Ecriture mémorielle et écriture témoignage dans, Au commencement était la mer… de Maïssa Bey [1]

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Elles prennent enfin conscience de la nécessité d’entrer dans l’ère de l’écriture et de la mise en évidence de leur dure condition. Apparaissent alors des œuvres littéraires de qualité. Cette intrusion, à peine tolérée par les tenants de l’ordre et les gardiens du temple des sacro-saintes lois sociales ou tribales, ne peut être perçue, dans ce contexte dominé par les tabous et l’omerta, que spectaculaire, transgressive, provocatrice, même si l’intention avouée ou non n’est pas transgressive. La différenciation entre expressions personnelles de revendication et de témoignage est parfois ambiguë avec les oeuvres littéraires de qualité. C’est le cas, entre autres, de Maïssa Bey, notamment dans le roman : Au commencement était la mer…

De ce point de vue, il convient de distinguer aussi et pour des raisons de lisibilité, l’écriture féminine de celle des hommes perçue non pas en termes d’exclusion, de rejet mais de complémentarité :  » Il y a d’abord et essentiellement, l’acte créateur qui se fait au nom d’un désir qui est le même que celui de leurs homologues masculins : celui de prendre la parole, publiquement, et surtout d’assumer cette prise de parole comme un acte de liberté »[2].

C’est à cette condition seulement qu’il sera possible de dépasser la subjectivité et augmenter la chance de pouvoir pénétrer cet univers féminin secret tissé entre les lignes de l’écriture et des intrigues romanesques. Mais cela n’est pas une tâche aisée vu le contexte dans lequel ces femmes écrivent et évoluent : le désir de prendre la parole, publiquement, et surtout d’assumer cette prise de parole comme un acte de liberté » n’est pas donné à n’importe qui et semble être plus facile à dire qu’à réaliser dans une société qui aime, qui veut le silence. N’est-ce pas un affront, une transgression que le simple fait d’écrire librement ? Le désir de dire, de s’exprimer semble l’emporter, dans le cas de Maïssa Bey sur toutes les autres considérations, d’autant plus qu’elle dispose d’une arme très efficace : la langue française.

L’écriture féminine est moins codée socialement…

Le choix de cette langue est loin d’être fortuit. Une autre langue autre que le français n’aurait pas eu le même effet ni la même efficacité. Le français est d’abord un instrument de libération y compris de libération de soi : « Se libérer d’une identité de femme imposée pour s’inventer une identité nouvelle « [3],(l’homme est la norme, la femme est traitée comme l’autre, envisagée par rapport à un modèle masculin parfait dont elle essaye d’imiter imparfaitement)[4]… Le manque, moral, intellectuel, spirituel… n’est que du côté de la femme jamais de l’homme, et ce dans toutes les religions, les mythes et les cultures du monde. L’homme est toujours la norme, le modèle, tout ce qui est beau, grand fort, bon…lui appartient. Ensuite, grâce à cet instrument, l’auteur peut enfin procéder à la libération, même symbolique et romancée, du corps de Nadia, l’héroïne, trop enserré dans les tissus moites du voile. Cette écriture-là semble être une des réponses appropriées, une sorte d’instinct grégaire face aux violences qui sont imposées aux femmes dans toutes les sociétés qui tentent par tous les moyens, y compris la religion, de déposséder ces femmes de leur atout majeur : le corps. Cette écriture libère du coup aussi l’expression.

C’est intéressant à plus d’un égard du fait que l’écriture féminine permet, à nous lecteurs masculins, d’accéder à un autre système de représentation du monde, de la réalité ambiante, des rapports à la vie, à la mort autre que celle qui domine dans l’écriture masculine. C’est un point de vue plus intimiste, plus sincère peut-être car il est moins codé socialement. Mais cette écriture se réfère toujours à une pionnière que les écrivaines considèrent, à tort ou à raison, comme modèle, donc « une incitation libératrice pour leur propre écriture. » [5]

Une écriture livrée à l’espace public…

L’écriture des femmes livrée à l’espace public est généralement perçue comme un sacrilège, à l’image d’une femme dévergondée qui offre son corps au premier venu. Le poids de la tradition et de l’éducation est très pesant. Aussi essayent-elles de trouver des stratégies efficaces pour ménager la chèvre et le chou : « Il est rare qu’elles (les femmes) la remettent (la tradition) en cause frontalement : elles la donnent à lire sous un éclairage complice et biaisé, valorisant la résistance interne des femmes et leur sonorité plutôt que dénonçant l’oppression qui les accule à ces ruses. » [6]

Dans ce contexte, une telle écriture est une arme de défense, une DCS (une défense contre le silence) imposée par la voix dominante masculine (père, frère, mari, gendre, oncle…) qui leur intime l’ordre de se taire, de s’effacer devant les hommes, tout en érigeant cette interdiction en vertu féminine ! Le français est en plus, selon Assia Djebbar, dans L’Amour la fantasia [7], est « au delà de l’interdit ». Ce qui dénote le caractère non sacré de la langue française contrairement à la langue arabe où le poids de l’autocensure est très présent plus que la censure elle-même.

C’est pourquoi une œuvre écrite en français risque de soulever des vagues dans le champ plus que dans le domaine littéraire pour laquelle elle est pourtant destinée. Elle fait office, dans ce cas, d’un tremblement de terre social et constitue un danger plus grave qu’une catastrophe naturelle quelconque, surtout quand on sait la frilosité maladive ambiante paralysant toute initiative et rebutant tout effort. « Ecrire, là où la barbarie est trop présente est une façon d’exprimer son humanité, c’est à la fois une bouée de sauvetage et un appel au secours. » [8]

Face à la barbarie, l’ écriture féminine a une autre fonction en sus de celles que nous avons énumérées ci-dessus : un appel au secours qui ne risque pas d’être entendu par tous, étant donné que les responsables de cette barbarie font la sourde oreille à ce genre d’appels.

Le pire, est que « la différenciation sexuelle ne se fait qu’à partir du regard masculin ». [9] Acculées, les femmes ont souvent recours à l’écriture de l’urgence, à l’écriture de témoignage direct, ayant la spécificité d’être plus spontanée. C’est le propre des femmes submergées, touchées de plein fouet par le boulet dévastateur et paralysant.

C’est plus une écriture littéraire, un cri de douleur, un cri de révolte face à une situation d’une innommable étrangeté.

Le cas de l’Algérie en particulier et du Maghreb en général est significatif à cet égard. Ces femmes s’en prennent souvent à la cause de tous les maux sociaux et aux facteurs de régression qui accélèrent leur mise à l’écart, leur claustration et leur minorisation à vie à coups de lois et de fetwas religieuses scélérates, voire sciemment misogynes.

Paradoxalement, le responsable de cette mise à l’écart n’est pas toujours celui que l’on croit. Souvent, ce sont les femmes elles-mêmes qui résistent aux changements pourtant elles occupent des hauts postes de responsabilité politique, social ou autre. Heureusement, il existe l’autre catégorie de femmes, (c’est le cas de Nadia dans ce roman, archétype de ce genre de femmes) celles qui s’imposent comme moteurs de changement face à des hommes qui prônent, prêchent et défendent bec et ongle le maintien des traditions.

Dans ce jeu de rôle social, tout n’est pas négatif ; bien au contraire ! C’est un début prometteur d’un long combat d’idées où chaque protagoniste, tour à tour, aiguise ses armes et cherche une voie(x) pour pouvoir s’adapter convenablement aux aspirations nouvelles de liberté et d’harmonie, ou s’arrange pour sauver les meubles par différentes stratégies : attachement à un idéal de liberté, idéalisation d’un passé prestigieux ou simplement intérêt personnel : « Dans ce tourbillon, il y a là toute une Algérie vivante, gaie, chaleureuse, laborieuse, fraternelle, pleine de ressources, qui peut aussi être sourde, aveugle, indifférente ou brutale à ses heures comme toute humanité. Cette Algérie-là se découvre à la fin du récit au bord du gouffre et environnée de périls qu’elle pressent avec épouvante » [10].

Djamal Arezki

[1] – Roman édité en 1996 aux éditions Marsa, Paris, 120 p.

[2]- Maissa Bey, interview pour El Watan du 06 septembre 2007.

[3] – Noûn, Algériennes dans l’écriture, de CHAULET-ACHOUR, Christiane, Ed. Atlantica, collection, Les colonnes d’Hercule, Biarritz, 1998, p. 44

[4]- Op.cit

[5] – CHAULET-ACHOUR, Christiane, Op. Cit. p. 27

[6] – Noûn, Algériennes dans l’écriture, de CHAULET-ACHOUR, Christiane, Ed. Atlantica, collection, Les colonnes d’Hercule, Biarritz, 1998, p. 30

[7] – Citée par Chaulet-Achour, Op. Cit. p. 42

[8] – Soumya Ammar-Khoudja, citée par Chaulet-Achour, Op. Cit. p. 48

[9]- Noûn, Algériennes dans l’écriture, de CHAULET-ACHOUR, Christiane, Ed. Atlantica, collection, Les colonnes d’Hercule, Biarritz, 1998, p. 36

[10] – Max Véga-Ritter Professeur émérite, Université Blaise Pascal, Clermont-Ferrand, In site Internet de Maïssa Bey.

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