»Tamazight est l’affaire de tous, pas seulement des enseignants »

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La Dépêche de Kabylie : Quelle est la situation de l’enseignement de tamazight 12 ans après son introduction dans le système scolaire national ?

Mehenna Boudinar : Comparativement aux débuts du lancement de l’enseignement de la langue mère, en 1995, la situation de l’enseignement de tamazight a beaucoup évolué du point de vue du nombre de postes budgétaires dans la wilaya de Tizi-Ouzou et du manuel ainsi que de l’intérêt exprimé par les apprenants. Si seulement les responsables de la direction de l’éducation et du ministère accordaient l’intérêt qu’il faut à cet enseignement.

Vous sous-entendez que la tutelle fournit moins d’efforts pour que l’enseignement de cette matière soit à la hauteur des aspirations des locuteurs ?

En effet, avant 2005 nous pensions que les blocages venaient du ministère, mais après avoir tenu maintes réunions au ministère de l’Education nationale, les embûches que rencontrait l’enseignement de tamazight ont été levées à près de 90%, ceci par l’envoi de circulaires devant solutionner ces problèmes, à savoir la circulaire 446 du 6 novembre 2006 et la 426 de juillet 2007, qui est la plus précise et complétant la précédente. Celles-ci stipulent le volume horaire ne dépassant les 18 heures par semaine ainsi que la généralisation graduelle de cet enseignement à travers les trois cycles primaire, moyen et secondaire.

Malheureusement, notre tutelle, la DE, refuse l’application et la diffusion de ces circulaires. Ce qui a conduit donc à l’anarchie et à l’opacité de la gestion du dossier de l’enseignement de tamazight. Pour vous illustrer cet état de fait, je vous cite les affectations qui sont établies aux mois de décembre et mars au lieu qu’elles ne se fassent avant la rentrée scolaire comme stipulé par la circulaire 426 à son chapitre III. Autre anomalie dans la gestion de l’enseignement de cette matière par la Direction de l’éducation, le mépris affiché par cette dernière à l’égard des enseignants lors du sit-in du lundi 3 mars dernier, en refusant de recevoir une délégation.

Pourquoi manifester devant la DE du moment que le ministère avait octroyé tous les moyens pédagogiques, didactiques mais aussi réglementaires pour enseigner tamazight au même titre que les autres matières dispensées dans le système scolaire ?

Justement, vu que le ministère a tout donné, la Direction de l’éducation a tout bloqué à son niveau. Nous avions trop attendu en pensant que le nouveau directeur de l’éducation de Tizi-Ouzou allait prendre en charge nos doléances et nous lui avions donné tout le temps nécessaire, comme à ses prédécesseurs d’ailleurs. Et c’est suite à différentes réunions où des promesses avaient été émises sans les tenir que l’ensemble des enseignants avait opté pour la solution forte. Je m’explique : nous avons tenu le sit-in le 3 mars dernier et nous tiendrons un autre lundi prochain pour demander l’application des textes. Nous n’allons pas courber l’échine tant que ces textes qui encadrent l’enseignement de tamazight et lui confèrent sa vraie place dans le système éducatif ne sont pas appliqués par celui qui est sensé le faire.

Je vous rappelle que nous avons déjà signalé dans les colonnes de La Dépêche de Kabylie toutes ces entraves et même demandé au ministre de sévir sans que cela ne rapporte la moindre solution. Ça nous laisse perplexes quant à la réelle volonté de la tutelle d’aller au bout de ce qu’elle appelle la généralisation de l’enseignement de tamazight tant que les conditions dans lesquelles nous évoluons sont dramatiques. De là, nous nous demandons d’ailleurs à qui profite ce blocage et si cela n’a pas de connotation politique.

Concrètement, vous allez exiger quoi, via vos actions de protestation ?

Primo, l’application des textes inhérents aux circulaires 446 et 426. Secundo, instruire les inspecteurs des circonscriptions du primaire, les proviseurs des lycées, les directeurs du moyen pour l’application des textes et le non-blocage de l’enseignement de tamazight. Tertio, le respect de l’horaire imparti à l’enseignement de cette matière qui est au nombre de 3 heures par semaine. Quarto, associer nos inspecteurs et pourquoi pas l’association des enseignants lors de la confection de la carte scolaire pour une meilleure gestion des postes budgétaires et de la généralisation de son enseignement.

Justement, c’est sur la gestion des postes budgétaires que le ton monte au sein de votre association, qu’en est-il exactement ?

L’ouverture des postes budgétaires destinés à l’enseignement de tamazight se fait d’une manière extrêmement anarchique et est entourée d’une opacité incroyable, c’est comme si affecter un enseignant pour cette matière relève d’une affaire sensible menaçant l’Etat dans son intégrité. Voilà ce qui nuit à la généralisation de l’enseignement de la langue mère à Tizi-Ouzou notamment, cela frise le scandale quand on s’aperçoit que ces agissements mesquins sont opérés dans la région qui a mené le combat pour que cette langue soit enseignée. Le drame est plus ahurissant si je vous dis que ce sont ses propres enfants qui orchestrent les blocages que je vous ai cité. Au sein de notre association, nous nous interrogeons sur le mutisme qui ressemble plutôt à de la complicité des politiques qui semblent tourner le dos à un sujet pareil. Il y va de la langue mère, de nos enfants et toute une civilisation.

Permettez-moi de vous citer l’exemple de l’ambassade de la Palestine qui est intervenue auprès de la Direction de l’éducation pour dispenser une élève d’origine palestinienne issue d’une famille qui se compte désormais au rang de la troisième génération naturalisée en Algérie. Ça choc si je vous dis que cette élève parle couramment le kabyle et réside à Aïn-El-Hammam. Ses résultats scolaires dans cette matière sont pourtant assez bons, mais vu le caractère qui n’est pas étranger au sentiment de la négation, la représentation diplomatique de ce pays refuse qu’une de leurs ressortissantes n’apprenne la langue mère de la région qui l’a enfantée. Pour vous dire combien notre tutelle a pris l’enseignement de cette matière avec une légèreté qui frise le mépris et l’exclusion.

L’exemple que je vous cite, a été exécuté illico presto par la DE en instruisant le directeur du CEM Amar At Cheikh de Aïn-El-Hammam de dispenser l’élève en question via une correspondance n° 14/08 du 24/02/2008 faisant suite à celle de l’ambassade de la Palestine n° 336/2008. Vous vous rendez compte la manière avec laquelle cette note a atterri sur le bureau du directeur dudit CEM alors que les circulaires du ministère de la tutelle concernant la gestion de l’enseignement de tamazight ne sont jamais transmises à qui de droit. Pis, elles ne sont toujours pas appliquées. Voilà pour résumer en quoi rime l’enseignement de tamazight après 13 ans de son introduction dans le système scolaire et près de cinq ans de son introduction dans la Constitution en tant que langue nationale.

Pour l’action de ce lundi, nous espérons avoir l’adhésion des parents d’élèves, des associations et de tous ceux qui se reconnaissent dans la justesse de nos actions en faveur de notre langue mère, car tamazight est l’affaire de tous et non pas seulement des enseignants.

Entretien réalisé par M. A. Temmar

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