A livre ouvert

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A proximité du lycée Redha Houhou qui prend une respectable superficie du centre-ville de Constantine, le bouquiniste pose depuis les premières heures de la matinée, ses précieuses pièces sur un film plastique étalé sur le trottoir. la placette regorge de monde en raison de la présence d’une station des taxis et, en même temps, c’est le cœur de la ville, de la vieille ville. Nous sommes sur le piton de la cité qui donne, d’une façon vertigineuse, sur le cours du Rummel. A partir des escaliers qui descendent sur presque 200 m au lit de l’oued, nous apercevons un carré de jardin bien travaillé donnant un faste de verdure, un carré qui, à la profondeur considérée, prend les dimensions d’une ardoise scolaire. Le pond suspendu donne l’impression d’une corde en lévitation. Aux novices, le passage des bus et des camions gros tonnage donne plus que de la chair de poule : un tournis caractérisé.Dans un silence religieux auquel il s’est apparemment astreint depuis longtemps, le bouquiniste brasse des yeux les passants. Ceux qui s’engouffrent dare-dare dans les taxis ne sont pas des clients à convoiter. Les lycéens, en sortant à midi, bloquent carrément la circulation sur cet étroit couloir qui s’ouvre sur un précipice. “Je n’ai rien à attendre de ce côté-là. Cela fait des années qu’ils passent ; c’est à peine si deux ou trois d’entre eux ont pu retourner les pages de garde d’un Balzac ou d’un Cervantès. Mes meilleurs clients, ce sont les étrangers à la ville, ceux qui montent au cœur de la médina pour apprécier les escarpements et les pièces de musée. Car, ne l’oubliez surtout pas, le musée de Cirta est à une centaine de mètres d’ici. J’ai obtenu mon CEP dans les années 1970, et après avoir bourlingué à El Khroub et Oued Zenati en exerçant plusieurs métiers, j’ai pensé à ceux qui cherchent à acheter des livres, qui font des centaines de kilomètres et reviennent bredouilles. Au début des années 1980, il était presque impossible de se procurer un classique dans toute la région de l’Est. Je m’approvisionnais chez des amis et connaissances à Alger et Blida. Ils m’ont toujours arrangé ; je ne payais qu’après avoir vendu ici, sur cette placette. Mais, je vous le dis et prenez-le pour vérité, mon capital, du moins ce que je vois comme tel, je considère que c’est la lecture elle-même. Car, avant de céder un ouvrage de l’envergure de Monstesquieu ou de Bernard Shaw, assurez-vous que je l’ai lu ou même relu”.Les aveux de notre bouquiniste ont pris l’allure d’une petite harangue, et Ahmed semble très intéresse par le parcours du bonhomme. Il venait justement de sortir du musée Cirta dont Ahmed lui a parlé tout à l’heure. Il fut carrément sidéré par cette mosaïque byzantine transportée depuis Batna pour être abritée dans cet établissement ; cela s’est fait du temps de la colonisation. La placette grouille de monde. Un groupe de jeunes venant de Sétif s’arrêta net devant le “musée de livres” comme l’appelle notre interlocuteur. C’est sans hésitation qu’ils prennent une vieille édition de “L’Incendie” de Mohamed Dib.“J’en ai déjà une, plus récente, à la maison, mais je voudrais bien acquérir ce bouquin aux pages jaunies par le temps ; je le vois comme un manuscrit qu’il faut garder coûte que coûte”.Ahmed a aussi connu d’autres bouquinistes à travers l’Algérie. Certes, ce n’est pas le Quartier Latin de Paris — endroit qu’il a visité une seule fois il y a deux ans de cela —, mais se rendre chez des amoureux du livre qui vous tiennent en familiarité set s’échinent à vous rendre service en se mettant à chercher à votre place un bouquin qui manquerait à votre collection, voilà un plaisir de privilégiés, un bonheur sans cesse renouvelé.Après les fameuses arcades d’Oran sous lesquelles on peut se faire servir un “Arlequin” ou “La Peste” de Camus et la librairie Benbernou de Mostaganem, dans laquelle sont empilés pèle-mêle Freud, Marx, Molière et Saint-Simon, Ahmed fit la connaissance d’un bonhomme de métier même si le registre de commerce ne signale pas ce genre de métier. Il s’agit de Mouloud, l’homme à la perruque que tous les passants de la rue Michelet à Alger connaissent peu ou prou. Il y a d’abord le fait que sa petite boutique “Nedjma” soit située sur l’une des plus célèbres artères de la capitale. Ensuite, par son visage affable et son regard connaisseur — qui détecte rapidement le vrai lecteur et approximativement le type de livres qu’il cherche —, l’on ne peut rater Si Mouloud dès qu’on arrive sur le seuil de son petit musée. Mouloud à hérité la librairie d’un Français. Pendant les années 1970/1980, le magasin était le rendez-vous d’une certaine élite, de groupes d’étudiants qui se rencontraient ici pour acheter ensemble les ouvrages de littérature, philosophie, les autres sciences humaines et même des livres de spécialité : médecine, mathématiques, comptabilité,…Ahmed a toujours de la reconnaissance pour Si Mouloud chez qui il passait régulièrement pour prendre des livres. Le bouquiniste prend note des besoins de certains lecteurs. Il essaye de les satisfaire au maximum. “A votre prochain passage, inch’Allah, le livre sera là”. Quand Ahmed le revit dernièrement après une rupture de plusieurs années, Si Mouloud paraissait fatigué. Son visage exprimait une certaine amertume. “Aujourd’hui, il n’y a ni lecteurs ni bouquinistes. C’est la dèche. Les gens ne lisent pas, ils ne connaissent pas ce bonheur unique, irremplaçable. De plus, le métier a perdu ses professionnels. Où sont les librairies qui peuvent conseiller le lectorat, capables de se plier en quatre pour dénicher un livre à un client fidèle ?”.Mouloud n’a certainement pas tort. Même si sur certains étalages de la Grande Poste on peut obtenir un Jules Verne à 120 Da et un James Joyce à 400 DA, la relation entre l’acheteur et le vendeur est hautement impersonnelle, voire froide. Cependant, vu les prix pratiqués par les librairies sur les livres neufs d’importation et devant l’absence de certains ouvrages sur les rayons des grands magasins de livres (allez trouver les œuvres de Abdellah Mazouni, Djamila Débèche, Jean Amrouche, Georges Schéhadé,…), le bouquiniste demeure le passage obligé de tous ceux qui veulent s’instruire, se cultiver ou s’occuper sainement. Le bouquiniste restera l’ami intime de celui que le destin à frappé de “ce vice impuni, qu’est la lecture” (Valery larbaud).

Amar Naït Messaoud

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