Un artiste plein d’humilité

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Les apparences, les fringues tirées à quatre épingles, ce n’est pas trop son truc. Il s’habille. Comme tout le monde. De sorte à ne pas se faire remarquer. Il est simple, et il ne le fait pas du tout exprès. Ses fréquentations, il n’y va pas les chercher chez la « high » société. Il a presque horreur du luxe. De ce côté-là, il n’est pas du tout exigeant. Mais il est capable de faire la tête à un musicien qui lui fait une fausse note sur scène pour l’éternité. Touchez-lui à tout mais pas à « son » fen. C’est son autre amour-propre pour lequel il ne cède pas. Il en fait une affaire de nif. Rien que ça ! L’histoire ne date pas d’aujourd’hui, ni d’hier d’ailleurs. Taleb Tahar est né le 25 mars 1959 à Ath Sidi Saïd Ou Taleb dans la localité du vieux Michelet. « On l’appelait à l’époque Tala Boudhi (la source du beurre), maintenant c’est Aïn El Hammam », commente t-il. Son enfance, il l’a partagée entre cette bourgade qui l’a vu naître, Tizi-Ouzou où il a grandi, et Mirabeau qui l’a adopté depuis qu’il avait treize ans. « Dès ma naissance, on a déménagé sur Tizi-Ouzou. Après la mort de mon père on s’est alors déplacés vers Mirabeau. On avait alors acheté une maison là-bas. C’était pendant le début des années soixante dix. Puis en 1984 je suis monté avec ma petite famille à Sidi Ali Bounab, et j’y suis resté jusqu’à aujourd’hui ».

Orphelin de père dès son jeune âgeLe moins qu’on puisse dire c’est que le petit Tahar a eu une enfance et une scolarité plutôt instables et douloureuses marquées par la disparition du paternel à un âge où les enfants commencent à peine à prendre conscience. Il subira le choc au plus profond de lui. Il a réussi quand même à décrocher son certificat d’études, et faire deux fructueuses années chez les pères blancs de Tizi-Ouzou. Tahar ne savait pas encore le sens de l’amour, mais il commettait déjà régulièrement des infidélités à sa scolarité. Il a commencé à flancher pour la guitare à l’âge de huit ans. C’était son péché mignon de l’époque. Il voulait imiter Hassen Abassi, Aouhid Youcef, Taleb Rabah, Cheikh El Hasnaoui, Slimane Azem, Youcef Abdjaoui… « Je n’ai pas décidé de préférer la chanson aux études. C’est la chanson qui m’a choisi. Je n’ai pas su peut-être lui résister. Forcément quelque chose en moi flanchait pour…Si c’était à moi de choisir j’aurai sûrement aimé devenir président de la République. Aujourd’hui, c’est sûr que je n’ai aucune chance ». Tahar s’explique avec beaucoup d’humour. Il est conscient que l’Algérie ne sera jamais ce pays où un artiste peut aspirer à passer président au crépuscule d’une carrière d’acteur par exemple. Le rêve algérien est certainement loin du rêve américain. Mais il blague dessus tout de même… « A l’époque, j’étais le plus jeune de trois frères mais je ne les redoutais pas davantage que mon grand père qui me persécutait plus pour tenir bon dans les études. Je me souviens, on avait une petite ferme, une sorte de ranch du côté de l’actuelle maison d’arrêt, et lorsque je faisais sortir les bêtes pour brouter, dans mon sac de goûter, je mettais ma petite guitare de fortune à la place… »

Farid Ali, Azem, Farhi, Boukhentech… ses idolesCet amour naissant, Tahar le cachera pendant près de trois ans avant que son grand-père le surprendra en pleins…ébats avec sa guitare sur un figuier. La furia du vieux aura vite raison du joujou mais pas de la passion de Tahar. Il en fera même vite son occupation principale. Pour se faire de l’argent de poche un peu, il s’initiera à divers travaux. C’est ainsi qu’il s’improvisera ouvrier cultivateur à Mirabeau où il est allé s’installer avec sa famille après la mort du paternel au milieu des années 1970. « On avait des cartes de pointages. On touchait quelques 30 DA le mois, c’était important dans le temps. Moi j’essayais de faire des économies pour me payer des déplacements sur Alger où j’allais assister aux émissions de radio. J’avais une cousine qui était établie dans la capitale, à Bab El Oued. Par la suite elle s’est déplacée aux Champs de Manœuvres. C’était toujours Alger. L’excuse pour moi était donc toute trouvée. Je n’avais pas besoin d’inventer un quelconque motif pour ma mère qui ne savait encore rien. J’allais chez ma cousine, elle ne pouvait pas être contre quand même. Et puis elle ne me disait rien parce qu’en faite j’y allais avec mon argent, je ne demandais rien. Ce n’était pas le cas totalement, car j’étais encore jeune mais c’est comme si je prenais mon indépendance ». En fait Tahar allait tenter sa chance chez « Ighenayen Ouzeka « . Ses complices n’étaient autres que son ami de toujours Ouazib Mohand Ameziane, Mohamed Rachid, Farid Ali, Medjahed Mouhoub, Youcef Boukhentech, Djamel Frahi et d’autres encore qui lui filaient leurs mandoles pour aller se présenter aux fameux tests. Pour son premier passage, Tahar se souvient avoir interprété sa propre chanson, « Ahia Rebi Ourkghadhagh » qu’il avait composée en 1974. Il a produit son premier 45 tours, « Aatar » en 1977. S’en suivra alors le début d’une riche carrière en alternant la scène et les studios d’enregistrement.

« Je suis resté aveugle pendant deux ans »Auparavant, Tahar se distinguera à travers plusieurs concours de chant. Il garde encore bien en mémoire celui remporté haut la main à la maison de la culture de Tizi-Ouzou en 1975. Il en parle encore avec fierté. « J’ai eu le prix devant Djamel Alem. Il y’avait d’autres artistes arabes qui étaient engagés. Franchement c’était quelque chose de formidable pour moi. Prendre la première place, j’étais quand-même loin de penser à arriver jusque là ». Puis le succès en appellera d’autres qui n’allaient d’ailleurs pas tarder à venir avec un second album accompli à peine une année après. La suite sera faite d’un voyage en France en 1979. Là bas, il rencontrera d’autres artistes au milieu desquels il gagnera en expérience. Tahar cite entre autres Aït Meslayene, Smail Ou Chaabane, Slimane Azem… A l’époque, il partageait sa chambre d’hôtel avec un certain Fetouhi Belaid qui n’est plus de ce monde. Belaid était percussionniste avec El Hasnaoui. « Il travaillait aussi avec Akli Yahiatene, Dahmane El Harrachi. Bélaid me laissait sa chambre alors qu’il partait se faire heberger chez d’autres artistes. En fait, la chambre était à vrai dire à un certain Dda Ramdane. C’est un Belkheir. C’était du côté d’Auberviliers. C’est lui qui a donné la chambre à Belaid ». Pendant ce temps Tahar sort une autre cassette en France et se produira à travers des établissements parisiens avant de regagner l’Algérie en 1980. Avec les événements de Kabylie, il se verra confisquer son passeport pendant près d’une année. En 1981, il effectuera une autre virée à Paris pour y rester deux années de suite. En 1984, il rentre pour se mettre une cravate d’un autre genre au tour du cou. Le mariage le changera quelque peu puisqu’il le poussera quelque part à tenter un autre mode de vie en investissant un autre créneau. Mais il s’avérera moins doué qu’il l’est dans la chanson dont il a toujours vécu. « Tout compte fait, je me rends compte que je ne sais pas faire autre chose. Je n’ai aucun palace ni une quelconque manufacture, d’ailleurs je n’aurais pas su quoi en faire. J’ai toujours vécu de la chanson et je me contente de ça. Ca fait vivre petit mais ça fait vivre. Le bonheur n’a pas de prix certes mais on peut l’avoir pour moins que rien. J’aime ce que je fais, et je suis bien avec les miens, et je me retrouve bien comme ça. Je suis président de moi-même…Je suis nettement mieux qu’à cette période ou j’ai tenté le commerce, j’ai ouvert une mercerie-parfumerie en 2001 à Mirabeau. Mais le crédit m’a vite mis à genou au bout d’une année. Je ne suis pas fait pour le commerce. Je me suis retrouvé avec les étagères vides. Depuis j’ai préféré louer le local. Je l’avais acheté en 1991 ».

Son grand trésor : sa fille et ses 45 albumsEn dehors, Tahar n’a rien. Il a élu d’ailleurs domicile dans un appartement de attribué à sa femme enseignante comme logement de fonction. Son bonheur, il le retrouve dans ses quelque 45 albums, et un petit trésor inestimable, Taous, « sa » petite fille qu’il n’a pu avoir comme tout le monde. Mais il s’en fout complètement. Il la couve affectueusement et ne rate aucun de ses anniversaires depuis son arrivée le 20 avril 1996. Elle lui a fait balayer d’un coup tous les malheurs qu’il traînait. Il n’est désormais plus seul. Sa présence lui fait même oublier cette atroce maladie, le diabète qui le ronge depuis son jeune âge. « Ça m’a pris alors que j’avais quelque 28 ans. C’est infernal, j’ai vécu des jours vraiment noirs. J’ai beaucoup souffert. Je dirais même que je suis un miraculé qui revient de loin. Face à la gravité de la maladie, j’ai subi deux ans de cachot. Je n’ai pas vu mes trente ans passer pendant deux ans j’étais complètement aveugle ». Inutile de remuer dans cet atroce cauchemar qui lui fera revivre les pires moments de sa vie. Il en souffre encore de ces deux ans de noir passés à végéter entre l’hôpital de Tizi-Ouzou et le Sanatorium de Rédjaouna. Les séquelles morales et physiques sont omniprésentes chez lui. Le souvenir est horrible. Ça replonge l’artiste dans son effroyable solitude d’antan. Il n’en a pas vu grand monde venir le soutenir, lui manifester sa compassion, lui tenir la main. Il en avait grandement besoin. Et pourtant, le chanteur aura été de toutes les causes. « J’ai beaucoup travaillé avec les associations. J’ai donné sans compter pour tous ceux qui m’ont sollicité. Je ne savais pas dire non. Mais bon, le plus dure est passé. Et puis je ne veux plus en parler. Je ne désire éveiller la pitié de personne. Je n’en veux pas d’ailleurs, la situation où en est l’artiste algérien est écoeurante. Vous avez vu un peu dans quelles conditions sont partis El Hasnaoui, Sadaoui Salah…Ils méritent quand même mieux que de s’en aller comme des voleurs sur la pointe des pieds. Et demain on viendra nous parler d’un hommage. Mais quel hommage »? Taleb Tahar paraît autant déçu de ces « gens là, ces responsables qui pouvaient faire quelque chose pour aider les artistes, sans favoritisme”. Mais… Il en appelle surtout à la conscience de tout le monde avant que ce sera trop tard : « Qu’a-t-on fait de la fraternité ? Protégeons-les. Les artistes sont les repères de notre société. On leur doit la dignité, au moins la dignité… » Poignant testament! Il est aussi révélateur…

D.C.

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