La porte ou la touche

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Il n’a jamais vécu un tel froid parce qu’il n’a que vingt-sept ans. D’après les vieux du village auxquels il fait plus confiance qu’aux climatologues, il faut remonter beaucoup plus loin dans le temps pour retrouver de telles températures. Farid, contrairement à ce qu’on pourrait croire n’a pas souvent eu l’occasion de voir tomber la neige. Dans sa tête, il n’y a ni de doux souvenir de la famille réunie pour un plat chaud autour du feu, ni d’interminables échanges de boulettes entre de joyeux lurons ni d’épreuves particulièrement difficiles d’isolement, de froid et de disette. Farid n’habite pas un village très haut de Kabylie et puis la neige et les grands froids se sont plutôt faits rares ces dernières décennies à cause de la grande mutation climatique en cours dans le monde. Depuis quelques jours il a une idée de ce que ça fait une température avoisinant le zéro et une couche de vingt centimètres de poudreuse à moins de cinq cents mètres d’altitude. Farid est encore loin du Canada mais dans les conditions de son village, il a pu s’en faire une idée. “Le problème ce n’est pas quand il fait froid dehors, mais quand ça gèle à la maison. Au Canada, il suffit d’ouvrir une porte pour se retrouver au chaud. Ici, il vaut parfois mieux être dehors et marcher.” Farid est dehors et il marche, soufflant dans ses mains et relevant les épaules, sur ce chemin communal, la neige a recouvert les amas de terre sortis d’une conduite encore béante qui attend le gaz de ville. Sur l’autre bord de la chaussée on a aussi creusé une conduite d’eau. La route s’est rétrécie des deux côtés mais on a encore soif en été et froid en hiver. Farid attend la dernière étape de sa procédure d’émigration au Canada et se demande s’il ne devrait pas se marier entre-temps pour “ mettre tous les atouts de son côté.” Il parait qu’on a plus de chance quand on est un couple. On en a encore plus quand on a des enfants mais Farid n’y pense pas. D’abord parce qu’il n’aura pas le temps, ensuite il ne veut pas “ prendre le risque de faire un enfant inutile.” Alors, il attend dans le froid inhabituel de rejoindre le pays du grand froid dompté et banalisé par le développement. Farid est diplômé en pharmacie mais il n’a travaillé que quelques mois chez un beznassi analphabète à qui a servi de faire-valoir légal pour l’ouverture d’une officine. Il a froid en ce moment, mais il n’a pas faim ce qui lui permet de garder ( encore) sa dignité et ne pas se faire sermonner chaque jour par un illettré adipeux. Farid veut rentrer à la maison et retrouver son monde sur l’écran de son micro acheté avec les économies de sa courte carrière de prête-nom. Le micro est dans un coin de sa chambre glacée parce que chez lui, seule la pièce qui fait office de salon est chauffée au mazout. Et de cette pièce personne ne peut déloger son père. Malade et frileux le vieux squatte cet espace miraculeusement arraché au Pôle Nord. Farid va au cyber du village. Ce n’est pas chauffé non plus mais il suffit d’une touche pour retrouver le pays où il suffit d’ouvrir une porte.

S.L.

slimanlaouari@gmail.com

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