Le mal du pays réel

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Ces propos, attribués à un ami de l’écrivain noir américain, James Baldwin, dans Un passager de l’Occident, résument foncièrement l’esprit de ce livre, dédié au déracinement et à l’exil. Ecrit au début des années 70, ce texte met au jour les méfaits de tous les intégrismes : intellectuel, culturel, racial, cultuel…

Dans la première partie de cet ouvrage, l’accent est mis sur le ségrégationnisme américain, et son corollaire, le mépris et la violence physique envers les Noirs. Les inégalités entre Blancs et Noirs sont à tous les niveaux de la société américaine. On ne peut parler de citoyenneté à part entière pour ces derniers. Ceux qui osent dénoncer, tenter une conciliation ou inciter à combattre ces intolérances, sont assassinés, à l’exemple de Kennedy, Martin Luther King, de Malcolm X… Ou forcés à l’exil, comme, justement, James Baldwin dont il est question, ici, dans la première partie de ce livre : il quitte l’Amérique parce que menacé de mort. « Ils ont tué tous mes amis. Et maintenant c’est comme si j’étais tout seul. Le monde devient petit quand on est tout seul. »

Brandy Fax (le journaliste qui interviewe Baldwin) aussi se sent seul. Le monde est petit… comme ce bistrot parisien où se déroule leur rencontre. Le garçon qui les sert est un Pied-noir. Il a suffi d’avoir prononcé le mot « Algérie » pour que le déchirement fasse saigner les souvenirs de l’un et l’autre. Le Pied-noir a quitté l’Algérie en 1955, à cause de la guerre, et n’y est plus retourné. L’attachement qui l’y lie est charnel : « J’ai beau avoir été en Grèce, au Portugal, en Espagne, j’ai toujours été malheureux de penser que j’aurais pu être en Algérie ».

Brandy Fax, lui, les raisons de son départ sont multiples

Né dans une  » presqu’île  » kabyle, nommée Collo, il était frappé très tôt par la façon dont est accaparé et exercé le pouvoir en Algérie. Ceux qui le détiennent ne le lâchent jamais, parce qu’ »ils le prennent pour une banque suisse ». La question de l’identité, en Algérie, est historiquement bafouée. Car « si vous dites, au-delà de la presqu’île, à l’Algérien que vous rencontrez : je suis Kabyle », que croyez-vous qu’il vous répondra ?… Il vous dira : « C’est faux, tu es Algérien avant d’être Kabyle », ce qui pour nous est impensable historiquement. L’Algérie est venue après la Kabylie.

C’est un fait, l’Algérie est une création récente des droits des peuples à disposer d’eux-mêmes…Autre rencontre, celle de Conchita, native du sud de l’Espagne. Entraîneuse dans un bar, elle amuse les clients, les divertit. Elle donne du plaisir, tout en refoulant au fond d’elle-même sa douloureuse solitude. Toujours les affres de l’exil, toujours le besoin de renouvellement. La récupération de soi c’est d’aller vers son passé. Le narrateur se renouvelle à travers une lecture assidue des contes populaires. Une manière à lui de se ressourcer, de ne pas perdre racines, même très loin de sa presqu’île.

Voyage vers l’Espagne. Retour aux sources pour Conchita, évasion pour Brandy. Orense, Vigo, Cangas… Le narrateur traîne sa nostalgie dans celle de l’Espagne natale de Conchita. Tandis que celle-ci fond dans l’humus de sa terre-matrice, notre Brandy Fax (qui n’est autre que l’auteur lui-même) est happé, malmené par un tourbillon de pensées et de sentiments contrariés, tiraillé entre réalité et allégorie. L’Algérie est vrillée en lui. L’Algérie et, surtout, sa Kabylie le rattrape, l’étreint.

Eclatent alors l’amour, la douleur dans le besoin d’écrire. Poésie, pensées, personnages symboliques, victimes de leur patriotisme sincère, forment des chapitres, disent le mal du pays réel, historique. C’est dans ses pérégrinations à travers l’Occident que l’auteur replonge dans sa profonde Berbérie. Roman de l’exil, roman contestataire, Un passager de l’Occident est aussi un réquisitoire contre l’Algérie qui se nie dans son passé abyssal pour se créer dans un présent aux racines inventées.

Malgré le style quelque peu rebutant, ce roman, difficile à cerner, brille par sa lucidité indicible : le réalisme de l’auteur transcende l’ubiquité d’une fiction dispersante pour imposer une vérité toujours d’actualité.

Ahcène Bélarbi

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