Le seul “avantage” que l’on pourrait, le cas échéant, concéder à cette césure faite dans le champ littéraire du continent réside dans la double articulation de la majorité de la production littéraire de l’Afrique noire autour de deux expressions linguistiques, à savoir le français et l’anglais. Cela ne doit pas exclure évidemment les autres expressions : portugais, afrikaans, wolof, swahili et autres langues d’Afrique. Tandis que la littérature maghrébine présente un autre bilinguisme, arabe/français, avec un fond populaire berbéro-arabe.
Un fond culturel authentiqueCe qui est, d’emblée, fort remarquable dans cette littérature avec son vaste éventail linguistique, c’est son fond culturel populaire profondément tiré de la vie africaine ; une tradition orale inscrite dans les tréfonds de l’âme et du vécu africains. Sur ce plan, comme sur beaucoup d’autres points, cette littérature se rapproche sensiblement de la littérature maghrébine écrite en langue française.C’est sans aucun doute un phénomène largement lié à la réaction d’une domination culturelle occidentale induite par le colonialisme, réaction qui va dans le sens de l’affirmation de l’identité par le recours à des référents culturels symbolisant l’authenticité et la “pureté” originelle.La culture africaine garde une tradition vivante d’une forme de littérature orale transmise de génération en génération, dite par les vieux et les jeunes et basée sur les mythes ancestraux, les récits de l’esclavage et les contes produits par des sociétés travaillées par une douloureuse histoire d’exploitation et d’humiliation.Ce sont d’abord ces ferments, auxquels s’est ajoutée une formation scolaire établie sélectivement par la puissance coloniale, qui ont permis l’éclatement de la littérature africaine dans ces différentes expressions linguistiques. Les spécialistes de la littérature africaine parlent d’une civilisation du verbe, une quasi-religion, dans les contrées africaines. Komo Dibi, chantre malien du Komo (société d’initiation) définit ainsi l’omnipotence du verbe :“La parole est tout.Elle coupe, écorche.Elle modèle, module.Elle perturbe, rend fou.Elle guérit ou tue net.Elle amplifie, abaisse selon sa charge.Elle existe ou calme les âmes”.Le célèbre écrivain ivoirien Bernard Dadié, illustre la richesse de la littérature orale africaine dans un écrit où il s’attaque au chercheur ethnologue Golberry ayant écrit Fragment d’un voyage en 1802. Semblables aux enfants, les Noirs de l’âge le plus mûr appliquent l’attention d’une journée entière à des occupations faciles, à des conversations qui, dans notre esprit, ne passeraient que pour caquetages. Ils passent des journées entières à faire des contes et des histoires. Car les contes les plus absurdes, les histoires les plus mensongères sont le souverain délice et le plus grand amusement de ces hommes qui parviennent à la vieillesse sans être sortis de l’enfance (…) Des histoires mensongères ! M. Golberry avait-il entendu parler d’un fabuliste nommé La Fontaine qui, dans l’âge avancé, s’écriait un jour : “Si Peau d’âne m’était conté, j’y prendrai un plaisir extrême” (in : revue “Présence Africaine” n° 27/28-1959).Le professeur Wilfried Feuser de l’Université nigérianne de Port-Harcourt commente ainsi la position de Golberry (revue, “Europe” n° 618-1980) : “Pauvre Golberry ! Il ne savait même pas qu’il est sacrilège, dans les cadres africains traditionnels, de débiter des contes dans la journée, qu’il faut attendre pour ce faire la nuit et les étoiles… N’importe, d’autres voyageurs après lui — les Jean Hess, les Frobénius chez les Yorouba du Nigéria — ont fait beaucoup pour revaloriser les mythes, contes et légendes africains, et il est aisé ces jours-ci de soutenir que, pour apprécier même un seul ouvrage écrit par un auteur africain contemporain, il faut connaître sa tradition, tant il y a un brassage entre l’authentique culture populaire et la modernité”.L’Africain traditionnel est profondément immergé dans son milieu naturel, et ce contact intime se traduit par les diverses formes de sa littérature : panégyriques, chants funéraires, chants d’initiation et chants d’épousailles, l’inestimable trésor de proverbes et de devinettes qui n’a probablement pas d’égal dans le monde entier, mythes et contes populaires, dans lesquels l’animal, l’homme, la divinité, l’arbre s’entrelacent et s’entremêlent. Cette littérature, note W. Feuser, est d’une introspection et d’une signification captivantes. Elle ne l’est pas seulement pour la tribu ou les initiés mais également pour les non-initiés pour peu qu’ils arrivent à faire abstraction de l’aspect décoratif de la couleur locale et de la situation particulière. Alors, ils y découvrent “la compassion universelle, la recherche de la vérité, les réponses plus ou moins tâtonnantes aux questions que se sont posées les hommes dès l’aube de leur existence : D’où venons-nous ? et où allons-nous ?”.
Identité négro-africaineLes richesses de la tradition orale africaine ont fini par dépasser le stade folklorique des premières approches ethnographiques pour être harmonieusement intégrées dans le nouvel univers d’écriture littéraire moderne. “C’est en Amérique et aux Antilles que la littérature négro-africaine se développe au 19e siècle. En Lousiane francophone jusqu’à la guerre de Sécession, des auteurs créoles, d’ascendance africaine, comme Camille Thierry ou Victor Séjour, violemment romantique, retrouvent parfois un ton qui évoque l’Afrique. A la Martinique et en Guadeloupe, la vie intellectuelle reste morne et provinciale. Mais l’indépendance acquise, en 1804, de la République d’Haïti, premier état noir à se libérer de la tutelle coloniale suscite une vie littéraire intense”, note Henri Lemaître dans son “Dictionnaire de la littérature française et francophone”. Même si la majorité de la population parle créole, le français, langue officielle, demeure la langue littéraire par excellence. Ainsi, la majorité des courants littéraires français ont eu leurs échos ou leurs pendants sur cette terre antillaise : Coriolan Ardouin et Ignace Nau qui ont fait rêver des générations de jeunes avec leurs poésies langoureuses et sensuelles, Emile Nau qui a voulu “naturaliser” le français “quelque peu bruni sous les tropiques” et Oswald Durand, champion de la résurrection du passé national.La spécialiste de la littérature négro-africaine, Lilyan Kesteloot, écrit dans son “Anthologie négro-africaine” (Marabout-1983) : “Nous considérons donc la littérature négro-africaine, comme manifestation et partie intégrante de la civilisation africaine. Et même lorsqu’elle se produit dans un milieu culturellement différent, anglo-saxon aux USA, ibérique à Cuba ou au Brésil, elle mérite encore d’être rattachée à l’Afrique tant le résultat de ces métissages conserve les caractères de l’Afrique originelle. Ceci est plus sensible encore dans la musique : Qui niera par exemple l’africanité du jazz ou des rythmes cubains ?”.L’aire de la littérature négro-africaine recouvre donc non seulement l’Afrique au sud du Sahara, mais tous les coins du monde où se sont établies des communautés de Nègres, au gré dune histoire mouvementée qui arracha au continent cent millions d’hommes et les transporta outre-océan comme esclaves dans les plantations de sucre et de coton. Du sud des Etats-Unis, des Antilles tant anglaises que françaises, de Cuba, de Haïti, des Guyanes, du Brésil, rejaillit aujourd’hui en gerbe l’écho de ces voix noires qui rendent à l’Afrique son tribut de culture : chants, danses, masques, proses, poèmes, pièces de théâtre ; dans tous les modes d’expression humaine s’épanouissent des œuvres marquées du génie de l’Afrique traditionnelle, et qui témoignent de la profondeur de ses racines autant que de la vigueur de ses greffes.Jean-François Brierre, un poète haïtien exilé au Sénégal chante ainsi sa patrie :“S’il fallait au monde présenter mon pays,Je dirais la beauté, la douceur et la grâceDe ses matins chantants, de ses noirs glorieux ;L’étagement harmonieux des mornes bleuissants ;Les molles ondulations de ses collines proches.Je dirais la leçon qu’au monde plus qu’étonnéDonnèrent ceux qu’on croyait des esclaves soumis.Je dirais la fierté, je dirais l’âpre orgueilPrésents qu’à nos berceaux nous trouvons déposés,Et le farouche amour que nous portons en nousPour une liberté au prix trois fois sanglant…Mère vers qui sans cesse sont tournés nos regardsS’il fallait au monde présenter mon paysJe dirais plus encore, je dirais moins encore,Je dirais ton cœur bon, ô peuple de chez nous.Le début du 20e siècle est marqué par les renaissances des valeurs culturelles noires à travers l’espace géographique négro-africain. La classe intellectuelle occidentale a commencé, elle aussi, à s’apercevoir de la richesse et de l’originalité de ces valeurs. Les déchirements culturels des élites noires au contact de l’Occident commencent à trouver leurs formes d’expression à travers le roman. Ainsi, les œuvres de Jacques Roumain et de Jacques-Stephen Alexis ont-elles rencontré une audience internationale tout en restant authentiquement haïtiennes. “Le Gouverneur de la rosée”, le roman fétiche de Roumain a été, pendant des décennies, le livre de chevet de milliers d’étudiants africains, haïtiens et du reste du monde colonisé.Autour de certains intellectuels et d’associations se forment des groupes de discussions. A Paris, le journal “l’Etudiant noir” (1934) fit répandre des idées nouvelles au sujet de l’identité africaine et des moyens de sa promotion. Aimé Césaire “torture et martèle la langue française dans son Cahier d’un retour au pays natal”, comme le constate H. Lemaïtre. D’autres points de jonction furent crées – la revue Tropiques aux Antilles, Présence africaine à Paris, publication de la célèbre anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache de Léopold Sédar Senghor avec une retentissante préface de Jean-Paul Sartre-, qui ont permis l’émergence d’une notion nouvelle exprimant l’identité noire : la négritude.“La négritude est la simple reconnaissance du fait d’être noir, et l’acceptation de ce fait, de notre destin de noir, de notre histoire et de notre culture” ; c’est la définition que donne Aimé Césaire de la négritude.L’évolution de cette notion a fini par lui faire acquérir une extension sémantique de manière à englober la façon dont les negro-africains comprennent l’univers, c’est-à-dire le monde qui les entoure, la nature, les gens, les évènements, la manière aussi dont ils créent.
La prise de conscience des colonisésOutre Léopold Sédar Senghor et Aimé César, le mouvement de négritude a compté dans ses rangs d’autres plumes qui, tout en se faisant les portes-parole des peuples noirs et de leur identité, ont écrit les plus belles pages de la littérature africaine, ce qui les a fait imposer sur la scène mondiale : Paul Niger, David Diop, Jacques Rabemananjara, Richard Wright, Jacques Stephen Alexis, Edouard Glissant, Camara Lay, Mongo Beti, Sembene Osmane, Bernard Dadié, Ferdinand Oyono,… auxquels on peut adjoindre les intellectuels essayistes comme Frantz Fanon, Jomo Kenyatta et Kwame Nkrumah.Au sujet de la prise de conscience des écrivains des pays colonisés, Frantz Fanon écrit dans “les Damnés de la terre” : “Si nous voulions retrouver à travers les œuvres d’écrivains colonisés les différentes phases qui caractérisent cette évolution, nous verrions se profiler devant nos yeux un panorama en trois temps. Dans une première phase, l’intellectuel colonisé prouve qu’il a assimilé la culture de l’occupant. Ses œuvres correspondent point par point à celles de ses homologues métropolitains. C’est la période. L’inspiration est européenne et on peut aisément rattacher ces œuvres à un courant bien défini de la littérature métropolitaine. C’est la période assimilationniste intégrale. On trouvera dans cette littérature de colonisé des parnassiens, des symbolistes. Dans un deuxième temps, le colonisé est ébranlé et décide de se souvenir.Cette période de création correspond approximativement à une replongée dans son peuple. Mais, comme le colonisé n’est pas inséré dans son peuple, comme il entretient des relations d’extériorité avec son peuple, il se contente de se souvenir (…) quelques fois, cette littérature de pré-combat sera dominée par l’humour et par l’allégorie. Période d’angoisse, de malaise, expérience de la mort, expérience aussi de la nausée. On se vomit, mais déjà par en dessous, s’amorce le rire. Enfin, dans une troisième période, dite de combat, le colonisé, après avoir tenté de se perdre dans le peuple, de se perdre avec le peuple, va au contraire, secouer le peuple.Au lieu de privilégier la léthargie du peuple, il se transforme en réveilleur du peuple. Littérature de combat, littérature révolutionnaire, littérature nationale. Au cours de cette phase, un grand nombre d’hommes et de femmes qui, auparavant, n’auraient jamais songé à faire œuvre littéraire, maintenant qu’ils se trouvent placés dans des situation exceptionnelles, en prison, au maquis ou à la veille de leur exécution,ressentent la nécessité de dire leur nation, de composer la phrase qui exprime le peuple, de se faire le porte-parole d’une nouvelle réalité en acte”.
La génération post-indépendanceLa génération des indépendances, tout en continuant sur la lancée d’une écriture revendicative et de “conscientisation”, se fera connaître par le talent et le génie propre à chaque écrivain. Dans tous les genres littéraire, les Africains ont montré les infinies possibilités d’expression du continent noir. Roman, théâtre, poésie, nouvelle ont servi à décrire les nouvelles réalités africaines issues des indépendances et qui ne sont pas toutes des exemples de stabilité et de bonheur des peuples d’Afrique. Les déchirements ethniques et tribaux continent sur fond de dictatures “nationales”, les repères culturels deviennent fort ténus dans un environnement caractérisé par le sous-développement et les vestiges, parfois considérables, du colonialisme. En fait, les retards économiques et le bicéphalisme culturel ont nourri la nouvelle génération d’écrivains qui a su refléter les enjeux de la situation et les aspirations des peuples africains. Sur ce plan, des écrivains comme Tchicaya U’tamsi, congolais proche de Patrice Lumumba, Edouard Maunick (Mauricien), Edouar Glissant (Martiniquais, auteur de la première préface de “Nejdma” de K. Yacine), Cheikh Anta Diop (savant et écrivain du Sénégal), Mango Beti (Camerounais) et Wole Soyinka (écrivain Nigerian prix Nobel 1986), ont porté haut le message de l’Afrique qui se débat dans la misère et le sous-développement, ils l’ont porté avec le moyen le plus usité et le plus consensuel en Afrique : le verbe.Le couronnement de l’œuvre de Soyinka par le prix Nobel n’est pas un cadeau complaisant accordé aux lettres africaines, il est le résultat d’un travail de qualité sublime sur le plan esthétique et d’un engagement sans faille pour les causes de la liberté, du développement et de la démocratie pour lesquelles les peuples d’Afrique luttent depuis des siècles. Le quotidien Le soir de Belgique du 27 octobre 1986 écrivait à ce propos : “L’attribution du prix Nobel de littérature 1986 à l’écrivain nigérian Wole soyinka est importante à plusieurs égards. Soyinka est un écrivain de génie et un grand humaniste.C’est aussi un écrivain africain et il était grand temps que le monde occidental apprécie une culture qu’il a si longtemps ignorée. Premier écrivain africain à être couronné, il représente aussi l’étonnante richesse des littératures post-coloniales, nées de l’union féconde entre la culture européenne et les traditions autochtones. Chez les auteurs dits “du tiers monde”, chez Soyinka en particulier, deux courants de culture, en se rencontrant, deviennent un fleuve aux eaux nouvelles, et l’anglais même, à l’origine langue imposée par le colonialisme blanc trouve un nouvel élan aux sources d’une pensée différente.Il était temps aussi de reconnaître que ces œuvres, insensiblement, modifient notre propre perception du monde, comme elles modifient jusqu’à la langue dans laquelle elles s’expriment”. C’est l’homme de cette trempe que le pouvoir nigérian à maintes fois malmené pour ses prises de position en faveur des libertés dans son pays, un pays de plusieurs dizaines d’ethnies avec environ 150 millions d’habitants, géré comme toutes les médiocres Républiques de la rente pétrolière.Tahar Djaout raconte sa rencontre avec l’écrivain congolais Tchicaya U’Tamsi pendant le mois de mai 1987 à Paris. L’écrivain meurt le 22 avril 1988 et Djaout témoigne de la grandeur de l’écrivain dans un numéro d’Algérie Actualité (12 mai 1988) : “Tchicaya U’Tamsi me racontait à Paris, de son ton un peu fiévreux mais où les notes d’humour abondent, son unique passage à Alger dans les années 1940 alors qu’il était encore adolescent. je crois qu’il transitait vers la France en compagnie de son instituteur de père qui avait un moment représenté à l’Assemblée nationale française ce qui était alors le Moyen-Congo. TChicaya émettait le vif souhait de revoir un jour cette ville, lui que ses fonctions à l’UNESCO ont conduit vers bien des pays d’Afrique mais pas vers l’Algérie.Le poète congolais avait un grand amour pour l’Afrique et refusait que le Sahara constituât une barrière comme il avait refusé que le fleuve Congo scindât en deux contrées distinctes le pays de Patrice Lumumba. TChicaya avait de nombreux amis maghrébins. Séjournant parfois au Maroc, il avait appris l’arabe (…) Avant donc de parler d’un poète qui ne cesse d’affirmer que l’eau des fleuves chante dans sa tête, il faut écouter sourdre un courant ininterrompu, une crue dont les eaux sont tour à tour fertilisantes ou dévastatrices. Il faut écouter le Congo — le Congo, pays et fleuve avec ses biefs et se rapides, avec ses pérégrinations folles à travers forêts et savanes”. Ayant dirigé le journal Congo et étant fortement marqué par l’assassinat du leader national et africain Patrice Lumumba, il sera déçu par le sort réservé aux indépendances africaines dont la plupart étaient des indépendances formelles, les dirigeants étant à la solde des ex-puissances coloniales : “Les blancs nous ont laissé leurs boys et leurs plantons comme maîtres”, écrivait-il dans son roman “Les fruits si doux de l’arbre à pain”Le Congo a aussi produit un autre écrivain d’envergure, Sony Labou Tansi, mort prématurément à l’âge de 48 ans en juin 1995. Il assumait complètement son choix d’écrire en langue française en disant : “Je me considère comme un voleur de conscience. Pour la langue française, c’est un choix. C’est un rapport d’amour”. Parmi sa dizaine de pièces écrites et publiées, figurent La Parenthèse de sang et Je soussigné cardiaque dont les personnages défendent une conception de la liberté opposée à une dictature féroce et absurde. Le pouvoir post-colonial est ainsi au centre de pièces comme Antoine m’a vendu son destin, La rue des mouches, moi, veuve de l’Empire. Ce trouble-fête qui a eu maille à partir avec les autorités de son pays qui lui avaient retiré son passeport en 1994. Malade, il n’avait pu être évacué en France pour y être soigné qu’après un appel signé par 1700 personnalités parmi lesquelles Elie Wiezel, Jean Laoucture et Tahar Ben Jelloun.C’est ce désenchantement et ces désillusions consécutives aux indépendances africaines qu’a tenté de faire connaître Amadou Kourouma (1927-2003), dans son roman “Les soleils des indépendances” (1968-prix de la Francité). C’est, sans doute, le plus important roman africain des années 1960/70. Kourouma y dénonce les mœurs politiques de l’Afrique contemporaine et montre le divorce qui s’installe dans l’esprit des dirigeants qui n’ont à la bouche que les mots progrès et développement mais cèdent en même temps aux superstitions les plus rétrogrades. Kourouma montre aussi comment cette Afrique, nouvelle, sans direction morale ou spirituelle en vient à renier une autre Afrique, plusieurs fois millénaire, qui a su triompher de tous les aléas de l’histoire. C’est à la description de cette Afrique qui se meurt que Kourouma consacre le meilleur de son temps. Henri Lamaître fait observer : “Jamais avant lui on n’avait décrit avec une telle profondeur la mentalité et les croyances de l’homme de la campagne qui communie avec la nature, vit dans la familiarité des esprits et des dieux : on comprend qu’un esprit comme Kourouma soit désemparé devant le verbalisme des politiciens et l’inefficacité des technocrates Mais il conserve les formes les plus caractéristiques de la littérature traditionnelle, il parvient cependant à créer aussi un effet de distanciation en se donnant l’apparence de railler son héros, dont la mort préfigure celle du monde qu’il représente”.“Mais alors, qu’apportèrent les Indépendances à Fama ? Ecrit Kourouma, rien que la carte d’identité nationale et celle du parti unique. Elles sont les morceaux du pauvre dans le partage et dans la sécheresse et la dureté de la chair du taureau. Il peut tirer dessus avec les canines d’un molosse affamé, rien à en tirer, rien à en sucer, c’est du nerf, ça ne se mâche pas. Alors, comme il ne peut pas retourner à la terre parce que trop âgé (le sol de Horodougou est dur et ne se laisse tourner que par des mains solides et des reins souples), il ne lui reste qu’à attendre la poignée de riz de la providence d’Allah en priant le Bienfaiteur miséricordieux, parce que tant qu’Allah résidera dans le firmament,même tous conjurés tous les fils d’esclaves, le parti unique, le chef unique, jamais ils ne réussiront à faire crever Fama de faim” (in Les soleils des indépendances, Edition du Seuil 1968).Vaste continent recelant des réalités sociales, culturelles et économiques aussi diverses que contrastées, il se dégage pourtant, du fait d’une histoire tourmentée du nord jusqu’au sud ayant bouleversé les peuples africains dans leur être même, un ensemble de traits communs qui se lisent dans la culture africaine en général et dans la littérature de ce continent en particulier.Qu’elle se réclame de la négritude comme le veut Senghor, de l’esprit révolutionnaire comme le réclame Fanon ou de la synthèse culturelle comme l’a expérimenté Wole Soyinka, la littérature africaine constitue une esthétique, un domaine d’étude et une sensibilité qui font d’elle presque une “entité” et aussi assurément un pan considérable de la grande littérature universelle.
Amar Naït Messaoud
