Une chronologie rimée et rythmée de la vie

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Les enfants expatriés, lesquels regagnent le bercail à l’occasion d’une fête ou de l’aïd, sentent une indéniable joie intérieure à ce que les enfants du village, encadrés par les membres du Comité, arrivent à imprimer une image de fête, de bonne humeur et de chaleureux accueil à cette place qui est considérée comme le cœur battant de l’agglomération. Elle salue et insuffle bon courage à ceux qui partent temporairement gagner leur pain dans les villes et les plaines d’Algérie ou des autres pays d’Europe ; elle les reçoit à bras déployés lors de leur retour en été ou pendant les fêtes religieuses du restant de l’année. En tout cas, cette place est le témoin des déplacements incessants des jeunes vers des horizons lointains – qui durent des mois, ou même des années – ou bien vers la ville proche de Michelet qui arrive difficilement à absorber une partie de leur angoisse et chagrins nourris par le chômage et l’oisiveté.

Dans un coin retiré de cette place, dda Oussaïd paraît plongé dans une profonde méditation malgré le grouillement et les déplacements incessants de personnes montant et descendant les rampes de la place. Arab Mohand Oussaïd est le poète méconnu qui continue sans tambour ni trompette à composer des vers et des strophes sur l’état de la société, les valeurs d’une morale ravalée au rang de stérile formalité et l’histoire tourmentée de la région et du pays.

Si en Kabylie une partie de ceux qui écrivent arrivent à faire passer leur message par le biais de l’édition, une frange importante de poètes, prosateurs, conteurs et chercheurs en patrimoine culturel plonge dans l’anonymat le plus durable. L’édition étant d’abord un acte commercial, le ‘’célèbre anonyme’’ d’un village ou canton éloigné de la montagne ne dispose pas d’armes nécessaires pour affronter l’édition. A compte d’auteur, voilà la nouvelle logique marchande. Beaucoup de candidats hésitent ou refusent à franchir le pas. C’est un peu le cercle vicieux : pour se faire éditer, il faut être un auteur établi, sinon célèbre. Pour accéder à ce statut, il faut se faire d’abord éditer ! C’est pourquoi, des dizaines de jeunes auteurs et même des ‘’taquineurs’’ de muses d’un certain âge comme dda Oussaïd font leur deuil d’une possible publication de leurs écrits mais continuent à taquiner le papier, à coucher des strophes et à consigner des renseignements historiques et ethnologiques précieux. Sans grands moyens, ils tiennent des cahiers d’écolier ou des feuillets volantes sur lesquels ils transcrivent les inspirations de la journée, les halètements de leur cœur, les ennuis d’un quotidien morose ou les espoirs de la vie en rose. En kabyle ou en français, parfois dans les deux langues, des écrivains anonymes existent. Ils ne se confient qu’à des connaissances qui peuvent comprendre leur situation de poètes ou prosateurs damnés. Quelques privilégiés parmi eux ont accédé furtivement à l’antenne de la radio chaîne II. D’autres ont pu glisser certains de leurs textes à des chanteurs qui se les sont parfois appropriés d’une manière déloyale et indécente. A chacun son destin dans un domaine où les mérites et les compétences mettent beaucoup de temps pour s’imposer. Malgré l’adversité et les différents écueils qui se mettent au travers de la voie de l’écriture littéraire, des jeunes tiennent à perpétuer le verbe ou le rythme de Si Muh U M’hand, à prolonger l’acte de Mouloud Féraoun, à s’inspirer de la poésie de Slimane Azem et à donner du tonus à la combativité de la poésie kabyle qui se situe dans une période charnière entre la tradition et l’innovation.

Marqué par le parcours chaotique de son pays

Des centaines de feuilles gribouillées, plusieurs cahiers classés, des pages écrites au stylo, d’autres ayant l’immense privilège d’être transcrites sur micro, une régularité inouïe en matière de suivi des événements du pays, événements qui servent de toile de fonds à une inspiration presque inépuisable étendue sur un demi-siècle de travail. Arab Mohand Oussaïd, c’est tout cela à la fois et plus encore.

Un ménestrel des temps modernes à la sensibilité à fleur de peau ; un barde qui entend les clameurs de sa terre, les cris des ses enfants sacrifiés depuis la Révolution armée jusqu’au Printemps noir. Un poète qui en appelle à la justice, veut redonner force à l’espoir et qui dénonce l’arbitraire et l’omerta qui en résulte.

A partir de son village, Taourirt-Amrane, dans la commune de Aïn El Hammam, il porte un regard critique sur l’ensemble de la société, les hypocrisies et les intérêts étroits qui la minent de l’intérieur, comme il sonde pour nous les espoirs de libération et les possibilités de sursaut salvateur qui couvent dans la colère tue et les yeux baissés du petit peuple.

“Me voici quêtant le temps, écrivant tout ce que j’entends pour que la postérité en soit instruite”

Ce regard inquiet et interrogateur, dda Oussaïd l’a développé depuis que, jeune berger, il fredonnait les poèmes des autres. Né le 15 septembre 1940 à Taourirt-Amrane, il dit n’avoir reçu aucune instruction hormis quelques cours du soir à Paris, dans le 2e arrondissement, lorsqu’il travaillait dans une imprimerie. Là, il a commencé à transcrire sur papier ses propres compositions en lettres latines.

Dda Oussaïd se souvient encore parfaitement du déclenchement de la Révolution de novembre 1954. Il avait alors quatorze ans. C’était samedi, jour de marché à l’ex-Michelet. Il est allé assister son frère dans son activité de marchand ambulant, et là il entendit les gens commenter ce qui s’était passé la veille dans plusieurs villes algériennes. Des attaques contre les casernements français et contre certains points sensibles de l’économie ou de l’administration coloniale. Son frère le renvoya à la maison de peur, se souvient notre barde, que la situation ne dégénère, en ville, à la façon du huit mais 1945 dans les villes de Kherrata et Sétif. Des amis avec qui il a fait le chemin jusqu’au village lui ont rapporté ce qu’ils ont entendu a sur” la radio du Caire en remerciant Dieu que les Algériens aient fini par prendre les armes contre l’occupant français. Il se souvient également de plusieurs faits relatifs à la guerre tels qu’ils se sont déroulés dans son entourage à Taourirt-Amrane. Dans le cadre de la politique de cantonnement tendant à isoler les moudjahidine des populations, ce village accueillit les populations du village voisin, Agouni n’Teslent, avec lequel ils ont formé une seule communauté pendant près de deux ans. Dda Oussaïd a obtenu du chef de front de son village la possibilité de monter la garde pour sécuriser le déplacement des maquisards dans et autour du village. A la fin de l’année 1960, il fut arrêté par l’armée française. Cela se passa au lendemain de l’attaque d’un campement de l’armée par les moudjahidine. En réfutant les explications des chefs militaires, Oussaïd reçut un coup de pied du sergent-chef et fut fait prisonnier pendant vingt jours. Deux jours après sa libération, il reçut une convocation des services de l’armée pour se rendre en conseil de révision (visite médicale avant incorporation). Il se rendit à la caserne d’Orléans (l’actuelle Ali Khodja aux Tagarins), puis à la caserne de Bizot à Blida. Un mois plus tard, il sera incorporé à Angoulême (France). Six mois plus tard, il sera muté à Lille et y restera jusqu’à la fin de la guerre de Libération en 1962.

Des strophes pour dire la vie et ses peines

Les premiers vers de dda Oussaïd remontent au début des années soixante et portaient principalement sur la Révolution de novembre. A ce jour, il cumule plus de 4 000 poèmes. Un recueil de 118 poèmes, nous apprend notre interlocuteur, est en voie de publication. Certaines de ses compositions ont été lues à la radio chaîne II par feu Si L’Hocine Ouarab.

Notre poète est du même village que Si Youcef Ouleqi, un autre grand aède mort en 1956 et dont les compositions, transmises de bouche à oreille, n’ont pas encore connu le privilège de l’édition.

Oussaïd a eu la chance d’être conseillé par le grand chanteur Taleb Rabah en matière de prosodie et de composition, comme il a eu l’occasion lorsqu’il était en France de fréquenter Slimane Azem. Il a même composé une chanson à son percussionniste (drabki). Il nous montre des photos avec l’auteur de “Ffegh a y ajrad tamurtiw” prise au cours des années 70 à Paris. Le nouveau millénaire a marqué notre poète par l’insurrection des jeunes lors du Printemps noir. Tout un cahier sert de support à des poèmes traitant de ces tristes événements qui ont fauché plus d’une centaines de Kabyles à la fleur de l’âge.

“La paix est la fille de la guerre, ceux qui, dociles, se conduisent comme un troupeau ne peuvent prétendre à aucun droit”

La “matière première” servant de substrat à la poésie de dda Oussaïd est là, à portée de main. Il faut cependant avoir cette âme damnée de poète pour la saisir et la dire en vers. Depuis la seconde Guerre mondiale jusqu’au Printemps noir, les Kabyles ont servi de chair à canon. Ceci pour ne rien dire de la première moitié du 20e siècle et des périodes antérieures.

A partir de son village, il regarde et appréhende la société avec le regard aigu et profond de quelqu’un qui a été puissamment marqué par les événements. Il en décortique le sens et en note le passage pour, dit-il, que les postérité puissent prendre connaissance des nos errements et de nos malheurs actuels. Ici, le rôle du poète consiste à trouver les mots justes et les images appropriées pour rendre plus saisissable cette fable qu’est la vie. Des images qui étaient avant l’intervention démiurgique du poète, d’une banalité quotidienne asséchée par l’urgence. Notre barde tente ainsi de donner sens et prégnance à nos heurs, malheurs et espoirs auprès d’une société en évolution trop rapide, révisant de façon déchirante ses valeurs ancestrales et happée par le clinquant d’une douteuse modernité.

Amar Naït Messaoud

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