Rares sont les chanteurs français qui sont arrivés à distiller dans leur œuvre, avec à la fois finesse et violence, la nature de l’Homme, ses espérances, ses fantasmes, ses peurs et ses zones noires et inexplorables. Il est rare aussi de vouloir écouter la même chanson en boucle, plusieurs fois dans la journée comme pour se ravitailler, se purifier, purger ses souillures et laver ses yeux.
Jacques Brel est l’un de ces chanteurs, de ces artistes, qui ont su transpercer le rideau de fer séparant l’Homme de sa vérité, d’une lucidité parfois cruelle mais essentielle. Il a choisi de partir en voyage au fin fond de l’Homme, de la vie et de la mort pour découvrir cette Chose, cette sublime force qui nous hante et qui, de là où elle se cache en nous, réussit à raviver notre espoir, notre rage de vivre et notre colère.
La naissance d’une légende
Parolier, musicien et interprète de talent, Brel avant d’accéder à son destin, à sa vocation de géant du Music-hall, n’était qu’un simple employé à Bruxelles dans l’usine familiale « Vanneste&Brel ». Une enfance douce, sans incident, monotone qui passa « de grisailles en silences /De fausses révérences en manque de batailles ». Puis une jeunesse caractérisée essentiellement par la « Franche Cordée », une sorte d’association pour la promotion de l’art et des jeunes. C’est là où il rencontra sa femme Miche qui lui donnera trois filles: France, Chantal et Isabelle.
Enfant, Brel s’est essayé à la littérature en gribouillant quelques poèmes et surtout des nouvelles dont « La fondation Brel » garde quelques manuscrits. A l’âge de 24 ans, après avoir découvert sa vraie vocation (celle de chanteur), Brel quitte Bruxelles en y laissant femmes et enfants, pour Paris la Ville lumière qui était, à cette époque, la Mecque des artistes de tous les coins du monde. Là-bas, il débuta dans des cabarets, la reconnaissance tarde à venir, notre chanteur est exténué, des crises de désespoir et de doute arrivent presque à le dissuader de son choix. Mais, l’heure de la gloire arrive et Brel fait un spectacle triomphal à l’Olympia. Le public est surpris, médusé par cet homme en costume qui vient se consumer sur scène pour leur conter leurs propres vies, leurs rêves et leurs déchirures. En écoutant Brel, le public est envahi par une double sensation: celle d’apprécier et d’applaudir la musique et la prestation du chanteur et celle, moins plaisante, d’être confronté à un miroir, le reflet d’une vie, la révélation de quelques vérités qui ne sont pas toujours faciles à voir.
Le génie de Brel se situe là, dans ce périple spéléologique au fond de l’Homme, cette quête de noblesse et cet esprit acide de critique et d’auto-flagellation qui introduit le chanteur dans l’intimité de ses fans, lui donne accès à leurs secrets les plus inavouables et lui permet d’être cruel sans pour autant être haï!
La quête
En chantant, Brel ne fait que chevaucher l’univers à la quête d’une paix et d’une vérité. Il espère des mots, des airs de musique et des cordes de sa guitare de le conduire à sa patrie, à son ultime destinée. Citadin chevronné, intelligent dans ses relations avec les mortels, Jacques Brel demeure cependant un étranger, un troubadour incompris et incompréhensible. Son amour pour l’aviation et la navigation, qui occuperont, après sa maladie, le plus clair de son temps, traduisent à merveille ce besoin « d’aller voir ailleurs », de reconquérir sa vocation primitive de nomade, de sans-destination-fixe, de chasseur et de pourchassé… En compagnie de sa fille et de sa dernière compagne, la Guadeloupéenne, il entreprend le tour du monde à bord de son bateau « L’Askoy » et croit, ce faisant, trouver la solution rêvée de s’éloigner de tout, de ne rien voir autour que le vide sublime de la mer et de ne rien entendre que le silence rythmé de la nature.
Le corps, parfois, pire ennemi des besoins de l’esprit, la maladie contraint le troubadour de baisser les voiles. Il choisit donc les Marquises pour s’installer et retrouver dans la sauvagerie innée de ces iles sa tranquillité perdue et tant recherchée. Il y compose son dernier album, portant le titre « Les Marquises ». Il tire sa révérence peu après, en disant à ses amis restés à son chevet : « Je ne vous quitterai pas ». La promesse est tenue, effectivement, Jacques Brel, l’un des plus grands artistes de la chanson française, ne nous a pas quittés. Son œuvre et sa vie n’ont jamais perdu de leur flamme et l’amour dont il fut choyé de son vivant n’a été altéré ni par le temps ni par sa disparition physique.
Les poètes ne meurent jamais; leur œuvre, tel un Livre sacré, veille sur leur immortalité et les empêche de disparaître dans les flots de l’oubli.
Le voilà, enfin, arrivé à bon port, après une vie tumultueuse. Sa quête se poursuit probablement, celle de:
Rêver un impossible rêve
Porter le chagrin des départs
Brûler d’une possible fièvre
Partir où personne ne part
Aimer jusqu’à la déchirure
Aimer, même trop, même mal
Tenter sans forces et sans armure
D’atteindre l’inaccessible étoile
Telle est ma quête, suivre l’étoile
Peu m’importe mes chances, peu m’importe le temps
…Et les villes s’éclabousseraient de bleu
Parce qu’un malheureux
Brûle encore, bien qu’ayant tout brûlé
Brûle encore, même trop, même mal
Pour atteindre, à s’en écarteler,
Pour atteindre l’inaccessible étoile.
Sarah Haidar
