Pour une télévision dont le directeur général revendiquait, il y a dix jours, “80% de parts de marché,” l’affaire est normalement entendue : forte de sa performance et de l’étendue de son audience, elle n’a pas à redouter “les effets pervers” de la concurrence à venir. Tapageusement réclamée en des termes propres aux libres mécanismes du marché et de la compétitivité par Hamraoui Habib Chawki, c’est pourtant à la “souveraineté” politique que son ministre Abderrachid Boukerzaza fait appel pour nous dire une chose que nous savions déjà : “L’ouverture de l’audiovisuel n’est pas à l’ordre du jour.” Et c’est par l’échec même de la démarche suivie jusque-là en matière d’audiovisuel que le ministre de la Communication motive le verrouillage. Apprécions quand même sa franchise : “Si nous ouvrons l’audiovisuel au secteur privé, cela créera un problème de financement et de programmation. La manne publicitaire ne couvre actuellement qu’une partie infime du budget de la Télévision. Qu’en sera-t-il s’il y avait plusieurs autres chaînes privées ?”
On l’aura enfin compris. L’ENTV, face à la concurrence privée, aura du mal à trouver des programmes pour meubler son temps d’émission et peut-être pas de pub du tout pour assurer ne serait-ce qu’une “infime partie” de son budget. Pour une télé qui est en train de célébrer avec faste le “quarante-sixième anniversaire du recouvrement de sa souveraineté,” qui bat des records d’audience et détient 80% des parts de marché devant les télés françaises et arabes, il faut vraiment avoir la chiasse pour ne pas se lancer dans l’arène de la compétition. Mais le porte-parole du gouvernement, en apparatchik qui s’assume (décidément !), n’a pas l’air de s’encombrer d’états d’âme. Il laisse ça à HHC plus imaginatif, même s’il n’est pas plus convaincant. Quand il s’agit de cacher l’essentiel, on peut varier les oripeaux. L’objectif n’en reste pas moins le même : défendre l’une des dernières lucarnes de propagande qui restent encore dans le monde.
Quand on aura digéré ça, le reste devient dérisoire. Et pourtant. Le ministre de la Communication, comme le directeur de la Télévision, ne sont pas que les défenseurs zélés d’options politiques. Ils veillent aussi à la sauvegarde des gros intérêts qui se greffent à tous les monopoles bureaucratiques. Moins on est nombreux, plus les parts du gâteau sont consistantes, cela s’appelle une division, opération mathématique élémentaire. On n’attendait bien sûr pas qu’on nous le dise, mais il y a de l’argent, beaucoup d’argent dans… la pub et les programmes.
Que les ristournes passent par les commissions directes ou indirectes, des sommes faramineuses oublient de tomber dans les caisses de l’ENTV et de la Radio. Des dizaines d’agences de communication sont créées spécialement à l’effet de gérer le transit d’espaces publicitaires négociés en d’autres lieux et à un autre niveau de responsabilité. D’autres “sociétés de production” se lancent dans la réalisation de films, feuilletons, documentaires et reportages dont la vente est assurée, quand ils ne sont pas tout simplement payés à l’avance. Ces sociétés, quand elles n’appartiennent pas directement à des responsables du “secteur”, sont gérées par des prête-noms qui ne leurrent plus personne. En plus de tout ça, il y a bien sûr les situations acquises propres aux entreprises étatiques, les promotions sans mérite et tous les avantages périphériques.
Quand Hamraoui parle d’audience et de parts de marché, quand Boukerzaza parle de créer d’autres chaînes et des “perspectives numériques” à l’horizon 2020, ils ne nous font plus rire.
S. L.