“Ma seule revendication est, makayen walou kima l’amour”

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La Dépêche de Kabylie -Tout d’abord qui est Cheikh Sidi Bémol et d’où vient cette appellation ?

Cheikh Sidi Bémol -Sidi Bémol !… Je trouve que ça sonne bien, et comme je ne suis plus un Chab (jeune) j’ai rajouté le titre de Cheikh. C’est un hommage aux anciens. Le Sidi est un peu prétentieux mais le Bémol est là pour ramener les choses à leurs juste valeur.

D’un biologiste généticien et d’un caricaturiste censuré à un musicien. Comment s’est faite la mue et quelle est la relation entre la génétique, le dessin et la musique ?

J’étais passionné par la biologie et mon rêve était de monter un laboratoire de génétique des populations à l’université de Bab Ezzouar. Le dessin et la musique sont aussi des passions mais je n’ai aucune formation dans ces domaines ; je suis un autodidacte intégral dans ces matières et je savais que c’était très difficile d’en faire mon métier.

La biologie est la science de la vie. La génétique étudie l’origine de la vie. L’art, la musique et le dessin sont une autre façon plus poétique de décrire la vie et lui donner du sens. Tout ça est un peu lié et nous passons tous notre vie à essayer de lui trouver un but et une signification, mais là on est déjà dans la philosophie.

J’avais réalisé en 1982 une petite bande dessinée intitulée « Le Crieur », sur un scénario de Salim Aissa. Elle n’a jamais été publiée car elle était jugée trop  » obscène « . Pourtant, elle ne contenait rien d’extraordinaire. Elle montrait juste des jeunes gens qui s’aiment et qui rêvent. J’avais aussi monté de petits groupes en musique avec des copains, mais c’était compliqué de trouver des instruments, des endroits pour répéter, pour jouer…

C’est à Paris qu’a surgi votre penchant vers la musique, et ce d’une manière claire. Racontez-nous cet épisode ?

En 1988, j’étais en première année de doctorat de génétique et je commençais à avoir pas mal de contrats pour des affiches, des expositions, des concerts. C’était difficile à concilier avec le travail de recherche en laboratoire. Il fallait choisir une route, la science ou l’art. J’ai choisi le dessin et la musique.

Avec d’autres artistes de talent, comme Amazigh Kateb, Karim Ziad…, vous avez fait d’une ancienne usine à Arcueil un point de chute pour nombre d’artistes. D’où vient l’idée de transformer cette usine en lieu d’arts et que représente pour vous ce lieu ?

C’était plutôt avec Youcef, Gaâda Diwane de Béchar, et quelques autres. Amazigh avait déjà lancé Gnawa Diffusion à Grenoble. Karim travaillait souvent avec les musiciens qui constitueront l’ONB. L’Usine était louée par Samarkand, le label qui a produit tous nos premiers albums. En 1998, nous avons créé le collectif Louzine pour reprendre le bail de location et ça nous a beaucoup aidé.

C’est extraordinaire d’avoir des locaux où l’on peut travailler à toute heure du jour et de la nuit. Il y avait beaucoup de musiciens, une centaine, dont la moitié algériens ; il y avait aussi des peintres et des photographes. C’était une véritable fourmilière. On y faisait des expositions, des répétitions, des enregistrements, des concerts, certains y vivaient carrément le temps de trouver un appartement.

Quand on avait des difficultés, on allait à l’Usine, on trouvait un café, des clopes, on parlait, on trouvait des contacts, on s’entraidait, surtout qu’il y a eu des périodes un peu dures avec des problèmes de papiers, des épisodes de doutes et de découragements. L’Usine, c’était un peu notre famille et on lui doit vraiment tout. Le bail de location s’est terminé en août 2007 et on a été obligés de quitter les lieux en novembre 2007, mais le collectif existe toujours et les liens tissés entre nous sont incassables.

En 1998 vous avez enregistré votre premier album, en 2000 un live à Alger, en 2001 l’album berbèro-celtique avec Thalwegh, puis El Bandi en 2003 et enfin l’an dernier, vous êtes revenu avec Gourbi rock. Parlez-nous succinctement de ce dernier album ?

On a toujours eu du mal à classer ma musique. C’est le journaliste Aziz Smati qui a inventé le terme  » Gourbi Rock  » pour qualifier la musique de Cheikh Sidi Bémol. J’aime bien cet adjectif car le gourbi, malgré son aspect précaire et composite, est quand même une habitation où les gens vivent, où ils s’aiment et ont des enfants, ….

Les chansons de l’album ont été écrites avec Sid Ahmed Sémiane. Je connaissais depuis longtemps le travail de cet immense auteur, j’ai lu toutes ses chroniques et j’admirais sa plume franche et claire. Puis, j’ai eu la chance de le rencontrer et de travailler avec lui sur cet album qui raconte comme toujours des histoires algériennes. Il y a cette fille,  » Saâdiya  » que la vie a jeté sur le trottoir ; il y a ce « Walou » qui disparaît et laisse un grand vide dans nos cœurs, il y a cette mère qui montre la photo de son fils disparu et à qui je dis « Ma Tloumniche » ; il y a ce  » Rxis  » qui nous empoisonne la vie avec ses combines sournoises ; il y a « Bab El Mina », cette porte du port d’où l’on voit les vagues pleines de rêves qui viennent cueillir les harragas, ….

Votre musique est le parfait mariage  » heureux  » entre des styles algériens et d’autres venant d’ailleurs comme le blues, le rock… Pourquoi avez-vous opté pour ce métissage des styles ?

Dans mon travail j’utilise beaucoup de matériaux qui viennent de tous les styles et de tous les pays pour chanter une musique typiquement algérienne.

Quand on joue en Europe, les gens ont l’impression d’écouter quelque chose de familier grâce aux sonorités rock et blues mais en même temps ils comprennent immédiatement que nous venons du Maghreb grâce aux mélodies et aux rythmes, et souvent ça change leur vision un peu exotique de l’Algérie avec les palmiers et les belles jeunes filles qui vont sur les chemins poussiéreux avec des cruches remplies d’eau. Nous leur décrivons nos villes, nos banlieues, nos autoroutes, nos usines, nos partis, nos jeunes, nos manifestations, etc…

Le public admire votre musique et notamment votre manière d’aborder la situation que vivent les Algériens avec un humour corrosif qui frôle la banalisation de cette même situation. D’où vient cette manière d’aborder notre vie d’une manière aussi sarcastique ?

Les Algériens ont toujours eu un sens de l’humour très développé. C’est pour ça qu’aucun dictateur ne pourra jamais régner chez nous : personne ne le prendrait au sérieux.

Vous chantez en arabe algérien, en kabyle, en français et parfois des expressions en anglais. Pour quel motif ce multilinguisme ?

Le kabyle, l’arabe algérien et le français sont mes langues naturelles, j’ai été éduqué et j’ai grandi avec ce multilinguisme à l’école, à la maison et dans la rue. J’ai fait une chanson en anglais algérien pour viser le marché américain. Naturellement ça n’a pas marché mais on a bien rigolé.

Au delà de votre style de musique qu’on qualifie  » d’inclassable  » et de l’humour dans vos textes, des propos contestataires et engagés envahissent vos chansons. Alors, là, est-ce que c’est  » le Crieur  » qui influence le Cheikh ?

Je ne pense pas que je sois contestataire ou engagé ; je ne fais partie d’aucune organisation politique et je parle de sujets très quotidiens et très simples en vérité. C’est effectivement comme Le Crieur. Ma seule revendication est :  » Ma kayen walou kima l’amour « . Si l’on pouvait l’ajouter dans notre constitution j’en serais très content. Et j’aurais peut-être beaucoup de droit d’auteur.

Vous avez enregistré un album exclusivement berbèro-celtique. Quel est le point commun entre les deux genres ?

Les mélodies bretonnes et irlandaises sont incroyablement proches des refrains kabyles aussi bien dans les gammes utilisées que dans les sonorités des instruments.

Dans le temps, j’écoutais beaucoup Jethro Tull et je pensais qu’il était un peu kabyle (mais il est Ecossais).

Je pense qu’il y a un énorme chantier à ouvrir en multipliant les rencontres entre des musiciens traditionnels kabyles et celtes. Je suis sûr que ça donnera des merveilles. Je suis très intéressé par cette fusion et je vais reprendre le concept Thalweg pour une nouvelle fête berbéro-celtique.

Vous avez chanté en kabyle, votre langue maternelle. Le public pourra-t-il s’attendre à un album exclusivement en kabyle ?

Je viens tout juste de finir « Izlan Ibahriyen Volume 1 », un recueil de douze chansons de marins kabyles et qui doit sortir bientôt en Algérie. C’est le poète Ameziane Kezzar qui a initié ce travail. Il a reconstitué une quarantaine de chansons marines en kabyle datant des années trente. On pense qu’elles ont été introduites par des Kabyles qui ont travaillé sur les bateaux français de l’époque. Elles sont inspirées des traditionnels marins bretons corses et anglais. Ce travail va être publié en trois volumes.

Si nous parlions de la musique algérienne… Quel regard portez-vous sur elle ?

Je pense que la musique algérienne a un potentiel immense. Il y a beaucoup de jeunes qui ont la vocation et le talent. Il faut les encourager et les aider. J’espère que les gens vont investir dans les locaux de répétitions et d’enregistrement, dans les cafés concert et les petites salles de quartier, dans les écoles de musique, dans les ateliers de musique assistée par ordinateur, etc.

Avez-vous des projets ici, en Algérie comme galas, tournées, spectacles, notamment avec votre dernier album ?

J’espère revenir très bientôt pour d’autres concerts un peu partout. Je rêve d’un petit spectacle à Bouzeguène. J’espère aussi enregistrer avec des musiciens d’ici le prochain album berbéro-celtique justement.

Sinon, un dernier mot ?

Je salue tous ceux qui sont venus au concert organisé par Arts et Culture le 7 juillet dernier.

L’ambiance était vraiment magique et je ne suis pas près d’oublier l’accueil de ce public extraordinaire. Je leur dis : “Merci, mille merci !”. J’ai vu aussi qu’on a fait la “Une” de la Dépêche de Kabylie : c’est un grand honneur. D’ailleurs, j’aimerais bien publier mes dessins dans votre journal. A qui faut-il envoyer mon C.V, ?

Interview réalisée par, Mohamed Mouloudj

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