Rue des tambourins, ou l’histoire d’un exil aux multiples facettes

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La narratrice Marie-Kouka se situe d’emblée dans un lieu donné, précis, dans une ville déterminée aux allures bigarrées qui marquera toute l’enfance, puis l’adolescence de cet enfant de l’exil.

Le numéro désigne ici plus vraisemblablement l’année de sa naissance qu’un simple numéro de porte. Le choix du 13 n’est pas fortuit ; les chiffres 1 et 3 comportent sa date de naissance complète. L’auteur est né, en effet, le 4 mars 1913. (1+3= 4, le jour de sa naissance, 3 désigne le mois, c’est à dire mars et 13 son année de naissance). Rue : ce substantif désigne dans la langue commune et usuelle un lieu public commun, partagé mais anonyme. Il n’appartient, en effet, à personne spécifiquement. Il relève du domaine public. Mais tout le monde revendique sa part car c’est un lieu d’échanges, de partage, entre personnes de différents horizons et de différentes conditions sans distinction d’âge ni de sexe, en théorie ; du moins c’est sa vocation essentielle et son acception commune. La rue est également un lieu qui garantit une certaine impunité dans la mesure où l’individu se sent libéré des entraves familiales et même sociales et y donne libre cours à ses « fantasmes ». Quand il ne s’autorise pas à « faire quelque chos » à la maison, la rue le lui permet. Psychologiquement, il se sent libéré des interdits familiaux ou sociaux. Par exemple, il est courant que les garçons ne se permettent pas de siffloter ou de chanter à la maison. C’est dans la rue qu’ils le font. C’est dire la représentation que se font les gens de la rue en agissant de façon quasi-instinctive.

Cela n’est valable que dans l’inconscient collectif des garçons

Qu’en est-il des filles ? Si pour les premiers la rue est synonyme de liberté, pour les secondes, c’est l’opposé. La rue est perçue comme étant un lieu dangereux, infréquentable pour les filles de bonne famille. La rue est l’envers de la maison, cet espace clos et sécurisant. D’ailleurs l’architecture de la maison kabyle est adaptée à ce concept : la maison est orientée vers l’intérieur contrairement aux constructions européennes. La description de la demeure familiale du village des parents de Kouka répond parfaitement à l’idée que se font ses ancêtres de la maison :

« […] la maison était là, avec sa porte ouverte à deux battants sur la cour de terre battue que l’olivier et le figuier étaient seuls à habiter, l’olivier qui semblait monter la garde au pied de l’escalier de granit, et le figuier jailli du coin le plus sombre, que le grand-père avait greffé. Voici, pendue au clou rouillé, l’outre en peau de chèvre, toute suintante d’une eau à saveur de goudron, et le foyer creusé sous l’escalier… « [3].

Par définition, la maison est un lieu sacré et inviolable. Par contre la rue est son opposée : elle est ouverte à tous donc susceptible d’engendrer toute sorte de vice. Paradoxalement, c’est aussi un point d’arrivée et plus cruellement de départ, donc de séparation, de déchirements, de nostalgie… En kabyle, en plus du sens commun, la rue désigne également le droit chemin, la raison : d abrid, c’est à dire tu as raison, c’est le bon sens, c’est sensé, c’est raisonnable etc. Ma-i d abrid, c’est le contraire (ce n’est pas le chemin, littéralement). Pour Iakouren, la rue est tout cela à la fois. Mais celle qu’ils ont empruntée est pleine d’obstacles, d’où l’origine de leur nom. En effet, Iakouren, singulier de a-ekkour, veut précisément désigner les obstacles de chemin, les embûches et par extension les problèmes existentiels, les difficultés de la vie… Les tambourins, culturellement signifient la joie, la gaieté partagée, la liesse populaire, la bonne humeur, l’ambiance… mais aussi et paradoxalement, ce nom porte en lui sa propre contradiction : il a une connotation péjorative puisqu’il est l’objet, l’instrument de la discorde qui engendre du bruit, du tumulte, qui incite à la « débauche ». En Kabylie d’antan, un chanteur au sens classique du terme est marginalisé, rejeté. Il est étroitement associé à la notion de débauche, du mauvais chemin : iffe-i ubrid, littéralement, il a quitté le droit chemin. C’est le cas, dans un sens, de la famille Iakouren : elle a pris un autre chemin autre que celui auquel elle est destinée aux yeux des siens. C’est un chemin long et semé d’embûches : celui de l’exil. Ainsi le titre en lui-même porte en lui, comme par gestation, tout un programme tissé de contradictions, de paradoxes, et surtout de connotations fortes liées à la notion d’hybridité. Rue des tambourins peut se résumer à un parcours plein d’obstacles et soumis aux désapprobations les plus bruyantes à chaque étape franchie au prix d’efforts interminables et douloureux ! L’incipit va également dans ce sens et conforte cette idée que se fait l’héroïne du roman d’elle-même : déchirée par un présent brûlant et par un passé vivace et oppressant. D’emblée, elle annonce la couleur :  » – Vous ne serez jamais heureuse ! « [4] La sentence fatale est dite et tombe comme un couperet de la bouche d’un des personnages, Noël Duparc. Un prétexte ou presque, puisque c’est le destin qui vient de parler… Aucune échappatoire ! Le verdict est sans appel et cruel. Marie-Kouka est condamnée à » la solitude à laquelle elle était promise depuis toujours « [5]. Elle le savait donc ! Il ne lui reste qu’à se résigner alors et à s’accommoder de sa condition. Etonnant paradoxe pour quelqu’un qui vit dans une  » ville aux minarets « [6], une rue tumultueuse, animée par les sons et les mélodies des tambourins…

Un être en détresse et étonnamment, désespérément seul au milieu d’une foule impétueuse, insensible à ses cris, à ses appels inaudibles d’un cœur meurtri

C’est celui d’une expatriée. S’ensuivent alors les problèmes d’identité, d’acculturation et d’inadaptation car tout, dans ce pays de l’exil, rappelle le pays des ancêtres et remue le couteau dans la plaie.

 » Jamais, malgré les quarante ans que j’ai passés en Tunisie, malgré mon instruction foncièrement française, jamais je n’ai pu me lier intimement ni avec des Français ni avec des Arabes »[7]. Rien n’altère son caractère trempé ni sa détermination à assumer ses origines kabyles et sa culture plusieurs fois millénaire qui resurgissent des tréfonds de l’histoire à travers les nombreux chants et proverbes qui constituent le fond de toile de sa création littéraire, le tremplin de sa carrière d’écrivain et plus tard de chanteuse. Kabyle elle est, kabyle elle reste !! Le roman pose la problématique identitaire à laquelle est confrontée la famille de la petite Kouka, héroïne du récit. La tragédie liée à l’exil et à la solitude sont apparemment le lot de la famille Amrouche qui s’apparente à celui des Iakouren :  » les Iakouren avaient le sens aigu du tragique « [8], condamnée à l’exil et à l’errance ! Elle demeure l’éternelle étrangère partout où elle se rend. L’héroïne se sent mal même dans son propre corps qu’elle rejette parfois. Cet aspect occupe une grande place dans son récit et que nous allons traiter pour le mettre en évidence. Qu’est ce qui se produit donc au contact de l’Autre ? S’adapte-t-on réellement ? L’Autre accepte-t-il facilement l’étranger ? Généralement dans de telles situations, il se produit le phénomène d’acculturation qui prend des aspects différents et variés. Comment se manifeste-t-il ? Sous quelles formes ? Quelles sont ses conséquences sur l’individu acculturé ? L’héroïne n’est pas à une contradiction près. Pour fuir cet univers étrange et étranger auquel elle n’est pas préparée et qu’elle n’a pas choisi,  » elle remonte le cours du souvenir, plus loin que son arrivée à Asfar « [9] (ce lieu de discorde) dans une sorte de prospection de Soi et du Moi « jusqu’à ce pays perdu, dans la montagne, mon berceau »[10]. L’appel des ancêtres et du pays natal a une vertu thérapeutique et quasi-magique. C’est le propre des tous les exilés, qui en désespoir de cause, cèdent au sentiment de la superstition qui prend le dessus sur la lucidité et le sang-froid.

C’est une réaction profondément humaine dans pareilles situations

L’une des conséquences de l’acculturation est l’épineux problème identitaire qui se pose avec acuité dans ce roman à travers l’héroïne, Marie-Kouka : sa vie à Tenzis où elle passe son enfance, puis la découverte du pays de ses ancêtres, la Kabylie et enfin la France où elle comptait faire ses études mais en vain. Ainsi, le retour aux sources constitue une sorte de refuge, une panacée pour exorciser les démons de la nostalgie, des déchirements aux multiples facettes et aux allures de la tragédie d’une enfance au sein de sa propre famille à Tenzis. Tenzis, un lieu magique, un univers tantôt hostile, tantôt reposant et salvateur, une sorte de repaire pour la famille de Kouka qu’elle ne quitte que sur la pointe des pieds en été pour rejoindre les montages kabyles et goûter à ses fruits au goût de la nostalgie… Le pays des ancêtres est omniprésent dans ce roman sous diverses formes. La référence récurrente à la culture d’origine est un signe qui ne trompe pas ! Taos fait incontestablement partie de cette lignée d’aèdes qui contribuent à la transmission et à la sauvegarde du patrimoine culturel berbère plusieurs fois millénaire ! Dans Rue des Tambourins, le personnage principal est une petite jeune fille un peu dépaysée du fait de sa situation socioculturelle. Elle ressemble parfaitement aux autres personnages des autres romans de Taos Amrouche car il s’agit en fait du même personnage qui revient sous des formes et des appellations différentes. La petite Kouka de Rue des tambourins, est parfois superstitieuse dans les moments de faiblesse et de fragilité, c’est pour quoi elle s’en remet parfois « aux génies tutélaires des montagnes kabyles « [11] pour exorciser ce démon qui l’habitait et fait d’elle un être étrange, singulier. Cette singularité l’éloigne justement de ses semblables et accentue tragiquement sa solitude. Le fait de se remettre aux génies tutélaires de son pays traduit, on ne peut plus, son attachement à ses origines malgré sa culture foncièrement française mais aussi ce va-et-vient incessant entre les siens et les autres. La fiévreuse adolescente qui  » avait besoin d’une lampe pour qu’elle ne trébuche pas  » sur les nombreux obstacles qui se dressent sur son long chemin d’exil (qu’elle dût arpenter par tous les temps et par tous les bouts), est en quête permanente d’un salut et d’un repos tant convoités. Ce qui exige, en contrepartie, des sacrifices, voire des « servitudes ». Pour ce faire, elle trouve toujours le moyen de conserver cette formidable énergie qui la caractérise tant en puisant ses forces et son courage dans les réflexes ataviques qui l’accompagnent en guise de viatiques.

En somme, elle est consciente de ses différences, de son destin singulier qu’elle assume sans se dissoudre dans « l’autre » ni se sublimer. Elle demeure elle-même et sait préserver sa culture, son histoire et sa langue au prix d’une forte rançon dont elle est question dans ce roman car l’écriture est, pour elle, une sorte de caisse de résonance de la vie, son anticipation, son raisonnement… Mieux encore, elle a pu tirer profit de cette situation qui est la sienne pour en faire un instrument efficace et prendre sa revanche sur l’histoire. En effet, grâce à la langue française et à l’écriture qu’elle utilise comme moyens infaillibles, elle a réussi deux prouesses : celle de se libérer d’abord mais aussi celle de libérer la parole pour lever le voile sur la situation de la femme dans les pays colonisés.

Avec ce procédé, elle s’inscrit inéluctablement dans l’universalité en s’inspirant des littératures sud-américaine et africaine anticolonialistes… C’est le cas également de Mammeri, Kateb, Dib… Les apparents paradoxes qui caractérisent ce récit et qui rythment la vie de l’héroïne font justement l’équilibre de l’histoire mais aussi, ils sont à la base de l’existence d’une telle histoire. La construction du récit est, à quelques exceptions prés, le reflet de la vie de l’héroïne et par extension celui de l’auteur qui se situe sur plusieurs niveaux et faisant face à plusieurs fronts. C’est ce jeu de miroir aux alouettes qui crée une série de duplicités scintillantes par reflets successifs et aveuglants.

Djamal Aezki

[1] – Editions Joëlle Losfeld, Paris (réédition).

[2] -Rue des Tambourins, p. 07

[3] – Ibidem, p. 43

[4] -Ibidem, p. 07

[5] – Ibidem, p.07

[6] – Ibidem, p.07

[7] – Histoire de ma vie, Fadhma Ath Mansour Amrouche,

[8] – Rue des Tambourins, p.55

[9] – Ibidem, p.07

[10] – Ibidem, p.07

[11] – Ibidem, p.07

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