Bachir, de marbre et de zinc

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Bachir, tu l’as encore fait. Claquer une porte, l’ultime, à moins que ce ne soit l’avant-dernière. Eh oui, nous te savons capable de faire la nique au paradis auquel tu disais croire quelquefois parce qu’il faut bien “s’accrocher à quelque chose” “on a tous nos lâchetés.” Puis tu te reprenais, le bonheur d’exister bourdonnant comme un essaim sauvage de l’Ouarsenis de ton enfance et la vie sommée d’être belle. La laideur interdite de table et la médiocrité exclue de tes ateliers, tu étais l’offrande providentielle qui nous arrachait à nos torpeurs, bousculait à chaque instant nos plates certitudes et, luxe rendu inaccessible par nos paresses légendaires, tu suggérais, toujours avec finesse, que l’espoir était permis. Comment, diable, les oiseaux de mauvais augure ont-il réussi à nous convaincre qu’une hirondelle ne fait pas le printemps quand toi, Rezzoug, as fait écarquiller de bonheur les yeux de toutes les saisons ? Ah, l’aventure collective ! Bien sûr, tu disais qu’un journal se fait par une équipe ou ne se fait pas. Nous encaissions ton agaçante humilité mais nous saisissions parfaitement les nuances dans ta voix nette et dans ton regard humide de générosité. Nous encaissions seulement. Parce que nous savions, et toi certainement avant nous, que la couverture sous laquelle tu nous proposais de nous mettre ensemble pour avoir moins froid ne pouvait pas abriter tout le monde. Et dans la foulée, te voilà déjà parti, en quête de talents en herbe et de champs à défricher. Talentueux, tu sentais les talents et autour de toi, ils découvraient ou retrouvaient le bonheur à la tâche. Dans ton sillage, le travail désertait les sentiers de la contrainte pour aller se blottir dans les bras du plaisir. Le déclic d’être là quand quelque chose de merveilleux est en train de se créer et, suprême bonheur, de pouvoir mettre la main à la pâte. De la République d’Oran, que tu as marqué de ta géniale empreinte, il nous reste l’histoire d’un journal où un pan de vérité était possible quand le mensonge squattait le ciel au-dessus de nos têtes.

Où l’effort dans la création était envisageable dans un univers de grisailles. D’El Moudjahid le souvenir d’un mémorable coup de pied dans la fourmilière de la laideur là où l’esthétique de boucher semblait faire école d’art. De Demain l’Afrique la fierté d’avoir eu quelqu’un des nôtres qui a rivalisé avec les meilleurs. De Révolution d’un renouveau imminent. D’Alger Républicain le soulagement des humbles de découvrir enfin que l’argent n’est pas tout. De RSM enfin, le rappel que la réussite pouvait s’accommoder de morale et de dignité. Bachir, c’est sans doute cette morale et cette dignité qui nous ont tenus à distance respectable de ta douleur. Nous la savions de toutes les façons trop profonde pour être partagée. Alors résignés et égoïstes, nous nous sommes réfugiés dans les plus belles images à garder de toi. Et nous revoyons Zouaoui t’appelant affectueusement “Le nabot,” toi le monstre sacré, et Amazit te donner du “Aït Rezoug” parce qu’il t’aimait tellement qu’il voulait que tu sois “un peu Kabyle,” toi l’enfant de Teniet El-Had. Nous évoquerons ton impuissance mêlée à de l’admiration face aux frasques d’Ameyar, nous dirons ton élégance et tes folies discrètes. Va, Bachir. Nous dirons beaucoup de choses de toi, par mauvaise conscience ou par mauvaise foi. Rien de vraiment sérieux. Va Bachir, il n’y a que la mort qui est sérieuse, parcequ’elle est définitive. Au revoir. Au fait, on se retrouve au marbre ou au zinc ?

S. L.

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