La nature objet de science et la nature source de sens

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Par Pierre Guenancia*

La matière identifiée à l’espace ou à l’étendue, la considération des figures l’emporte sur celle des formes et le mouvement n’est plus que le déplacement d’un corps d’un lieu à un autre. Pour résumer, la connaissance des choses naturelles passe nécessairement par la mesure des différentes dimensions sous lesquelles on peut les envisager. Le but est d’expliquer les phénomènes naturels sans faire intervenir l’idée (confuse) de principe interne de mouvement, comme dans la physique d’Aristote, mais seulement avec des notions simples telles que figure, étendue, mouvement. Expliquer les phénomènes naturels c’est montrer comment ils peuvent être engendrés ou formés : les causes de la génération doivent être toutes mécaniques. Cela implique le rejet de toute finalité, de toute cause finale (comme principe d’explication). Ce rejet est identique à celui de la notion de forme : car la forme étant ce qui fait d’une chose telle chose déterminée, possédant une essence propre, elle constitue le modèle auquel doit tendre la formation d’une chose. La forme est une notion biologique plus que physique, elle semble indispensable à l’explication du vivant où n’importe quoi ne peut pas produire n’importe quoi. Ce qui persiste d’un individu à un autre c’est la forme, dite pour cela substantielle. Mais au 17ème siècle, la science de la nature est la physique qui englobe même la biologie naissante (biologie mécaniste). Dans la physique, telle que la comprennent Galilée et Descartes, on doit parler en termes de forces, de mouvements, de poids, de masses, de longueurs, de vitesses, etc., mais pas en termes de formes, c’est-à-dire de natures propres à chaque type de choses. La nature propre d’un corps est faite seulement de l’ensemble de ses propriétés physiques, c’est-à-dire géométriques. Le concept de corps est d’ailleurs un concept générique qui s’applique de la même façon à l’ensemble des choses matérielles (c’est-à-dire susceptibles d’être mesurées), ce concept permet d’unifier les choses matérielles et de mettre en évidence les propriétés communes à toutes, ce qui rend secondaires les différences spécifiques, c’est-à-dire les qualités par lesquelles les unes sont distinguées des autres.

D’où cette distinction fondamentale et d’une portée considérable pour la suite entre les propriétés qui sont inhérentes aux corps matériels, qui font partie, analytiquement en quelque sorte, du concept même de corps physique, et les propriétés qui sont relatives à la présence et à l’expérience de l’homme. Les premières sont des propriétés physiques (ou géométriques, car cela revient au même), les secondes sont des qualités sensibles, elles n’existent que pour un sujet qui a des sens et qui éprouve la dureté d’une pierre, la chaleur d’une flamme, la couleur du ciel, la douceur ou l’amertume d’un aliment, etc. Ces propriétés n’ont pas droit de cité en physique, elles n’ont aucune signification physique, elles n’en ont que pour l’homme. En devenant objet d’une science géométrique et rationnelle la nature physique a complètement perdu ce qui en faisait pour Aristote la source même du sens, origine et fondement de toutes les qualités qui font des choses ce qu’elles sont. On ne recherche plus ce qu’il est à une chose naturel d’être, par exemple quel est son lieu naturel, propre, par opposition avec ce qui est violent ou contre-nature : ainsi le lieu naturel d’une pierre, comme de tous les corps pesants, est-il le bas, et non le haut comme dans la mouvement violent du jet. Toutes ces  » explications  » sont aux yeux des philosophes modernes du verbalisme pur. Tous les lieux ou plutôt tous les points de l’espace sont identiques, aucun n’est plus naturel à un corps qu’un autre, tous les mouvements sont naturels, c’est-à-dire se font selon les lois de la nature, et dérivent par composition du mouvement le plus simple qu’on puisse concevoir (mais non observer), le mouvement rectiligne uniforme.

Ce profond changement dans la conception de la nature provoque une importante modification de la relation art /nature et une étroite, indispensable articulation de la science et de la technique. L’utilisation technique de la science permet d’espérer une science plus utile que celle que les Anciens ont léguée. Au lieu de cette philosophie seulement spéculative enseignée dans les écoles, c’est-à-dire stérile, verbale, uniquement préoccupée de déterminer, de façon quasi juridique ou administrative, la signification des choses naturelles, Descartes espère une philosophie pratique alimentée par la connaissance des propriétés des corps physiques, apportant enfin aux hommes la possibilité de se rendre  » comme maîtres et possesseurs de la nature « [1]. Il ne s’agit pas seulement de tirer profit de la nature, de l’exploiter comme nous dirions peut-être aujourd’hui, mais d’abord de vérifier au moyen d’expériences et à l’aide d’instruments que nous connaissons bien, vraiment et non pas seulement verbalement, les différents corps physiques et leurs principales propriétés. La connaissance de la nature ne consiste pas à identifier les causes ou les forces, mais à les reproduire, ce qui est la seule façon, ou du moins la façon véritable de les connaître. Contrairement à une idée répandue, la science moderne n’est pas une science essentiellement spéculative, qui attendrait de la seule intellection ou du calcul la connaissance a priori des lois ou des règles des phénomènes naturels. Elle est au contraire consciente des limites de la spéculation ou de la déduction strictement rationnelle. Ce n’est pas parce qu’elle serait activiste ou utilitariste, mais c’est parce qu’elle a conscience du rôle irremplaçable de l’expérience, de la confrontation qu’elle provoque avec les phénomènes eux-mêmes. Le recours à des modèles mécaniques, à l’horloge notamment, favorise la réduction de la distance, imaginée plus que véritablement connue, entre l’artifice et le naturel. Concevoir la nature comme un artifice divin, comme le font entre autres Descartes et Hobbes, c’est se ménager un accès aux causes de la nature, à l’atelier pour ainsi dire, au lieu de contempler la vitrine. Du coup les corps physiques, en tant que tels et non en tant que choses perçues, ne sont plus considérés comme des substances, c’est-à-dire des choses qui existent par elles-mêmes et ont une unité intrinsèque, mais plutôt comme des modes de l’étendue, individualisés par des configurations locales et des rapports de mouvement. Le plan de la connaissance est davantage celui des propriétés communes à tous les corps matériels que celui des propriétés spécifiques ou même singulières qui les distinguent ontologiquement les uns des autres. Leur identité est relative et non absolue, comme celle d’une substance qui est ce qu’elle est, nécessairement. Les choses sensibles ne sont pas des absolus, des données premières. Ainsi l’étude du mouvement se fait par la décomposition des mouvements composés de plusieurs mouvements en eux-mêmes simples dont il importe bien plus d’avoir la connaissance distincte que de savoir s’ils existent à l’état séparé dans la nature, en d’autres termes si ce sont des êtres réels ou des abstractions de l’esprit. Galilée définit le mouvement rectiligne uniforme, le plus simple de tous encore qu’il n’en existerait pas dans la nature, avant et afin de faire l’étude du mouvement uniformément accéléré qui constitue pourtant l’objet de cette science nouvelle dont il découvre les fondements dans ses Discours[2]. Chacun fait sienne, implicitement ou explicitement, la règle cartésienne de la méthode qui veut qu’on divise la difficultés en autant de parcelles qu’il se peut et que l’esprit aille de l’idée la plus simple à la plus complexe. Car qu’est-ce que cela change, que ce soit l’esprit qui mettre de l’ordre entre les choses ou qu’il le trouve en elles, à l’état naturel en quelque sorte ? A la limite, les corps physiques peuvent être considérés comme des figures géométriques sans qu’on puisse dénoncer dans cette opération une abstraction de l’esprit, ou du moins sans qu’une telle abstraction soit tenue pour une dénaturation de l’objet de l’étude. De même qu’avec des lignes on construit des surfaces et avec des surfaces des volumes, ainsi avec des éléments communs à tous les corps physiques on peut produire, ou concevoir qu’on le peut, la diversité infinie des corps, de leurs formes et des matériaux dont ils sont faits. Les qualités qui constituent l’essence des corps physiques étant toutes l’objet de mesures (ou pouvant l’être), il est tout à fait possible de diminuer ou d’augmenter ces qualités et de transformer ainsi une chose matérielle en une autre sans qu’elle perde son essence qui est celle d’une chose matérielle plus encore que celle d’une pierre ou d’un morceau de bois. En effet, les qualités qui appartiennent au corps matériel ou physique en tant que tel ne sont pas celles que les hommes sentent au contact de ces corps, la chaleur, la couleur, la dureté, etc. De Galilée à Locke en passant par Descartes la question des qualités premières et secondes accompagne, soutient et justifie la constitution de la première science de la nature, la mécanique rationnelle. Rappelons un passage de ces pages mémorables :

 » Je dis que je me sens nécessairement amené, sitôt que je conçois une matière ou substance corporelle, à la concevoir tout à la fois comme limitée et douée de telle ou de telle figure, grande ou petite par rapport à d’autres, occupant tel ou tel lieu à tel ou tel moment, en mouvement ou immobile, en contact ou non avec un autre corps, simple ou composée et, par aucun effort d’imagination, je ne puis la séparer de ces conditions ; mais qu’elle doive être blanche ou rouge, amère ou douce, sonore ou sourde, d’odeur agréable ou désagréable, je ne vois rien qui contraigne mon esprit à l’appréhender nécessairement accompagnée de ces conditions ; et, peut-être, n’était le secours des sens, la raisonnement ni l’imagination ne les découvriraient jamais. Je pense donc que ces saveurs, odeurs, couleurs, etc., eu égard au sujet dans lequel elles nous paraissent résider, ne sont que de purs noms et n’ont leur siège que dans le corps sensitif, de sorte qu’une fois le vivant supprimé, toutes ces qualités sont détruites et annihilées ; mais comme nous leur avons donné des noms particuliers et différents de ceux des qualités (accidenti) réelles et premières, nous voudrions croire qu’elles en sont vraiment et réellement distinctes « [3].

Les qualités sensibles ne sont pas des illusions subjectives, ce sont des propriétés au même titre que les autres mais elles requièrent le concours d’un sujet qui possède des organes pour voir, toucher, sentir, ouïr, goûter. Ce ne sont pas non plus des apparences, mais bien des données aussi objectives que la grandeur, le volume, le poids. Mais alors que celles-ci peuvent être divisées, comparées, mesurées parce que ce sont des quantités, celles-là ne peuvent être qu’éprouvées, d’une façon immédiate et globale, de la même manière qu’on éprouve un sentiment de joie ou de tristesse, la seule différence étant qu’on se sent joyeux ou triste alors que la couleur ou l’odeur sont attribuées à l’objet extérieur. Pourtant si l’objet, en tant que chose matérielle, existe réellement hors de l’esprit, la couleur ou l’odeur dépendent de l’existence d’un sujet qui voit et sent. La couleur verte de la prairie n’est pas pour autant  » dans ma tête « , elle est bien une propriété de la prairie que je vois en ce moment, mais cette perception originale, singulière et indéfinissable se présente à mon esprit d’une tout autre façon que la connaissance de la longueur et de la largeur de cette prairie. Je peux comparer ces dimensions avec celles d’une autre prairie et savoir de combien l’une est plus grande que l’autre, alors que la couleur d’une chose ne peut pas être transposée dans une autre chose, ni même comparée avec une autre. Il ne faut pas avoir vu un champ de mille mètres de long pour savoir ce que cette grandeur signifie, alors qu’on ne peut pas se représenter une couleur ou une odeur sans l’avoir préalablement vue ou sentie. Les qualités secondes ne sont pas moins fondamentales que les premières, mais elles ne le sont ni dans le même sens, ni par rapport au même sujet. Les qualités premières sont fondamentales pour les corps physiques, afin d’en déterminer la nature (dont on voit bien qu’elle est commune à tous les corps matériels. Certes le bois n’est pas le fer, mais cette différence n’est pas physiquement significative car les atomes, molécules, etc., qui les composent ne diffèrent entre eux que par leur configuration, leur nombre, leur poids, etc.).

A ces deux types de qualités correspondent deux sens du mot nature.

1- D’abord la nature physique ou l’ensemble des choses matérielles sous la juridiction des lois que Dieu lui a données. On peut comprendre cela de deux façons : soit comme Descartes pour qui les lois de la nature sont des lois que Dieu a imposées à la nature en vertu de sa toute puissance, soit comme Galilée ou Leibniz pour qui la rationalité, la simplicité de ces lois les ont recommandées à Dieu pour en faire celles de la nature tout entière et permettre à l’entendement humain de les découvrir et les connaître parfaitement. Mais dans les deux cas il s’agit de lois et non pas de décrets absurdes ou changeants, l’important étant l’inséparabilité des concepts de loi et de nature.  » Par la Nature, écrit Descartes, je n’entends point ici quelque Déesse, ou quelque autre sorte de puissance imaginaire, mais je me sers de ce mot pour signifier la Matière même en tant que je la considère avec toutes les qualités que je lui ai attribuées comprises toutes ensemble, et sous cette condition que Dieu continue de la conserver en la même façon qu’il l’a créée « [4].  » La nature, écrit cette fois Galilée, ne transgresse jamais les limites des lois qui lui sont imposées « [5]. Quelle que soit la signification métaphysique des lois de la nature, le terme de nature entendu comme l’objet d’une science géométrique contient l’idée de la composition homogène des choses ou des êtres qui en ressortissent, l’idée d’une constitution observable ou du moins intelligible, représentable, des moyens grâce auxquels les choses agissent les unes sur les autres, l’idée d’un fonctionnement régulier et même uniforme de cette grande  » machine « . La nature fonctionne en effet comme une machine, construite par un ingénieur, à la façon d’une horloge dans laquelle ne se trouvent que des pièces matérielles et des mouvements qui permettent la transmission de l’action des unes sur les autres. Il n’y a pas d’esprit dans l’horloge pour la faire marcher, la disposition des pièces et des rouages suffit à ce que l’horloge montre les heures. Certes, elle a été construite pour cela, mais de cela elle n’en a nulle conscience. Il faut chasser de notre imagination l’idée que de petites âmes enfermées dans les corps matériels les feraient agir et atteindre leur but. A la critique radicale et constante des formes substantielles par Descartes répond celle des qualités occultes par Newton qui à la fin de son traité d’optique étend à tous les phénomènes naturels les principes par lesquels il a expliqué la nature de la lumière et la formation des couleurs :

 » Je considère ces principes, non comme des qualités occultes, qui résulteraient de la forme spécifique des choses ; mais comme des lois générales de la Nature, par lesquelles les choses mêmes sont formées. La vérité de ces lois se manifeste par l’examen des phénomènes, quoique leurs causes aient échappé jusqu’à ce jour. Mais si ces causes sont occultes, leurs effets sont évidents.

Les Aristotéliciens ont donné le nom de qualités occultes, non à des qualités évidentes, mais à des qualités qu’ils supposaient cachées dans les corps, causes inconnues d’effets connus, telles que celles de la pesanteur, des attractions magnétiques, des fermentations, etc., en supposant que ces effets venaient de qualités qui nous étaient inconnues, et qui ne pouvaient jamais être découvertes.

Ces sortes de qualités occultes arrêtent les progrès de la Physique, et c’est pour cela que les philosophes modernes les ont rejetées. Dire que chaque espèce de choses est douée d’une qualité occulte particulière, par laquelle elle agit et produit des effets sensibles ; c’est ne rien dire du tout « [6].

L’ambition des plus grands penseurs de ce siècle révolutionnaire, y compris de ceux qui comme Pascal ou surtout Newton critiquent le mécanisme cartésien qui ne peut pas rendre compte à leurs yeux de l’ensemble des phénomènes naturels, est d’expliquer la nature avec des notions qui lui correspondent, par des concepts propres aux choses matérielles, et pour cela il faut d’abord éliminer toutes les pseudo notions dérivées de l’expérience humaine et projetées abusivement et inconsciemment sur les choses elles-mêmes, car, selon une belle formule pascalienne,  » Au lieu de recevoir les idées de ces choses pures, nous les teignons de nos qualités « [7]. En comparant la nature à une machine on contraint l’imagination humaine à se représenter un tout autre mode d’action que celui auquel elle est accoutumée. On évite ainsi de lui attribuer une intelligence, une sagesse, une ruse qui dispense de rechercher les causes matérielles qui sont toujours à l’origine des phénomènes naturels, ordinaires ou merveilleux comme l’arc-en-ciel dont Descartes explique la formation d’une façon paradigmatique dans son traité des Météores. Une même mécanique régit les phénomènes les plus différents et rapproche ce qu’on croit être les natures spécifiques de chaque ordre de choses. C’est par une action mécanique que tournent les planètes dans des orbes concentriques, que tombent les corps dits pesants à la surface de la terre, que croissent les plantes et vivent les animaux. L’animal n’est pas une pierre – les choses et les êtres conservent les caractères qui les distinguent dans le monde de la perception, mais les caractères perçus ne sont pas (nécessairement, du moins) des critères de distinction ontologique, sinon une distinction comme celle de l’âme et du corps serait naturelle à l’homme et ne lui coûterait aucune peine. La vie, ou le vivant, désigne d’autres types de phénomènes que ceux des corps physiques, matériels, mais l’explication de ces phénomènes ne doit pas plus recourir à des qualités occultes ou à des forces invisibles. Elle doit, elle aussi, tenter de ramener les effets à des causes simples et générales et ne pas faire appel à d’autres facteurs que les figures et les mouvements, c’est-à-dire à des notions que l’esprit humain est capable de concevoir clairement et distinctement, naturellement d’une certaine façon… Fontenelle a parfaitement exprimé l’esprit de la philosophie nouvelle, philosophie  » mécanique  » parce que les mouvements des corps sont expliqués par des causes matérielles et observables et non par les notions toutes verbales d’affinité, de vertu, de  » nature  » en un sens, parce que la nature ainsi expliquée ressemble assez bien aux coulisses du théâtre où des machines toutes simples font mouvoir des automates qui font l’admiration des spectateurs. Côté scène, la nature donne l’illusion de la spontanéité, de l’autonomie, d’un esprit ou d’une intelligence immanente aux choses, elle ressemble à l’idée qu’on se fait de la nature. Côté coulisses, ce ne sont que roues, poulies, cordes, leviers qu’on actionne, artifices qui semblent étrangers et même contraires à l’idée de nature. Mais en réduisant la distance entre l’art et la nature, en unifiant sur le plan épistémologique le concept de causalité, la philosophie mécanique n’a pas rapetissé la grandeur de l’univers et n’a pas réduit la nature aux dimensions d’une arrière-boutique ; au contraire, dit Fontenelle,  » je l’en estime beaucoup plus depuis que je sais qu’il (l’univers) ressemble à une montre. Il est surprenant que l’ordre de la nature, tout admirable qu’il est, ne roule que sur des choses si simples « [8].

La différence aristotélicienne entre immanent et transcendant (ou entre principe intérieur et extérieur) n’a pas ici de pertinence particulière car, même si les ressorts des êtres naturels sont invisibles, l’analogie avec la machine (automate) permet d’en inférer l’existence dans les choses naturelles vis-à-vis desquelles Dieu est le summus rerum opifex[9]. Comme pour les produits de l’art, l’action causale est celle de l’agent extérieur qui conçoit et exécute son projet. D’où le lien étroit entre la science et la technique : non seulement la science ne se définit plus par un idéal seulement contemplatif car elle a une utilité pratique, humaine, mais l’objet artificiel sert de modèle à la connaissance de la nature, car il n’y a rien de plus dans les corps que la nature fabrique que dans ceux que l’homme construit : une disposition des organes ou des pièces permettant un fonctionnement autonome. La thèse désormais admise sans difficulté de la réversibilité de l’art et de la nature, de l’artificiel et du naturel, est le résultat de la réduction des quatre causes aristotéliciennes à la seule cause qui soit pleinement cause, celle qui produit un effet différent d’elle et lui confère outre l’existence la capacité ou la puissance de s’y maintenir. Parler d’action causale serait tautologique, car une action est une production et une cause est opérative. La thèse, moins communément admise, de l’équivalence organisationnelle de la machine et de l’animal, doit d’abord s’entendre épistémologiquement. La connaissance des machines automates permet d’entrer, par modèle interposé, à l’intérieur des corps vivants et d’en faire une description ordonnée et même exhaustive. La différence entre l’artifice et le naturel n’est pas ontologique, c’est une différence d’échelle et donc de visibilité : les corps naturels sont des machines beaucoup trop petites pour être observées par l’homme qui doit alors inférer l’existence de parties invisibles à partir de celles qui sont visibles dans les corps de la nature. Le remarquable article 203 de la 4ème partie des Principes de la philosophie célèbre la rencontre de l’art et de la nature unis par une relation, sinon d’égalité, du moins d’équivalence, qui fait alterner l’imitation de l’une par l’autre. En disant qu’il n’est pas moins naturel à une montre de marquer les heures qu’à un arbre de produire ses fruits, Descartes ne cherche pas du tout à éliminer toute différence entre la nature et l’artifice et à priver ces mots de sens en les substituant l’un à l’autre, il ne fait pas l’éloge de l’artifice au détriment du naturel – ce qui serait d’ailleurs bien anachronique__ -, il veut seulement montrer que les choses matérielles, faites par l’homme ou par la nature, ne sont pas d’une essence foncièrement différente et que les règles de la construction mécanique sont des applications particulières des lois de la nature. Penser la nature sous le concept de loi revient à lui contester le statut épistémique de notion primitive, connue par elle-même, étant elle-même cause de l’idée par laquelle elle se fait connaître, et c’est du même coup en réduire l’écart avec l’art, faire rentrer les choses naturelles dans le rang des choses fabriquées. Cette conquête théorique qui est comme un pont jeté entre la nature et l’art, laissant là les discussions sur l’être des choses, permet au contraire de faire jouer les concepts sur les deux plans et de les enrichir par cette libre interaction. Par la technique, ou l’art, l’homme ne cherche donc pas tant à exploiter la nature qu’à s’en donner une idée claire par laquelle il ne se représente pas son essence mais seulement sa façon d’agir, de produire, sa causalité donc. Pour comprendre ce que l’on n’a pas fait (mais qui est de l’ordre du faire), il n’y a pas d’autre voie que de s’appuyer sur ce que l’on sait faire. D’où la place de l’expérience, réelle ou feinte (d’autant plus instructive qu’elle est feinte), en métaphysique et en physique : le recours à la liberté de feindre un nouveau monde pour distinguer les éléments nécessaires à la constitution de tout monde, l’artifice ou la fiction du malin génie pour mieux soustraire au doute les vérités nécessaires. Autant de procédés qui montrent qu’aux yeux de Descartes (et de tous les novateurs philosophes et savants de l’époque) la nature est un concept qu’il faut dégager de la masse d’opinions et de préjugés qui le recouvrent, et que c’est seulement à cette condition qu’on peut en faire un usage légitime.

On vient de le voir en ce qui concerne la nature comme objet de la science physico-mathématique dont le domaine est l’ensemble des corps matériels, c’est-à-dire des choses étendues, figurées et pouvant être mues de diverses façons.

Qu’en est-il de la nature entendue non plus comme matière et lois du mouvement, mais comme ce qui se rapporte particulièrement à l’homme, qu’il s’agisse de l’enseignement de la nature, de l’institution de la nature, et même (mais dans une autre dimension de la philosophie cartésienne) de la lumière naturelle ? Qu’en est-il de la nature comme source de sens pour l’homme ?

2 – Le thème de l’enseignement de la nature est comme le leitmotiv de la 6ème Méditation. Descartes y cherche d’abord à détecter les situations dans lesquelles le recours à cette expression semble s’imposer à lui, à dégager sa signification exacte et, enfin, à en valider l’emploi dans les limites préalablement tracées.

Si nous résumons l’ensemble des croyances que recouvre assez confusément l’expression  » la nature m’enseigne « , on dira, en allant vite, que la nature signifie ici un donné premier et permanent, qui n’a pas été acquis par expérience et qui me pousse à agir ou à croire sans réflexion, naturellement donc ! Un tel enseignement serait comme une leçon apprise sans effort, apprise même à l’insu du sujet, d’autant mieux sue, d’autant plus utilisable qu’elle demeure comme telle ignorée du sujet.

(A suivre)

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