Par Amar Naït Messaoud
2ème Partie et fin
Héritage colonial et dérives rentières
Cette conception centralisatrice de l’organisation des États et des sociétés modernes s’est également étendue aux pays du Sud par le biais de la colonisation. La nécessité de disposer de matières premières pour leur propre développement a poussé les États européens à coloniser les pays du Sud en y installant une administration coloniale calquée sur leur propre modèle. Pis, pour le cas de l’Algérie qui a subi une colonisation de peuplement, il ne s’agissait même pas de calquer le modèle français, mais de le prolonger et de donner de nouveau territoires à son autorité. Après la défaite de l’Émir Abdelkader le 14 août 1843, le territoire algérien sera organisé en trois départements français : Alger, Oran et Constantine. Seuls les colons obtiennent une représentation au Parlement. Les lois du senatus-consult et la loi Warnier exproprient les Algériens de leurs terres et disloquent les tribus à partir de 1863. L’autonomie financière accordée à l’Algérie en 1900 ne changea rien au caractère centralisé de la colonie qui restera sous l’emprise totale de la métropole. Le renforcement de la centralisation du pays au cours du 20e siècle était aussi dicté par la volonté de contenir et de réprimer le Mouvement national qui a commencé à se structurer à partir de 1926 (ENA).
Après l’Indépendance, le nouveau pouvoir algérien n’a fait que reproduire le schéma de la puissance coloniale avec des slogans symétriquement équivalents : un seul peuple, une seule langue, un seul territoire. Cette parodie de reproduction du canevas de la colonisation n’est pas propre à l’Algérie. Le document de la FAO cité plus haut observe : « Ainsi, lors de la décolonisation, ces pays ont hérité de systèmes administratifs centralisés qui étaient souvent des coquilles vides facilitant l’implantation de régimes autoritaires. De plus, même dans la période post-coloniale, les aides au développement ont été le plus souvent conçues comme transfert des modèles existant dans les pays riches ».
La centralisation à outrance de l’État algérien, outre qu’elle se trouve être un héritage colonial, trouve ses défenseurs zélés parmi les sphères décisionnelles entendu qu’elle est conçue comme un instrument de gestion de la rente et de la société. L’enjeu de pouvoir que représente la centralisation est d’autant plus grand que la processus de la rente énergétique commençait à s’installer durablement dès le début des années 1970. Dans la foulée de ce qui était considéré comme une économie ‘’socialiste’’, l’État était devenu un makhzen distributeur de rentes et de privilèges, créant ainsi une clientèle en ville et en province capable de ‘’pacifier’’ le Bled Essiba (pays de l’insoumission et de la rébellion selon le jargon khaldounien) et de la ramener dans son giron par des actes d’allégeance au profit du pouvoir central. Ce consensus rentier, géré au jour le jour par une caste se réclamant du parti unique, a fini par vider les énergies créatrices du pays de leur substance en subventionnant la consommation via l’importation au détriment de l’investissement et de la production. Ces errements, qui vont à contre-sens de la logique économique vont connaître leurs limites dans l’impasse d’octobre 1988.
Les travers les plus visibles de la centralisation du pays se cristallisent dans la planification uniformisante et standardisés (plans quadriennaux et quinquennaux) ignorant les diversités naturelles, humaines et sociologique de l’Algérie. Le concept d’ ‘’équilibre régional’’ qui était alors en vogue, non seulement il n’avait pas de prolongement sur le terrain, mais, même du point de vue conceptuel, il se trouve dépassé par les notions d’aménagement scientifique du territoire basé sur des unités écologiques homogènes et des groupements de régions répondant à des critères géographiques et stratégiques précis.
De même, cet état de fait est soutenu par le processus de prise de décision qui répond à une logique pyramidale descendante, allant du ministère jusqu’aux entités minimales de gestion, à savoir les communes. Une hiérarchie infaillible est ainsi instaurée sans aucune intermédiation autonome à même de faire valoir les spécificités régionales en matière de développement ou d’administration.
La planification économique et la centralisation administrative étaient d’une telle raideur et d’une telle rigidité qu’elles ont tenté d’annihiler toute diversité naturelle ou humaine des territoires composant la République. L’établissement des sociétés nationales obéissait au même schéma uniforme qui faisait irradier leurs directions générales sur l’ensemble du territoire national.
Les schémas d’urbanisme et de construction étaient les mêmes à Bir El Djir (Oran), Bab Ezzouar (Alger) ou Hassi Messaoud. La frénésie de la construction dans cette dernière ville pétrolière n’a-t-elle pas fait d’elle une ville du Nord installée au Sud ? Des bâtiments de cinq étages-simples cubes de béton inesthétiques- avec des murs ayant la même épaisseur que ceux du Nord sous un soleil de 50° à l’ombre. Au soir d’une coupure d’électricité pendant le mois de juillet, nous avions assisté à un spectacle affligeant où des cohortes de femmes descendent précipitamment les escaliers tenant des bassines d’eau dans les bras où étaient immergés les corps frêles de jeunes nourrissons menacés par la chaleur. Elles passèrent la nuit ainsi sur le trottoir. Dans le même temps, des villages-oasis de la même aire géographique, mais miraculeusement épargnés par la planification dévastatrice, possèdent encore des maisons qui n’ont pour climatisation que le seul génie ancestral de la construction propre aux habitants du Sud. Presque aucun secteur de la vie nationale n’a échappé à l’absurdité d’une hypercentralisation. Le plus grand mal qui en a résulté demeure sans doute cette mentalité administrative assiégée, qui sent la menace dès qu’il est question de lui grignoter ce qui pompeusement est appelé ‘’prérogatives’’, sorte de siège inamovible qui garantirait rente et confort permanents. Mais, le résultat des courses est qu’un pays entier se trouve pris en otage en matière d’harmonie de gestion et d’exploitation rationnelle de ses ressources.
Les derniers gestes des pouvoirs publics allant dans le sens d’une plus grande décentralisation sont à encourager pour peu que des vents contraires -dictés par des intérêts personnels ou de castes- ne viennent pas remettre en cause ce sur quoi les autres réformes (économiques, administratives, judiciaires,…) sont censés s’articuler.
Une Charte et des espoirs
C’est apparemment à la périphérie de l’État que la volonté de décentralisation a quelque chance de percer et de donner l’exemple à suivre. C’est en tout cas l’impression qui se dégage du regroupement de huit communes de la Kabylie maritime-regroupant les daïras de Ouaguenoune, Tigzirt et Makouda- dans une ‘’Charte intercommunale’’ qui se propose de mobiliser les potentialités de chaque entité administrative pour le bien de toute la communauté. D’abord, à problèmes communs, solutions communes. Ensuite, les atouts et les contraintes des différentes municipalités sont appelées à jouer les effets compensatoires dans une logique de gestion du territoire et de mobilisation des ressources. À cette échelle de la gestion de la cité, aucune décision ne peut faire l’impasse d’une large concertation avec la société civile (associations, syndicats, clubs,…). D’où l’ébauche d’une démocratie de proximité dont notre société a tant besoin. Ayant visé trop haut et s’étant machiavéliquement accommodé d’un jeu d’appareils au détriment de la société, le processus démocratique enclenché en 1989 n’avait visiblement pas pour vocation de toucher le citoyen dans sa quotidienneté la plus terre à terre. La preuve, beaucoup de textes de loi ont changé depuis cette date, depuis la vignette automobile jusqu’à la Constitution en passant par les holdings et les participations de l’État, mais les codes de la commune et de la wilaya sont devenus cette Arlésienne dont on parle souvent mais que l’on ne voit jamais. Zerhouni vient de promettre, une fois de plus, que ces textes vont être soumis à la révision par les députés de l’APN dans les prochains mois.
N’ayant pas attendu les nouveaux codes, les édiles des communes qui ont souscrit aux clauses de la Charte intercommunale montrent par leur initiative que l’organisation du pays (territoire et institutions) a atteint ses limites. Le jacobinisme, doublé de l’esprit de la rente, a fait d’immenses dégâts moraux, culturels, écologiques et économiques.
Au moment où la population, les organisations de la société civile et les opérateurs économiques misent sur une décentralisation accrue des structures de l’État pour libérer les initiatives locales, instaurer un équilibre régional en matière de développement économique et harmoniser la gestion des territoires, les positions au sommet de la hiérarchie gouvernementale ne plaident apparemment pas pour une telle vision présentée, un certain moment, comme la solution idéale pour une gestion rationnelle des ressources et pour une véritable intégration nationale basée sur les spécificités régionales et la complémentarité dans l’ensemble national. Pourtant, suite à l’impasse historique du modèle jacobin et à une demande citoyenne exprimée parfois dans la violence, des lueurs d’espoir commençaient à poindre lorsque certains programmes de développement ont été confiés intégralement aux wilayas pour leur gestion.
Dans une situation d’hypercentralisation focalisée sur la seule machine administrative de l’État, personne ne trouve son compte si on excepte les réseaux de corruption et de clientélisme qui, partout dans le monde, tirent avantage de la concentration des pouvoirs et de l’opacité de gestion qui lui est intimement liée.
Dans le cas où l’initiative de l’intercommunalité inspire d’autres régions du territoire, c’est le pays entier qui se retrouvera revigoré par l’action des forces citoyennes. « La Charte de l’intercommunalité vise une solidarité intercommunale dans les domaines aussi nombreux que variés tels que l’industrie, l’agriculture, la pêche, la culture, le bâtiment, les travaux publics, les forêts, le tourisme, l’artisanat, l’environnement, le sport, la santé, l’éducation, etc. », souligne le document de la Charte (voir la Dépêche de Kabylie du 27 novembre dernier). Le document ajoute : « Cette Charte est transpartisane et permettra aux communes l’ayant adoptée d’initier et d’élaborer une stratégie commune de développement durable et sera une force de proposition et d’action face aux lenteurs bureaucratiques ». La démocratie n’a sans doute pas une autre vocation que celle d’harmoniser la relation entre la cité et le citoyen et entre le peuple et le gouvernement ; relation qui ne peut trouver son essor et son champ d’application que dans une gestion décentralisée et participative des affaires de la collectivité.
A. N. M.