, Dieu dont l’idée a « quelque chose de pourri », la liberté qui n’est accessible que pour un « mort-né », la religion dont il « rêve d’un confesseur idéal à qui tout dire, tout avouer. Un saint blasé! »…etc.
Emil Cioran est mort en 1995 à Paris, laissant un trésor littéraire inestimable.
Sarah Haidar