Le renouvellement de la stratégie syndicale en question

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La phase en question est faite d’interrogations angoissantes et d’appels à des révisions déchirantes dans cette “maison’’ où l’on ne connaissait jusque-là que douce unanimité et joyeuses congratulations.

L’héritage de la guerre de Libération en matière d’encadrement syndical des travailleurs a fait que, pendant plus de trente ans, les travailleurs algériens n’ont connu que l’Union nationale des travailleurs algériens (UGTA) avec ses différentes sections spécifiques des branches de l’activité économique. Ayant lié nationalisme avec l’idée des luttes ouvrières, l’UGTA finira par devenir au fil des années une simple ‘’organisation de masse’’ du parti unique. Avec la montée du péril islamiste au début des années 90 et la création du SIT (Syndicat islamique du travail, organisation liée à l’ex-FIS), l’UGTA se rangera du côté des défenseurs de la République et feu Abdelhak Benhamouda l’intégrera dans le CNSA (Comité national pour la sauvegarde de l’Algérie) qui mettra en échec les desseins théocratiques du parti dissous en appelant à l’annulation du second tour des élections issues du scrutin du 26 décembre 1991. Sur le plan purement syndical, l’UGTA demeurera presque simple observateur de la scène lors des fermeture des entreprises publiques pendant les années 90. Mieux, elle servira souvent de “pompier’’ lorsque des grèves ou de graves perturbations menacent certaines unités ou risquent de porter atteinte à l’ordre public.

Il est vrai qu’à l’échelle mondiale, le triomphe du capital, les nouveaux enjeux géostratégiques et l’avancée des nouvelles technologies de l’information et de la communication ont entraîné le reflux des luttes sociales et des actions syndicales. La place Rouge à Moscou comme la place du 1er-Mai à Alger ont, depuis bientôt deux décennies, perdu le faste des kermesses de la Fête internationale du travail. C’est que depuis la disparition de l’Union soviétique et la chute du mur de Berlin, le romantisme de la classe ouvrière a été fortement rogné, laissant place à de profondes remises en cause qui ont jeté sur la marge des millions de travailleurs à travers les anciens pays socialistes et les autres pays du tiers-monde ayant adopté le système de l’économie administrée. En toute apparence, le libéralisme, décrié et diabolisé pendant presque un siècle en Europe et stigmatisé avec la même vigueur par les mouvements nationaux de la quasi totalité des ex-colonies, trouve ainsi son terrain d’expression le plus idéal dans un monde où les solidarités sociales se sont gravement effilochées et les repères culturels profondément brouillés. Il faut dire que l’extrémisme religieux actuellement en œuvre dans l’aire culturelle arabo-islamique et les replis identitaires des communautés qui la composent ne sont pas étrangers à ces bouleversements qui remettent une nouvelle fois sur la table les questions de l’identité sociale sous couvert de religion ou de revendication ‘’ethnique’’. Les désenchantements générés par la disparition des idéaux égalitaristes véhiculés par le nassérisme et le boumedienisme- et la prise de conscience que ce ne sont finalement que des idéaux- ont largement contribué à l’affaissement et même à l’effacement de l’ ‘’identité ouvrière’’ au profit de solutions mystiques mues par un désir anarchique de revanche sociale. Le phénomène est évidemment aggravé par l’impasse politique des régimes qui n’ont souvent de schéma de gouvernance que celui de la loi de la force par laquelle ils estiment pouvoir perpétuer un mandat qu’ils n’ont, en vérité, reçu de personne.

En Algérie, les profondes remises en cause ayant affecté le monde du travail correspond réellement à la fin des illusions entretenues par la seule grâce de la rente pétrolière. Depuis la dégringolade des prix de l’or noir en 1986, il n’a pas fallu plus de deux ans pour voir la colère monter des entrailles de l’Algérie et exploser à la figure des gouvernants un certain 5 octobre. La solution politique-manœuvre politicienne, diront certains- apportée à l’impasse sociale et économique ne pouvait créer aucun miracle pour la classe ouvrière tant étaient compromises depuis longtemps les chances d’une gestion rationnelle des ressources du pays. À cet état de faiblesse générale du corps social, se sont greffées les grandes hypothèques de la situation sécuritaire pesant sur le pays et la Nation tout entière. C’est pendant la longue parenthèse terroriste que les grands acquis sociaux des années 70 et 80 ont été évacués par le Plan d’ajustement structurel qui a accompagné le rééchelonnement de la dette extérieure. Des dizaines d’entreprises publiques ont été fermées, des centaines de milliers de travailleurs ont été licenciés et le taux de chômage avait atteint 32% au milieu des années 90. Les luttes sociales et syndicales ont les limites que leur ont tracé la situation politique du pays (une sorte de consensus s’est dégagé pour privilégier la stabilisation du pays sur le plan sécuritaire par rapport à des revendications syndicales pures), la maturité du mouvement social et le schéma général d’organisation de l’économie nationale. Cette dernière a été orientée depuis 2005 sur les grands projets structurants susceptibles d’attirer l’investissement privé. Le taux de chômage est officiellement ramené à 12,3%; cela est plutôt dû à des mécanismes sociaux qu’à une véritable relance des secteurs de l’économie. Mais, en toute évidence, une profonde refonte du monde du travail et de la condition ouvrière est en train de s’opérer en Algérie. La manière dont seront utilisées les recettes énergétiques du pays, l’importance des investissements productifs projetés et les mécanismes mis en place pour insérer intelligemment l’économie du pays dans le processus de mondialisation ne manqueront pas de conditionner et de donner un autre souffle à l’émergence de nouvelles conditions de travail, de nouvelles méthodes de luttes sociales- nécessairement inscrites dans le pluralisme politique du pays- et une nouvelle conscience ouvrière censée être ‘’autonomisée’’ par rapport aux anciennes politiques d’assistanat et de gestion de la rente.

Cohabiter ou disparaître

Depuis le début des années 80, des tentatives d’installer des sections syndicales autonomes ont été réalisées dans plusieurs unités de production publiques. La zone industrielle de Oued Aïssi et l’université de Tizi Ouzou en ont même donné l’exemple. Que cette activité fût qualifiée d’illégale par les pouvoirs publics n’enleva rien à la détermination et à l’énergie de ses animateurs. Il s’en trouvera une autre situation où, jusqu’en 1982, l’UGTA aura abrité des animateurs syndicaux qui venaient des différents horizons et courants clandestins (communistes, trotskistes,…). Ce n’est qu’à la faveur de la mise en œuvre de l’article 120 des statuts FLN que toutes les organisations de masse furent enrôlées, caporalisées par l’appareil du FLN.

C’est déçus et désillusionnés par le rôle du syndicat unique du pays que des ouvriers et des cadres se constituèrent en syndicats autonomes dans plusieurs unités de production et même dans les administrations (exemple du Snanap). Certains secteurs, comme l’Éducation et l’Enseignement supérieur, se distingueront par une vivacité exceptionnelle pour défendre les acquis des travailleurs si bien qu’ils ont fini par constituer plusieurs syndicats. Même si les pouvoirs publics se montrent fort réticents à l’octroi d’agréments à certains syndicats libres, ces derniers n’ont pas hésité à agir sur le terrain et à paralyser parfois les activités des secteurs desquels il relèvent (exemple de la Coordination des lycées d’Alger (CLA) qui a évolué en coordination nationale, les syndicats des praticiens de la Santé publique,…).

En tant que principal partenaire social des pouvoirs publics, l’UGTA a joué un grand rôle dans la conclusion du Pacte économique et social intervenue en 2006, pacte censé établir un ‘’consensus’’ entre employeurs et employés autour de certains engagements qui, dit-on, devraient préserver les intérêts des travailleurs et ceux des entreprises. Mais, l’évolution continue des conditions de travail et les contraintes d’une mondialisation effrénée qui menace des secteurs entiers de l’économie nationale ne pourront pas rester sans induire des conséquences sur le monde du travail, l’emploi et le niveau de vie général des populations. En réalité, partout dans le monde, tout pacte entre employeurs et employés est souvent sujet à des révisions déchirantes générées par les intérêts divergents. L’amour des classes étant une chimère qui voudrait faire table rase de la lutte des classes.

En tout cas, l’ouverture de l’économie nationale à l’investissement privé et la philosophie du multipartisme adopté par le pouvoir politique ne peuvent plus s’accommoder d’un syndicat unique. Par ailleurs, le pluralisme syndical est un droit garanti par la Constitution du pays. Et c’est en se prévalant de ce droit que, par effet de contagion, plusieurs secteurs de la vie économique du pays ont eu recours à l’adoption d’une nouvelle ‘’cure syndicale’’ en s’éloignant de l’UGTA. Dans ce contexte, le 11e congrès de l’UGTA ne peut pas rester sourd aux appels de renouvellement de la stratégie de la défense des intérêts des travailleurs, appels venant de ses propres structures, quitte, par conséquent, à remettre en cause la voie suivie par Abdelmadjid Sidi Saïd.

Amar Naït Messaoud

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