Lorsque les Kabyles se rebellent contre le fait accompli colonial

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Le déséquilibre du rapport de force est flagrant et les convoitises nourries par les colons à l’endroit des plaines fertiles de l’est et de l’ouest algériens ne pouvaient attendre davantage. Oran sera prise en 1831 et Constantine en 1837 après une résistance farouche des partisans d’El Hadj Ahmed Bey. Ce n’est que 27 ans après la prise d’Alger que la Haute Kabylie sera investie par les troupes du maréchal Randon après d’âpres batailles livrées par les soldats de Lalla Fadhma n’Soumeur au cours desquelles des milliers d’éléments de l’armée ennemie furent décimés. Ce qui sera cyniquement appelé la  »politique de pacification » s’apparente à un véritable génocide qui fera disparaître hommes, femmes et biens et qui fera sombrer la région dans une soumission jamais réellement acceptée ; d’où des tentatives permanentes de soulèvement et des révoltes réprimées dans le sang. Parmi les grands soulèvements des populations kabyles enregistrés par l’historiographie officielle de la France, celle ayant eu pour lieu de départ les monts des Biban et la plaine de Medjana sous la conduite d’El Mokrani est sans doute la plus célèbre. Elle embrasa pratiquement toute la Kabylie sur des zones dirigées par des lieutenants fidèles du dirigeant El Mokrani. Une fois matée la rébellion- au prix de considérables pertes dans les rangs de l’occupant-, les principaux instigateurs et autres meneurs furent déportés qui à la Nouvelle Calédonie qui à Cayenne, en Guyane française. De même, les meilleures terres agricoles de la région seront confisquées, en vertu de la loi du Senatus Consult, au profit de colons lorrains, alsaciens et autres exploitants déchus de la Métropole. Entre avril et juillet 1871, une révolte des populations de la région de Tizi Ouzou arriva à mettre la pression sur les cantonnements et les édifices français au point des les assiéger. Un précieux témoignage d’un fonctionnaire des services de l’Enregistrement français détaché en Kabylie sur ce célèbre épisode de la résistance contre l’occupation étrangère a été publié dans le numéro 64 de la Revue Africaine (année 1923).

Il s’appelle Marcy de Pradel de Lamase et était originaire du Limousin. Il évolua dans sa carrière dans les services de l’Enregistrement et fut affecté à Alger à la fin de l’année 1867. En juin 1870 et après différents stages, il sera muté par son administration à Tizi Ouzou. Marcy passa les premiers mois d’exercice à Tizi Ouzou dans une sérénité qui laisse transparaître beaucoup d’inquiétude lorsqu’on se penche sur les lettres qu’il prenait le soin d’écrire presque régulièrement à ses parents restés en France. La situation ne tardera pas à se gâter et personne ne se sentira plus en sécurité à commencer par les soldats et les chefs militaires stationnés à Tizi Ouzou et à Fort National. Nous présentons ci-après quelques extraits des lettres de Marcy de Pradel qui nous renseignent sur l’esprit de résistance des populations kabyles et les exactions dont se sont rendus coupables les autorités et les militaires français.

Amar Naït Messaoud

Alger, 28 mai 1870– Ma nouvelle résidence n’est pas des plus agréables ; ce n’est plus le même pays que celui que j’ai eu l’occasion de connaître jusqu’à présent en Afrique ; Tizi Ouzou est une petite ville en pleine Kabylie, sur l’Atlas ; il y fait l’hiver à peu près le même climat qu’en France, il pleut et y neige beaucoup ; la langue qu’y parlent les indigènes est une langue à part qui n’a pas le moindre rapport avec l’arabe, car les Kabyles et les Arabes ne se comprennent même pas ; la langue écrite est seule la même, c’est l’arabe du Coran. Du reste, dès mon arrivée, je vous donnerai de nouveaux détails. Tout ce que j’en sais, c’est par ouï-dire.

Tizi Ouzou, le 21 juillet 1870- Vous vous plaignez de la chaleur en France ! Je désirerais bien ne pas en ressentir davantage ici, mais depuis mon arrivée à Tizi Ouzou, le thermomètre n’est jamais descendu de 38° à l’ombre et exposé au Nord. La température moyenne est de 40° à 46°, c’est une vraie fournaise ; on ne sait où se mettre et pas un cours d’eau pour se baigner. Par bonheur, j’ai une bonne constitution, mais j’en ai besoin. Beaucoup de personnes ont la fièvre ; je travaille dans mon bureau avec une gandoura pour tout vêtement ; c’est une grande chemise arabe qui descend jusqu’aux pieds, et encore je suis tout en nage.

Tizi Ouzou, le 17 octobre 1870- Vous n’avez pas à vous préoccuper de moi ; la Kabylie est très tranquille et ne songe pas à se soulever. Du reste, se soulèverait-elle, il y a un fort que les Kabyles ne sont pas capables de prendre, parce qu’ils n’ont pas de canons ; aussi, je suis parfaitement à l’abri.

Tizi Ouzou, le 22 novembre 1870- En Afrique, il y a eu quelques menées révolutionnaires. Alger, Constantine et Oran ont eu leurs échauffourées, qui heureusement, ont été sans importance. Il y a eu à Alger quelques meneurs beaucoup plus que douteuse, je dirai même ignoble, qui ont voulu soulever les masses. Ils y sont parvenus, mais heureusement cela s’est terminé sans effusion de sang (…) Ici, les Kabyles sont très tranquilles et ne songent pas, je crois, à se révolter.

Tizi Ouzou, le 22 mars 1871- Les Kabyles se sont effets soulevés, mais le foyer de l’insurrection se trouve dans la province de Constantine, assez loin de Tizi Ouzou. On leur a déjà infligé une première correction. Il y a quelques jours, un escadron de Chasseurs d’Afrique en a tué quinze et blessé une cinquantaine. Nous n’avons perdu, de notre côté, que trois hommes blessés grièvement et quatre chevaux. J’espère qu’on les ramènera bientôt dans le devoir. Pour mon compte, je suis ici en pleine sécurité, et, l’insécurité gagnerait-elle toute la Kabylie, je n’ai rien à craindre, car je serais toujours prévenu assez à temps pour me réfugier dans le fort et les Arabes n’ayant pas de matériel nécessaire sont incapables de tenter un siège. Ils feraient plutôt du mal aux colons épars dans les fermes, comme ils l’ont déjà fait, car dans la province de Constantine ils en ont assassiné un certain nombre. N’ayez donc aucune inquiétude à mon sujet, je suis très bien armé et je ne risque rien. Nous faisons cependant tous les soirs la patrouille, mais pour se garantir contre les maraudeurs. Je fais partie de la garde, mais comme homme de bonne volonté, car mes fonctions m’en exemptent, et je vais passer cette nuit au poste.

Tizi Ouzou, le 11 mai 1871- Je ne sais pas si ma lettre vous parviendra, car on envoie ce courrier par un cavalier arabe qui pourrait bien rencontrer sur sa route des bandes de révoltés, mais enfin à la garde de Dieu. Si elle vous arrive, vous serez rassurés sur mon compte.

Nous sommes bloqués dans le fort de Tizi Ouzou depuis le 17 avril et ce n’est qu’hier, 10 mai, qu’une colonne d’Alger est venue nous délivrer. Je ne croyais pas dans ma carrière pacifique être jamais obligé de prendre les armes, mais je suis heureux que cette circonstance se soit présentée ; je n’assisterai peut-être jamais à d’autres batailles.

Nous étions environ 400 hommes en état de porter les armes, et nous avons été attaqués dans les premiers jours par 12 000 ou 15 000 Kabyles avec une vigueur à laquelle on n’était pas habitué de leur part ; nous nous sommes tous mis à l’œuvre pour préparer les fortifications et en faire de nouvelles et nous avons réussi à les contenir.

J’ai assisté à plusieurs sorties où, je vous assure, il ne faisait pas bon. On entendait siffler les balles d’une rude façon ; enfin, j’ai eu la chance de n’être pas atteint. Nous avons eu pendant le siège 14 hommes tués et quelques blessés, mais nous avons bien tué un millier de Kabyles. Enfin, nous avons vu arriver la colonne avec bonheur, car nos munitions commençaient à diminuer. L’eau surtout était sur le point de nous manquer, car toutes les conduites avaient été coupées dès le premier jour et nous n’avions dans les citernes que 140 000 litres d’eau pour 800 habitant, hommes, femmes et enfants. Tout le village français a été brûlé. Je suis monté au fort avec les vêtements que j’avais sur moi et mon linge sale que j’ai le temps de mettre dans une malle avec mes registres courants. Pas une maison n’est restée intacte ; tous les colons sont dans la misère, mais ils ont au le temps de se sauver au fort.

Tizi Ouzou, le 23 juin 1871- Depuis ma dernière lettre, nous avons eu la visite d’une autre colonne, celle du général Cérez qui est venue rejoindre celle du général Lallemand. Toutes deux sont montées débloquer Fort-Napoléon. Depuis leur arrivée, elle combattent presque journellement les Kabyles et leur tuent beaucoup de monde. Une grande partie des tribus ont fait maintenant leur soumission, et j’espère que la campagne touche à sa fin. Mais, ces canailles ont fait du mal, surtout à Palestro où, après deux jours de lutte, ils ont assassiné 53 hommes, femmes et enfants après leur avoir fait subir les supplices les plus atroces. Le curé, la gendarmerie, tous ont été massacrés.

Jamais on ne tirera une vengeance assez éclatante de ces gueux, et certes, s’ils avaient pris Tizi Ouzou il n’y avait pas de pitié à espérer, mais avant de nous prendre, la plupart seraient restés sur le carreau ; on était bien décidé à se faire tuer, mais surtout à en tuer le plus possible.

Tizi Ouzou, le 25 juillet 1871- Moi aussi j’ai eu ma campagne à Tizi Ouzou. Il ne s’agissait de rien moins que d’empêcher 12 000 Arabes de monter à l’assaut si nous ne voulions pas avoir tous le cou coupé et bien d’autres choses encore plus tristes et plus terribles. Et pour faire cela, nous étions à peine 450 hommes renfermés dans le bordj avec cinq mauvaises pièces d’artillerie ; mais tout le monde a fait son devoir, sauf au commencement une compagnie de mobilisés qui nous a lâchement abandonnés à une sortie où nous avions failli être pincés. Le siège a duré 25 jours, et nous étions sur le point de manquer d’eau lorsque le général Lallemand est venu nous délivrer. Nous avons eu 17 hommes tués, mais les Arabes en ont perdu plus de 800. Ce n’est pas étonnant, car sauf les jours de sortie, nous étions derrière les créneaux et les Arabes qui montraient la tête derrière les retranchement où ils étaient cachés étaient salués d’une drôle de façon (…). Le pays s’est tranquillisé ici, mais je crois que pour rester paisibles, les Arabes ont besoin de voir circuler nos colonnes, car on les a imposés très fortement à cause de leur récolte, et c’est dur de leur arracher de l’argent. Le cercle de Tizi Ouzou et celui de Fort-Napoléon ont été imposés ensemble à 5 500 000 francs.

Sur cette somme, un million et demi sont déjà payés, mais c’est à force de menaces et par ce qu’ils voient continuellement circuler des soldats qu’ils s’exécutent. Je ne sais pas d’où ils peuvent sortir l’argent qu’ils donnent. Ils en ont probablement de pleins silos, car ils ne payent guère qu’en pièces de 5 francs en argent et ces pièces sont pour la plupart noires et pleines de terre.

Les récoltes ont été presque totalement dévastées dans les pays soulevés ; aussi, je crains fort qu’il ne survienne une famine.

In  »Revue Africaine »

n°64 (1923)

Rééditée par l’OPU en 1986

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