Les cris de la liberté

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La section d’artillerie a effectué des tirs de jour comme de nuit dans toute la ville et ses alentours signalés les plus dangereux par les forces coloniales. Sur les routes, à travers les sentiers, dans les champs, ravins et rivières, ce n’étaient partout que des cadavres aux blessures béantes où s’engouffraient les gueules sanglantes des charognards affamés.

L’histoire retiendra les chiffres énormes de 45 000 morts et de plus de 6 000 arrestations parmi la population algérienne, ceci pour avoir revendiqué pacifiquement le droit le plus inaliénable, le droit à la liberté, à l’instar de tous les peuples du monde qui ont apporté leurs précieux concours à l’anéantissement des forces nazies.

Mais les ardeurs défenseurs de la politique coloniale de l’occupant n’entendaient pas lâcher prise sur l’Algérie, et affolés par la démonstration de force du peuple algérien, en cette journée du 8 Mai 45 et les jours qui suivirent ils donnèrent l’ordre de “l’écraser” dans le sang.

Le signal du massacre est donné à Kherrata où les forces coloniales mitraillèrent les foules dans le rues de la ville où les légionnaires ont également précipité des Algériens et Algériennes dans le ravin des gorges du Chaâbet El Akhra.

Des heures durant, des pelotons d’exécution, fusilleront par groupes des centaines d’Algériens raflés auparavant par l’armée et les milices constituées par les colons.

Les massacres se perpétuèrent pendant plusieurs jours au centre de la ville de Kherrata et ses environs.

C’est une véritable chasse à l’homme, à l’Algérien. Bien que l’administration coloniale n’ignorait pas le caractère pacifique des manifestations elle n’en a pas moins continué à mettre à mort tous ceux qui tombaient entre les mains des milices et de la soldatesque de l’occupant. Il fallait éliminer chez le peuple algérien toute veilleité indépendandiste ou sentiment nationaliste.

Mais c’était la grande erreur, le génocide du “8 Mai 1945”, malgré son atrocité n’a fait que conforter les positions des milieux nationalistes qui ont définitivement opté pour la violence révolutionnaire, seul moyen d’arracher l’indépendance du pays.

Le mardi 8 Mai 1945, jour du marché à Kherrata, un jour férié également en raison du cessez-le-feu à la suite de la grande guerre 1939-1945 entre l’Allemagne et son allié l’Italie d’une part, la France et ses alliés d’autre part. C’était aussi la veille du conseil des révisions de la classe 1946. L’administrateur principal devait venir de Aïn El Kebira. Arrivé à une trentaine de kilomètres de la ville de Kherrata, sur la Route nationale n°9 vers Sétif, un groupe d’Algériens armés se présente devant sa voiture et bloqua la route. Après un échange de propos, il fut tué par balles. La nouvelle de l’assassinat fut aussitôt annoncée à la population de Kherrata par les voyageurs d’un car qui devait arriver dans l’après-midi et qui était contraint de s’arrêter sur les lieux de l’opération. Cet acte a été ensuite répandue à travers les localités et douars. Des contacts entre certains responsables du mouvement nationaliste de la région ont été entrepris. C’est ainsi que des groupes d’Algériens se préparaient à encercler la ville de Kherrata avant le lever du jour ; et durant cette même nuit, les Européens n’ont pas dormi eux aussi et se préparèrent à faire face à des attaques éventuelles en se regroupant à l’intérieur du château situé à la sortie nord de la ville dont l’architecture constitue une véritable forteresse.

La villa “Dussaix” ainsi que le siège de la gendarmerie ont été également les refuges des colons face aux menaces auxquelles ils sont exposés de la part de la population algérienne décidée à mener le combat jusqu’au bout.

Des centaines d’Algériens avaient en effet encerclé le centre de la ville. Des groupes de choc ont été constitués pour effectuer des opérations de guerre urbaine : ils furent chargés de se procurer du carburant, d’incendier les immeubles officiels de l’occupant, tels que la poste, le tribunal et les résidences des colons.

Un groupe a été chargé d’attaquer le siège de la gendarmerie et la boulangerie, enfin l’autre devait contacter la population du douar “Riff” dans la commune limitrophe de Taskriout pour bloquer la RN 09 dans les gorges du Chabet El Akhra, à hauteur de la source Lansar Azegza pour empêcher tout passage de véhicules militaires appels en renfort vers Kherrata.

Entre-temps, les opérations menées par les Algériens ont commencé ; c’est ainsi que le tribunal a été incendié et les armes saisies et déposées par les autorités françaises furent récupérées.

Le premier coup de feu a été tiré sur le boulanger “Grammand”, qui fut abattu devant son local commercial. Puis ce fut le tour du juge de paix qui était sur le balcon de sa résidence et enfin le postier.

Devant l’ampleur de ces évènements, les autorités françaises ont fait appel à leur arsenal de guerre qui a été dépêché de Sétif. Dès son apparition à l’entrée de la ville de Kherrata, il ouvrit le feu sur tout Algérien en vue sans aucune distinction, avant d’incendier plusieurs douars limitrophes. Dans les centres de colonisation et localités, la nouvelle des heurts qui ont eu lieu dans la ville provoqua des incendies plus graves, les informations se propageaient plus vite, une situation incontrôlable dominait dans toute la région. “Venger les frères, répondre à l’appel du “Jihad”, conquérir l’indépendance, tels étaient les mots d’ordre de la population algérienne”.

Les événements sanglants de Kherrata et de sa région ont été interpellés comme un soulèvement populaire et de guerre contre le colonialisme. Devant ces manifestations, des milliers de personnes ont été tuées par l’armée coloniale qui tirait sur les Algériens sans épargner les femmes, les enfants et vieillards.

Durant toute la journée du 8 Mai 1945 et dans la semaine qui suit, des opérations d’extermination ont été menées faisant plusieurs victimes parmi la population algérienne. Il y a eu également l’aviation qui a opéré des raids, incendiant les habitations dans les douars : opérations auxquelles participait la Légion étrangère et qui a gravé sur la roche dans les gorges du Chaâbet El Akhra son forfait, durant les massacres perpétrés en cette journée du 8 Mai 1945, par sa participation au génocide des populations de Kherrata et sa région, qui furent le théâtre d’une véritable guerre par l’occupant.

Cette même ville historique garde encore les stigmates de ce que fut cette date il y a 63 années : la réaction du colonialisme face à une population sans armes qui a été sauvagement réprimée pour avoir revendiqué pacifiquement le droit à la liberté et à la dignité.

Les forces armées étaient insuffisantes pour faire face à ce mouvement insurrectionnel. Les colons pris de panique organisent des milices et se lancèrent à la chasse à l’Algérien. Ainsi, tous les colons, quelles que soient leurs tendances politiques se regroupaient et se solidarisaient face au “danger” algérien. La milice se voit donc confié la garde des points stratégiques de la ville de Kherrata ainsi que l’organisation de patrouilles dans les quartiers, artères et aux abords des résidences officielles et immeubles administratifs. Elle participa aussi aux côtés de la gendarmerie aux opérations de dégagements des centres assiégés par les manifestants.

Mais la milice ne se limite pas à ses exactions et intimidations, elle se livra également à des représailles contre la population algérienne et à des exécutions sommaires des suspects. Dans les rues, le long de la RN 9, aux fonds des ravins, dans les gorges du Chabet El Akhra, le long de l’oued Agrioua, gisaient des corps d’hommes, de femmes et d’enfants exécutés. Les Algériens en masse furent suivis d’un appel lancé par les autorités françaises pour tenter de rassembler les réfugiés leurs garantissant la vie sauve. Exténuées, meurtries, les populations se rendirent en ville où elles furent parquées dans des centres de concentration au niveau du stade communal près de l’oued Agrioun aux abords du pont, un autre centre de triage pour identifier les suspects meneurs de “troubles” a été mis en place. C’est ainsi que de nombreux patriotes furent fusillés sur place tels que les cousins Bessouh, ainsi que d’autres chefs de famille considérés comme les plus dangereux, à l’exemple des Allik, Chibani et autres qui furent torturés à mort et exécutés.

Le reste de la population demeura dans les centres de concentration des jours durant où les femmes enceintes accouchèrent sur place. Plus vulnérables encore les vieillards et les enfants en bas âge finirent par trouver la mort.

Parallèlement à cette opération d’extermination, les dispositifs policiers et administratifs se mettent en branle, les fichiers sont passés au crible, d’autres militants réputés dangereux pour le système colonial sont aussitôt arrêtés. Les interrogatoires rappelèrent les pratiques d’un certain corps spécialisé du nazisme et qui était la “gestapo”. Les autorités répressives exigent des aveux en utilisant les mêmes méthodes utilisées dans les sinistres locaux des services secrets nazis durant la Seconde Guerre mondiale.

L’appareil judiciaire se mit aussi à fonctionner : de lourdes peines sont infligées aux militants du mouvement nationaliste accusés d’être les instigateurs des manifestations qui ont eu lieu à Kherrata ; des condamnations à mort, aux travaux forcés, d’interdictions de séjours, de confiscation de biens ont été prononcées. Et il est important de signaler que parmi les patriotes condamnés à des peines capitales figurent notamment Lahcène Bekhouche, Messaoud Amrane, Rabah Remli et beaucoup d’autres encore qui furent emprisonnés dans les différentes prisons d’Algérie.

D’autres dirigeants du soulèvement populaire qu’a connu la ville de Kherrata en ce jour du 8 Mai 1945 ont été également identifiés et arrêtés par les forces coloniales, il s’agit de Arab Hanouz avec ses trois fils qui ont été conduits à hauteur du pont des gorges de Chaâbet El Akhra où ils furent torturés, exécutés et précipités au fond du ravin. Un même sort a été réservé à des centaines d’Algériens entassés dans des camions militaires puis “jetés” dans le vide, parfois encore vivants.

Les gorges de Kherrata allaient être un immense dépotoir macabre qui n’enviait en rien le génocide d’Auschwitz, en Pologne, et pour symboliser ces actes d’horreurs l’auteur de ces forfaits grava son empreinte au flanc d’un rocher “Légion étrangère”, devenu tristement célèbre, qui rappelle les opérations d’extermination d’un peuple.

Kherrata, subissant tout au long du trajet, supplices, exactions, intimidations de la part de l’armée coloniale au cours duquel les personnes les plus vulnérables n’ont pu effectuer ce déplacement qui ont succombé à leurs épuisements physiques, la faim et les conditions sanitaires des plus déplorables.

En décidant un tel rassemblement, l’occupant avait pour but de faire une démonstration de force, de terroriser davantage les populations et d’obtenir ainsi par la contrainte un acte de soumission.

Les bombardements depuis les navires de guerre, les parades de l’aviation constituèrent le théâtre de cette tragédie.

De retour de Melbou, la population, déjà exténuée par la fatigue, les atrocités subies et la marche forcée, fait l’objet d’assauts de la part des milices de l’occupant, jusqu’à l’arrivée à Kherrata. Les coups assénés à l’aide des barres de fer et de crosses de fusils causèrent bien des victimes et des blessés graves.

Le récit de ces événements sanglants et extrêmement douloureux ne retrace pas toute l’ampleur des horreurs qu’a vécues le peuple algérien dans cette étape de la lutte pour sa liberté ; il est aussi difficile d’énumérer tous les actes de courage et de bravoure de cette population qui refusait la soumission, la domination et l’exploitation.

L’insurrection du 8 Mai 1945 à Kherrata aura fait à elle seule plus de 45 000 victimes ; elle constitue l’une des phases les plus meurtrières de la lutte du peuple algérien depuis 1830.

Mais le sang de ces martyrs lors de cette journée n’aura pas été vain : il aura servi à alimenter les germes d’une grande période historique, celle de la Révolution armée du

1er Novembre 1954 issue du Congrès de la Soummam.

Slimane Zidane

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