C’est pendant les festivités d’Irad célébrant au début des années 1980 Yennayer, le Nouvel An amazigh, sur les coteaux de Beni Senous, dans la wilaya de Tlemcen, que j’ai pris la pleine mesure de l’étendue géographique de cette fête. Au bord du lac du barrage de Beni Bahdel dans lequel jouaient les reflets des arbres alentour et se miraient les tenues carnavalesques des “gladiateurs”, des foules bigarrées se livraient à des scènes ludiques marquées par de fortes symboliques, à des joutes oratoires mêlant le berbère et l’arabe et à des cérémonies propitiatoires convoquant une mythologie venant du fond des âges. Le faste des agapes par lesquelles se clôt la cérémonie reste dans les souvenirs pendant les douze mois de l’année.
L’Algérie profonde et réelle, le pays historique et les repères culturels établissant la permanence du fait berbère en Algérie sont là. Ils ne sont surtout pas dans les parades officielles lesquelles, outre leur inanité, entraînent des charges onéreuses rendues possibles par la grâce de la rente pétrolière.
La Dépêche de Kabylie a fait le serment de s’éclipser pendant la journée de Yennayer, et ce depuis sa fondation. Cette absence fait office d’une véritable présence tant est forte la symbolique et puissante la portée de Yennayer, premier jour de l’année berbère. Ce jour est sans doute l’élément immatériel le plus fédérateur de la mémoire berbère nord-africaine puisqu’il remonte au IXe siècle avant la naissance du Christ et qu’il est célébré dans tous les foyers algériens aussi bien berbérophones qu’arabophones. Si le calendrier des fêtes légales ne le prend pas encore en charge, ce n’est pas en tout cas faute d’être assumé et revendiqué par une large frange de la population et du monde associatif. Entre Yennayer et les autres festivités officielles-aussi fondées et aussi bénéfiques qu’elles puissent être —, il y a au moins une différence de taille. Alors que, par exemple, de somptueux festivals nationaux ou internationaux, payés avec l’argent du contribuable, revêtent un cachet solennel et mettent en présence des délégations officielles des différents pays participants, la commémoration du Nouvel An amazigh est principalement prise en charge par la société, aussi bien dans son aspect domestique, historique et intimiste, que dans son aspect festif et “intellectuel”. De la Kabylie aux Aurès, de Djelfa à Beni Senous, les populations, dans un élan naturel et authentique, se plient à la tradition en organisant cérémonies ludiques et agapes pour accueillir le jour qui appose la marque la mieux sigillée dans la mémoire ancestrale des peuples de l’Afrique du Nord. Le ludique se mêle à l’histoire pour mieux fertiliser la mémoire collective sans que cela fût décidé par un quelconque décret. Depuis plusieurs années, des partis, des associations et des hommes de culture ont tenu à revendiquer un statut officiel pour cette journée de façon à la déclarer chômée et payée au même titre que le 1er janvier et le 1er Moharrem. Ce ne serait qu’une réparation d’une injustice et d’un déni historiques. Chez nous, tout en tolérant-un terme offensant qu’il conviendra de bannir définitivement ses activités inhérentes à Yennayer, et tout en prenant une partie d’entre elles en charge, l’État algérien ne cesse de ravaler presque tous les symboles de l’authenticité au rang de folklore confinant parfois à l’exotisme. Seule une reconnaissance complète et officielle de Yennayer par les pouvoirs publics de façon à l’intégrer à la liste des fêtes légales du pays pourra balayer les jugements de valeur et les autres préjugés et, ainsi, créer le déclic dans le processus de la réconciliation de l’Algérien avec son histoire, ses institutions et son État.
Amar Naït Messaoud