Le platane aux morts

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Certains disent qu’il a l’âge de l’Indépendance alors que d’autres préfèrent voir en lui un visage de l’ère coloniale. On n’en sait rien ! Il arbore fièrement sa silhouette en signe de résistance aux vicissitudes du temps. A proximité du vieux pont enjambant l’oued Tabelloute, juste sur le bord de la route longeant l’indétrônable contrefort collinaire, il se dresse avec toute sa quinzaine de mètres, comme un mémorial sur lequel on ne sait combien de ceux qui sont passés à trépas ont défilé dans un dernier rappel scriptural avant de rejoindre la demeure de l’oubli éternel.

Il s’agit d’un platane que le hasard a voué à un rôle bien différent de ses semblables. Son emplacement sur ces lieux permet à des centaines de personnes que des véhicules bondés ramènent de Ait Aissa, Akkar, Aliouène, Taremant et même des localités avoisinantes de faire une halte phénomène qui prend l’allure d’une déferlante humaine les jours du marché hebdomadaire qui se tient tous les jeudis et vendredis. On en a fait un site de prédilection pour le placardage des avis de décès. L’écorce lisse, où se détachent de larges plaques faisant le reste les colleurs de ces indésirables supports n’ont pas tardé à jeter leur dévolu sur le singulier végétal. Situé au centre d’Aokas à la sortie est de la ville, c’est le seul détail qui semble encore fédérer la population de toute la daïra, du mont Issek au cap d’Imma Tadrart : sorte de point de ralliement qui tient bon face à l’avancée insidieuse de l’amnésie. Tous les matins, des prunelles invisibles dissimulées quelque part dans le trône, peuvent observer à loisir les regards furtifs des badauds qui s’en approchent le pas hésitant, les yeux aux aguets, enquête du redoutable parchemin annonçant le départ d’une connaissance ou d’un être cher. Par crainte, par curiosité ou simplement par habitude, on ne peut arriver en cet endroit se détourner de ce monument aux morts qui fait désormais partie de la mémoire collective.

Souffrant quelque peu de ces clous qui transpercent douloureusement ses flancs hospitaliers et dont quelques-uns se rouillent déjà de vieillesse, faisant apparaître çà et là sur la paroi lisse des séquelles visibles sous sa forme de toujours, rêches et sombres : mais il est toujours là, planté dans le décor et prend tout son temps, se réjouissant en secret dans l’attente du jour fatal où nous agoniserons une dernière fois pour étrenner, en ultime hommage à notre mémoire, notre acte de naissance dans l’au-delà. Ainsi est née la légende : la légende du platane aux morts !

Abdelkader Mouzaoui

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