De l’espoir démocratique au gel énigmatique

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n Par Amar Naït Messaoud

À la décharge du parti, il y a lieu de reconnaître que la voie étroite dans laquelle ont évolué les structures partisanes depuis l’apparition du phénomène du terrorisme en 1992 n’a pas permis un libre exercice des libertés publiques de façon à ce qu’une décantation claire puisse se produire au sein des animateurs de la scène politique et des structures desquelles ils se réclament. Pire, un grand nombre de défenseurs de la démocratie et de la modernité, structurés ou non dans des partis politiques, ont été la cible privilégiée de la horde terroriste. Cela n’exonère en rien leurs camarades de combat de la charge de mener le projet démocratique à bon port.

À l’occasion du 20e anniversaire des Assises du MCB, tenues en février 1989, et qui ont débouché sur la création du parti du RCD, une halte s’avère nécessaire pour une brève rétrospective du combat démocratique dans notre pays et singulièrement en Kabylie.

Fondements identitaires et écueils historiques

Tout au long du 20e siècle, la Kabylie, tout en étant à la pointe du combat contre le colonialisme et contre la gestion dictatoriale du pays après la proclamation de l’indépendance en 1962, est considérée comme une région frondeuse, cultivant méfiance et suspicion à l’endroit du pouvoir central. Au sein du mouvement nationaliste, ses éléments ont essayé de faire valoir l’orientation laïque d’une ‘’Algérie algérienne’’ par opposition à l’Algérien arabo-musulmane telle que déclinée par les organisations et les partis de l’époque (Étoile nord-africaine en 1926, PPA-MTLD, en 1949). Cependant, la priorité du combat libérateur- qui exigeait le resserrement des rangs et la cohésion des structures- avait fini par reléguer au second plan des considérations qui pouvaient apparaître comme des facteurs de ‘’discorde et de zizanie’’.

Une année après l’indépendance du pays, la tentative d’opposition du Front des forces socialistes (FFS), sous la conduite de Hocine Aït Ahmed, leader nationaliste natif de la Kabylie, a été réprimée dans le sang au point de contraindre ce parti, constitué de maquisards survivants, à choisir l’opposition armée, une aventure qui se soldera par la mort de 400 de ses militants et l’emprisonnement du leader historique.

Le pouvoir de l’époque avait réussi, contre toute logique, à donner du combat du FFS l’image d’une rébellion sécessionniste destinée à “arracher” la Kabylie au reste du pays. La dictature des années 70, faite d’arabo-islamisme mâtinée d’une parodie socialiste à la soviétique, avait recouvert le pays d’une chape de plomb, généreusement alimentée par le produit de la rente pétrolière. Néanmoins, les limites historiques de la ‘’démocratie populaire’’ commencèrent à s’effilocher à partir de 1978, année de la mort du président Boumediène. Déjà, une année auparavant, la jeunesse kabyle qui vivait sa culture presque dans la clandestinité, avait pu défier Boumediene au stade du 5-Juillet d’Alger lors de la finale de la Coupe d’Algérie de football ayant opposé l’équipe kabyle de la JSK au NAHD d’Alger. Houspillé, interpellé aux cris “Imazighen !’’ (Les Berbères), le président ne put que ravaler sa colère et prendre note.

C’est en 1980 que le monde entier se mit à l’écoute des plus importantes manifestations populaires de l’Algérie indépendante. La jeunesse kabyle investit les rues de Tizi Ouzou, Bouira, Bejaia et Alger pour crier franchement sa colère contre la dictature du parti unique, son rejet de l’arabo-islamisme et la revendication d’une véritable démocratie où la culture et l’identité berbères trouveraient leur place naturelle. Le facteur déclenchant d’une révolte qui s’étendra sur plusieurs mois était l’interdiction d’une conférence du célèbre écrivain Mouloud Mammeri à l’université de Tizi Ouzou portant sur la poésie kabyle ancienne. Dans une panique générale, le pouvoir n’avait pour seule réponse qu’un surcroît de répression. C’est ainsi que, après avoir violé nuitamment les franchises universitaires par le moyen de gendarmes, il procédera à l’arrestation et l’incarcération de 24 personnes considérées comme le cerveau de la révolte.

Ce n’est que partie remise, puisqu’en 1985, des universitaires et des intellectuels kabyles tenteront une structuration quasi légale de l’opposition populaire. Deux organisations allaient en émerger : la Ligue des Droits de l’homme et l’Association des enfants de chouhada. En cette année du 23e anniversaire de l’indépendance du pays, ces formes d’organisation et les cérémonies qu’elles voulaient organiser pour commémorer cet événement (dépôt des gerbes de fleurs sur les carrés des martyrs) furent accueillis par une répression féroce qui se solda par l’arrestation de toute l’intelligentsia kabyle entre juillet et septembre 1985. Le régime de Chadli Bendjedid usera des moyens les plus pernicieux et les plus machiavéliques pour venir à bout de la contestation ; et l’instrumentalisation de la mouvance islamiste pour contrer toute forme de revendication démocratique- à l’université, dans les entreprises publiques et au sein de l’administration- n’était pas des moindres. L’une des illustrations les plus dramatiques de cette dangereuse et ignoble stratégie est sans aucun doute l’assassinat de l’étudiant Kamal Amzal sur le campus de Ben Aknoun le 2 novembre 1982 par des barbus armés de poignards, de chaînes à vélo et de barres de fer.

Société délitée, élite marginalisée

Le contrôle de la nébuleuse d’opposition et l’élimination de tout cadre d’expression démocratique (associatif, syndical, politique,…) n’ont été rendus possibles que par la gestion clientéliste de la rente pétrolière. Le pouvoir du parti unique avait entretenu des relais dans la société de façon à absorber toute forme d’opposition et d’organisation autonome de la société. Néanmoins, à partir de 1986, le prix du baril de pétrole- unique source de recettes du pays- commençait à dégringoler. Du même coup, les relais et clientèles du pouvoir voyaient leur influence régresser et leurs privilèges chanceler. Le doute gagnait de plus en plus les hautes sphères du pouvoir. On en arriva alors à porter atteinte au plus symbolique “présent” par lequel les autorités berçaient le rêve d’exil de la jeunesse algérienne : l’allocation touristique. Les effets de la crise- manipulés par des groupes occultes de la nomenklatura – ne tardèrent pas à se manifester dans la rue. Ce fut alors la grande explosion d’octobre 1988 lors de laquelle un millier de jeunes Algériens furent tués par l’armée. La révolte d’octobre 1988 consacra la “faillite sanglante” du régime, comme le constata à l’époque un hebdomadaire parisien, tandis qu’un ambassadeur algérien, qui deviendra quelques mois plus tard ministre, parlait de “chahut de gamins qui a dérapé” Subodorant une manipulation sophistiquée à grande échelle, les élites kabyles avaient tout fait pour ne pas impliquer la Kabylie dans une aventure dont on ignorait les tenants et les aboutissants. Mais cela n’empêcha pas que le célèbre chanteur Matoub Lounès fût mitraillé par un gendarme alors qu’il transportait dans sa voiture des tracts appelant au…calme !

Pour absorber la contestation et faire ‘’oublier’’ le drame, le régime de Chadli improvisa le multipartisme sur la base d’une nouvelle Constitution qu’il fit voter en février 1989. Travaillée au corps par l’intégrisme islamiste- entretenu par l’école, la mosquée et le sous-développement culturel du pays-, la société algérienne sera ‘’sommée’’ de vivre le multipartisme entaché d’un péché originel, le fondamentalisme religieux. En effet, contre l’esprit même de la nouvelle constitution, des partis religieux furent agrées par le ministère de l’Intérieur. Le plus extrémiste, et qui saura profiter de l’état de déliquescence de la société algérienne, était le Front islamique du salut (FIS) dirigé par Abassi Madani, professeur à l’université et ancien militant du FLN, et Ali Benhadj, instituteur. Ayant un socle sociologique qui n’a rien à voir avec l’idéal d’une république théocratique, la Kabylie renoue avec le FFS d’Aït Ahmed et voit naître, dans la foulée du multipartisme, un autre parti, le Rassemblement pour la culture et la démocratie (RCD) dont une partie du personnel a fait ses classes au FFS.

Bouillonnement citoyen et climat d’adversité

Les principes et les idéaux qui étaient à la base de la structuration politique de cette formation étaient ceux pour lesquels des générations d’Algériens, particulièrement en Kabylie, se sont sacrifiées pour espérer voir poindre les lueurs de la démocratie et de la citoyenneté. L’accouchement ne fut pas aisé. Outre le despotisme d’un pouvoir qui ne souhaitait pas voir se dresser un vis-à-vis crédible, loyal et sérieux, la matrice de la mouvance qui a donné naissance à ce parti, à savoir la ‘’nébuleuse berbériste’’, comme le consacrait une certaine littérature de l’époque, n’avait pas donné tout de suite blanc-seing à la ‘’matérialisation’’ organique de la mouvance. Pour preuve, un communiqué émanant d’une partie de celle-ci et dans lequel elle dénonçait la tenue des ‘’Assises du MCB’’ prévues pour le 10 février 1989 avait pour titre ironiquement “marxisé’’ : «Berbères de tous les pays, asseyez-vous !». Cette branche du MCB prendra par la suite le nom de “Commissions nationales du MC”. Même si elles refusaient la nouvelle structuration politique, ces Commissions n’ont pas manqué d’avoir des atomes crochus avec un ancien parti ancré dans la région, à savoir le FFS. Ce dernier n’a pas, lui non plus, accueilli à bras ouvert ce nouveau venu sur la scène politique. Il était vu comme un “cheveu sur la soupe”, un concurrent “préfabriqué” par un laboratoire occulte. C’était déjà une vision qui contredisait l’esprit démocratique que tout le monde prêtait à la Kabylie et qu’on a voulu réduire à un simple mythe.

Les réticences, sinon les traits d’hostilité, ne s’arrêtaient pas là. Dans une lettre ouverte aux congressistes (publiée dans Algérie-Actualité de la première semaine de février 1989), Salem Chaker montra son scepticisme face à la création d’un parti ‘’berbériste’’.

Il soutint en substance-en se basant sur l’expérience marocaine de Mahdjoubi Aherdane- qu’un parti qui défendrait jusqu’au bout l’amazighité risquerait de perdre l’Algérie et qu’un parti qui s’attacherait à l’Algérie perdrait l’amazighité. Pour couronner le tout, les médias officiels de l’État (APS, El Moudjahid, Horizons) ont ravalé cette nouvelle formation au rang d’“association culturelle’’.

Dans la nouvelle situation générée par le pluralisme politique consacré par la Constitution de février 1989 – cette dernière a préféré l’euphémisme d’“Associations à caractère politique” à celui de partis -, les bouillonnements de la société, naguère vécus dans la clandestinité et la répression, allaient prendre leurs places dans la palette des partis politiques qu’on agréait à un rythme vertigineux. Le chiffre symbolique de soixante partis (correspondant aux 60 hizbs du Coran) n’a pas tardé à être atteint. Un pluralisme débridé qui, vu avec un certain recul, n’avait rien d’innocent. Il s’agissait d’émietter l’énergie de la société et, probablement aussi, de lui faire avaler jusqu’à l’indigestion les avatars d’une vieille revendication démocratique dont les origines remontent à la fin de la guerre de Libération. L’indigestion dans ce cas de figure aurait pour conséquence, d’après ses concepteurs, le rejet du pluralisme lui-même. Le scénario de la ‘’valeur-refuge’’ du FLN, le parti unique par qui le malheur de l’Algérie fut établi et prolongé pendant trente ans, n’était pas étranger aux calculs machiavéliques du sérail.

Seulement, dans cette ‘’ratatouille’’ politique algérienne, des secteurs plus futés des laboratoires du pouvoir de l’époque ont tenu à mettre le ver dans le fruit. C’est ainsi que la mouvance islamiste, contrairement pourtant à l’esprit et à la lettre de la Constitution, fut promue en acteur politique organisé.

Menace islamiste, le ver est dans le fruit

Face à la cristallisation des forces conservatrices, intégristes et antinationales (on doit ce dernier qualificatif à feu Mostefa Lacheraf) autour de la nouvelle formation dirigée par Abassi Madani et Ali Benhadj, la jeunesse de Kabylie n’a pas hésité, dans un élan spontané qui prolonge les valeurs de modernité et de défense de l’amazighité longtemps portées dans les luttes clandestines, à rejoindre les rangs du RCD. Ce dernier, outre les quatre initiateurs qui ont appelé à la tenue des Assises du MCB en février 1989, avait ses figures de proue proches du peuple et du combat citoyen. Les tensions et les divergences allaient en s’aiguisant entre les défenseurs d’un projet de société laïc, républicain et démocratique et les partisans d’un khalifat théocratique à la Khomeyni.

Les élections communales de 1990- boycottées par le FFS- ont confirmé les appréhensions de certains analystes quant au danger intégriste qui planait sur l’ “ouverture démocratique”. Hormis la Kabylie, majoritairement acquise au RCD, la plupart des autres communes algériennes tombèrent entre les mains du FIS. C’est à partir de ces cellules de base de la vie publique que ce parti préparera patiemment les élections législatives du 26 décembre 1991 et les dérives qui allaient en résulter. Le mouvement de la désobéissance civile enclenché par le FIS en juin 1991 (grève politique des municipalités relevant de son administration et rassemblements sur les places publiques) pour hâter la tenue des élections législatives valut au pays les premiers couacs de l’ère pluraliste (état de siège décrété par Chadli le 4 juin) et aux principaux instigateurs de cette action l’emprisonnement.

Le pinacle de la ‘’masse critique’’ sera atteint après l’annulation, en janvier 1992, des élections législatives qui ont, lors du premier tour tenu le 26 décembre 1991, consacré le FIS comme détenteur de la majorité absolue dans la future Assemblée nationale. C’est aussi à l’occasion de ces élections que le RCD vivra le premier vrai couac dans ses structures : le départ de l’un des quatre fondateurs du parti, Mokrane Aït Larbi.

Le cours des événements et le sens de l’histoire se sont accélérés d’une manière irrésistible : des partis républicains (RCD et PAGS), des personnalités du monde de la culture, de la science et de l’administration, et surtout l’armée, ont décidé de faire barrage à la plus grande hypothèque qui ait pu peser sur l’Algérie en tant que nation et société historiquement constituée.

Le second tour des élections fut annulé et le président Chadli contraint à la démission. Un Haut Comité d’État, sorte de gouvernement de Salut public, présidé, par Mohamed Boudiaf, un ancien révolutionnaire en exil, prit sur lui de remettre de l’ordre dans la maison-Algérie en commençant par dissoudre le FIS dont l’action subversive s’était déjà illustrée par quelques actions d’éclat. Réforme de l’État, lutte contre la corruption, réhabilitation de l’école républicaine et autres projets portés par Boudiaf destinés à la modernisation du pays ont rencontré un engouement inouï des populations et une résistance farouche des secteurs de la mafia et de la rente. Moins de six mois après son installation, le président du HCE sera assassiné le 29 juin 1992, par un de ses gardes de corps au cours d’une visite à Annaba.

Sauver la République

Dans un élan de logique politique et doctrinale, le RCD soutiendra l’action du président Boudiaf d’une manière pragmatique. L’histoire s’accélère encore davantage sous la grisaille du ciel d’Algérie au point que les islamistes montèrent en cohortes au maquis pour faire subir aux simples citoyens, policiers, militaires, fonctionnaires, enseignants et intellectuels les atrocités les plus invraisemblables que l’histoire humaine ait enregistrées.

Dans cette funeste conjoncture, le parti du RCD- qui perdra un autre élément de valeur, Mustapha Bacha, emporté prématurément par la faucheuse- a explicitement appelé à la résistance citoyenne contre la régression qui menaçait l’Algérie et contre le terrorisme islamiste. Le bilan d’une dizaine d’années de terrorisme islamiste- auquel s’est greffé le rééchelonnement de la dette ayant entraîné l’application du Plan d’ajustement structurel (PAS) dicté par le FMI- a saigné à blanc la société algérienne et lui a fait perdre ses repères sociaux, culturels et politiques. Les dizaines de milliers de morts, les blessés, les traumatisés, les millions de personnes déplacées pèsent encore d’une façon décisive sur l’Algérie de 2005. Même si les différents mécanismes législatifs mis en place (loi sur la ‘’Rahma’’ en 1995, loi sur la Concorde civile en 1999) pour prôner la clémence de l’État à l’égard des terroristes qui cesseraient leurs activités criminelles ont quelque peu aidé au retour relatif de la paix, il n’en demeure pas moins que c’est l’action de l’Armée nationale populaire qui a réellement terrassé la bête immonde. Une victoire militaire que les démocrates et les républicains d’Algérie ont pour ambition de prolonger par une victoire idéologique et culturelle en soutenant la modernisation de l’école, de l’administration, de la justice et du code de la famille tout en travaillant à sortir l’économie algérienne de sa nature rentière qui avait permis l’installation des réseaux de corruption et la paupérisation d’un peuple dans l’un des pays les plus riches d’Afrique.

Vent contraires sur la Kabylie

En dépit de ses spécificités culturelles et sociologiques qui lui confèrent des ambitions de valeurs démocratiques de modernité qu’elle a voulu fertiliser avec les ancrages les plus puissants de l’authenticité, la Kabylie ne sera pas épargnée par le phénomène terroriste. Venant de ses enfants déracinés dans les villes ou de certains éléments rarement recrutés dans les villages par des réseaux de banditisme, l’action subversive en Kabylie a connu ses aires de prédilection et son apogée dans les massifs de Takhoukht, Mizrana, Sidi Ali Bounab, Ath Laqsar, certaines parties du Djurdjura et l’Akfadou. A sa périphérie, Sahel Boubrak et Sidi Daoud (Dellys), Zbarbar (Lakhdaria) et d’autres poches de repli, d’approvisionnement ou de transit se sont constituées.

Des dizaines d’enfants de la Kabylie sont tombés sous les balles assassines des intégristes dans les autres villes d’Algérie et en Kabylie même : Tahar Djaout, Rachid Tigziri, Saïd Tazrout, Smaïl Yefsah, Mahfoud Boucebsi, et tant d’autres valeurs intellectuelles intègres.

Néanmoins, pénétrées de l’idée que le terrorisme n’a pas d’avenir en Algérie et ne pourra être considéré que comme une parenthèse tragique de l’histoire déjà assez tourmentée du pays, les populations de Kabylie – qui ont organisé l’autodéfense autour de leurs villages- n’ont à aucun moment fait table rase de leurs espoirs démocratiques et de la réhabilitation de leur culture par les moyens les plus modernes qu’offre la technologie du 21e siècle. C’est ainsi que l’année 1994 sera consacrée année de la ‘’Grève du cartable’’ qui a valu une année blanche pour plus de 700.000 écoliers et universitaires de Kabylie pour revendiquer l’institutionnalisation de la langue berbère dans les écoles et les institutions nationales algériennes. Pendant la même période, un grave événement vint s’ajouter à la confusion générale : l’enlèvement du chanteur Matoub Lounès à Takhoukht. Des acquis ont été arrachés par le mouvement de protestation conduit par le MCB (Mouvement culturel berbère) : introduction de tamazight à l’école et création d’un Haut Commissariat à l’amazighité.

Cependant, cet épisode ne se terminera pas sans anicroches au sein du parti du RCD. L’un de ses fondateurs et un de ses animateurs les plus charismatiques, à savoir Ferhat Mehenni, quittera le parti dans une confusion qui n’a pas encore été clairement élucidée à ce jour. Laconiquement, il dira que c’est un grave différent qui l’opposait à un “ami qu’il a connu depuis 20 ans” (allusion à Saïd Sadi, président du parti) qui l’a fait éloigner du RCD. Ainsi, les luttes internes de leadership à la tête du parti et le hasard de la vie ont fait que sur les quatre membres fondateurs du RCD qui ont appelé aux Assises du MCB en février 1989, seul Saïd Sadi est resté après 1994.

Nœud de vipères

Quatre ans plus tard, Matoub Lounès, symbole de la jeunesse frustrée, marginalisée et révoltée, enlevé en 1994, sera assassiné dans des conditions pour le moins confuses à Tala Bounane. La tragique nouvelle fera sortir dans la rue la jeunesse qui adulait l’artiste et qui croyait fermement au combat de Lounès pour la culture amazighe et la démocratie. Des émeutes d’une rare intensité sont enregistrées dans les principales villes de Kabylie entraînant la mort d’un adolescent. Depuis ce tragique épisode, la Kabylie n’a pas fait son deuil. De plus, les élites censées conduire politiquement ses luttes sont devenues des ‘’loques’’ happées par des manœuvres tendant à placer durablement ses chefs sur les sentiers de la rente ou bien par des luttes de leadership qui ont fini par épuiser tout le potentiel et toute l’énergie de résistance. C’est pratiquement sans repères politiques et dans le désespoir le plus extrême que la jeunesse kabyle allait inaugurer le nouveau millénaire. Et ce fut le Printemps noir d’avril 2001. Pendant toute la dernière décennie, la Kabylie a plutôt subi les élections au lieu de les vivre dans un élan de construction démocratique. Les taux de participation y sont généralement les plus faibles du territoire national. Et l’exemple le plus illustratif de la situation- en dehors de l’exception des élections de 2002- est sans doute les élections présidentielles d’avril 1999 où six candidats, dont le leader du FFS, Hocine Aït Ahmed, se sont retirés de la course à la veille du scrutin. Le taux de participation dans plusieurs communes était proche de zéro ! En découvrant, lors du dépouillement de certaines urnes, des photos de Matoub Lounès en lieu et place des photos des candidats aux présidentielles, on mesure bien le fossé qui existe encore entre la Kabylie et l’État central.

Les élections présidentielles de 1999- pendant lesquelles Bouteflika était présenté comme le ‘’candidat du consensus’’- étaient boycottées par le RCD en appelant à boycotter la ‘’dernière fraude du siècle’’. Cependant, ce parti ne tardera pas à rejoindre le nouveau gouvernement avec deux postes ministériels confiés à Hamid Lounaouci et Amara Benyounès.

Cependant, les événements du Printemps noirs allaient conduire le RCD à retirer ses ministres et ses députés pour marquer sa désapprobation devant la répression sauvage qui a frappé la jeunesse de Kabylie. En tout cas, cette décision de retrait est vue par l’opinion et par les citoyens comme logique et cohérente. Le contraire aurait été jugé scandaleux, voire même criminel par rapport aux valeurs et idéaux défendus par le parti.

À l’épreuve du Mouvement citoyen

L’organisation des aârchs est née au lendemain des débuts de la grande révolte de la jeunesse kabyle qui avait entraîné l’assassinat de 126 jeunes par la gendarmerie. Cette série d’assassinats a été la résultante des affrontements qui ont opposé les jeunes manifestants aux forces de la gendarmerie suite à la mort, le 18 avril 2001, d’un jeune de la localité de Beni Douala, du nom de Guermah Massinissa, dans les locaux de la gendarmerie. Bavure, comme le prétendit le ministère de l’Intérieur, ou acte délibéré destiné à ‘’initier et à camoufler’’ une probable révolution de palais, comme le pensèrent différents acteurs politiques et sociaux, le fait est suffisamment grave pour déclencher une chaîne de réactions de solidarité et d’indignation de la jeunesse kabyle qui se sentait touchée par un traitement communément dénommé hogra, que l’on peut traduire approximativement par “arbitraire, mépris, tyrannie, volonté d’humilier…”.

Les aârchs, issus d’horizons divers et particulièrement des deux formations politiques les mieux implantées dans la région, le FFS de Hocine Aït Ahmed et le RCD de Saïd Sadi, s’assignèrent comme tâche principale d’encadrer et de canaliser la révolte des jeunes Kabyles décidés d’en découdre avec les forces de la répression. Ces manifestants n’avaient pour ‘’armes’’ que les pierres et les cocktails Molotov de fortune contre des armes de guerre qui étaient à mille lieues des outils de la légitime défense. En tout cas, la commission d’enquête créée par le président Bouteflika et présidée par un éminent juriste, le professeur Issad, n’a pas mâché ses mots pour dire que la riposte des gendarmes n’en fut pas une ; elle était sciemment organisée pour faire le maximum de tués. Ladite commission a établi également des responsabilités politiques du fait que, tout au long des semaines sanglantes en Kabylie, aucun responsable investi des pouvoirs de la sécurité nationale n’avait donné ordre d’arrêter les massacres.

Le Mouvement citoyen était vu à l’époque- sans doute avec une ingénue présomption- comme la ‘’superstructure’’ théorique ou la conscience politique d’une révolte confuse et nébuleuse qui, malgré des êtres humains réels, des jeunes, que les balles fauchaient chaque jour, n’avait pas de tête pensante ou de porte-parole attitré. En tout cas, l’entrée en scène de cette organisation avait conduit à une baisse de l’intensité des émeutes comme elle allait aussi servir de “zone tampon” entre les pouvoirs publics et les desperados de la révolte kabyle. Cependant, le bilan des dégâts humains et moraux de la crise paraissaient trop lourds et les plaies restaient trop béantes pour que les populations et les aârchs acceptassent de se rendre aux urnes en octobre 2002 lorsque les mandats des députés, des membres de l’Assemblée de wilaya et des maires arrivèrent à leur terme. Entre-temps, le Mouvement citoyen, lors d’une assemblée générale tenue à El Kseur, a élaboré une plate-forme de revendications en quinze points qu’il a voulu transmettre solennellement au président Bouteflika lors d’une grandiose marche sur la capitale algérienne qui avait drainé, le 14 juin 2001, plus de deux millions de manifestants.

Cependant, la répression de la marche par les forces anti-émeutes et la manipulation médiatique qui en a été faite par la télévision d’État- qui présenta les marcheurs comme des “sauvages” ou “aborigènes” venus envahir Alger- avaient compromis les chances d’une solution à court terme d’une crise qui a des profondeurs historiques connues de tout le monde.

Les deux partis politiques traditionnellement ancrés en Kabylie, le FFS et le RCD, largement représentés dans la nouvelle structure des aârchs ne pouvaient que constater les dégâts, ligotés qu’ils étaient par des divergences profondes et des luttes homériques pour le leadership. Ces animosités légendaires furent aggravées par la décennie de terrorisme intégriste qu’a eu à connaître l’Algérie et qui a ‘’sommé’’ chacune des parties à se positionner par rapport à ce nouveau phénomène. La situation qui était en train d’être mise en place échappa au contrôle de presque tous les acteurs.

La Plate-forme d’El Kseur reprend- outre la revendication d’une réparation morale et matérielle des dommages causés aux victimes de la répression d’État ainsi que des mesures pratiques d’apaisement-les revendications historiques de la Kabylie, à savoir, la reconnaissance effective par l’État de l’identité et de la culture berbères dans les textes fondamentaux du pays. Cette plate-forme, déclarée par ses auteurs “scellée et non négociable”, rejette toute forme de consultation électorale avant la satisfaction des revendications qu’elle contient.

La “centrifugeuse” à l’œuvre

Dans la fièvre politique charriée par l’émergence du Mouvement citoyen, et alors que les partis traditionnels, pantois et souvent discrédités, commençaient à lui céder le terrain, une autre organisation allait voir le jour sous la conduite du vieux militant de la cause berbère, Ferhat Mehenni, qui était jusqu’en 1994 le numéro 2 du RCD. Ce nouveau parti, le Mouvement pour l’autonomie de la Kabylie (MAK), revendique frontalement l’autonomie de cette région par rapport au pouvoir central et parle carrément de ‘’peuple kabyle’’, une terminologie jusqu’ici inusitée. Le projet qu’il présente n’a apparemment pas eu les suffrages des populations et de la société civile de Kabylie. Mais, il montre les voies de l’option radicale qui, à ses yeux, pourrait s’imposer dans le cas où l’intégration nationale ne se dessine pas dans le moyen terme en Algérie.

Parmi le personnel du parti qui ont assumé des responsabilités ministérielles, une autre figure tentera la voie d’un regroupement démocratique en dehors des structures du RCD. Il s’agit de Amara Benyounès, membre fondateur de l’Union pour la démocratie et la République (UDR), parti non agréé à ce jour. La saignée qu’a eu à subir le RCD dans les rangs de ses cadres les plus en vue ne peut, d’emblée, avoir de signification que celle d’une “centrifugeuse” qui placerait en son centre une sorte de “gourou” et éjecterait à la périphérie tous ceux qui remettent en cause la pensée ‘’officielle’’. Pour un parti qui se veut démocrate et moderniste, cette forme de gestion des divergences à l’intérieur de ses structures n’a rien à envier à celle des appareils bureaucratiques dont il était supposé initialement être l’antipode.

La reproduction des schémas de cooptation et de recherche de la docilité des éléments du parti a probablement cassé les ressorts les plus forts des énergies au sein de cette structure.

Au sein du Mouvement citoyen, le RCD s’est illustré par un travail de récupération qui a voulu donner une empreinte partisane à la structure des aârchs. C’est ainsi qu’il a crée son aile “anti-dialoguiste” dans une réunion à Mechtras en 2004 pour l’opposer aux délégués du Mouvement qui ont assumé le dialogue avec le chef du gouvernement, Ahmed Ouyahia. Les incohérences politiques du parti se sont malheureusement poursuivies lors des élections partielles du 24 novembre 2005 qui ont permis de renouveler par anticipation les assemblées élues en Kabylie, et ce, par des alliances contre-nature et des positions pour le moins farfelues.

Les présidentielles et l’épisode Ferdjellah

La participation de Sadi à la présidentielle d’avril 2004 n’a pas aidé à faire remonter le moral de ses troupes, moral abattu par les différentes cassures qu’a subies le parti, d’autant plus que les accusations de fraude, quelles qu’en soient les proportions, ne peuvent, à elles seules, expliquer l’écrasant score de Bouteflika.

La révision constitutionnelle de novembre 2008, autorisant le Président de la République à se présenter pour un troisième mandat, a été qualifiée par le RCD de “coup d’État”.

Quelques mois auparavant, pour la présidentielle du 9 avril 2009, Sadi avait déployé une débordante énergie en vue de faire venir des observateurs internationaux pour un contrôle “massif et qualifié” du scrutin. Des cercles à l’intérieur du parti se seraient fermement opposés à la candidature de Sadi, ce qui aurait déclenché la crise avec Ferdjellah, un haut responsable du parti, député de Bejaia à l’APN frappé d’une mesure de suspension. Le secrétaire national à l’organique, M.Boucetta, dans un communiqué où il répondait à Ferdjellah à la fin du mois de décembre dernier, s’adresse ainsi au “dissident” : «Qui croyez-vous convaincre par vos insultes ou celles de vos comparses, en annonçant avoir brusquement découvert l’enfer au RCD, après le boycott de notre parti de l’indigne révision constitutionnelle et à la veille d’une élection présidentielle, dont vous êtes le défenseur zélé pour la participation sans condition ?». Le mis en cause, dans un entretien avec El Khabar Hebdo du 4 février dernier, s’en prend au caractère hégémonique de la gestion du parti par Saïd Sadi et regrette qu’à l’intérieur du parti il n’y ait pas d’alternance au pouvoir. Si l’on pouvait fermer les yeux sur un certain déficit démocratique dans le parti pendant les années difficiles de la pression terroriste, il n’en est plus de même aujourd’hui, estime Ferdjellah. Ce dernier dit ne pas accepter le mesure de suspension qui le frappe. Il déclare également : «Nous allons annoncer ces jours-ci une grande initiative à Alger et dans plusieurs autres wilayas, une initiative que prendront plusieurs militants du parti, dont la majorité y militent encore. Nous allons travailler avec tous les gens qui souffrent de la politique de Sadi, ceux qui sont exclus du parti, ceux qui y sont encore et ceux qui croient encore aux idées et principes du parti.»

Concernant le gel des activités du parti annoncé par Sadi après la révision constitutionnelle, M.Ferdjellah estime que “tous les militants sont surpris par une telle décision proposée par deux personnes au sein du Conseil national et entérinée par le président sans se soucier des autres avis”. Sadi, selon Ferdjellah, «a précipitamment décidé de geler les activités du parti, car il sait que nous nous apprêtions à geler ses propres activités au sein du parti», comme il n’exclut pas que le président du parti, ne voulant pas mécontenter le pouvoir, veuille, par pareille décision, se mettre en réserve de la République pour une autre occasion.

Si, aujourd’hui, beaucoup de griefs sont faits au RCD par d’anciens militants, de simples sympathisants du camp démocratique ou des analystes, ce n’est certainement pas de gaieté de cœur. C’est, oserait-on dire, par ‘’dépit amoureux’’.

Car, pour la jeunesse kabyle des années 90 et pour l’élite de Kabylie et du reste de l’Algérie qui ont, un certain moment, cru aux idées portées par ce parti dans un climat d’hostilité générale, voire d’ambiance martiale, le RCD est une mémoire, aussi un mémoire, des espoirs et des projets démocratiques inaboutis. Comme l’ensemble de ceux qui avaient cru à l’espoir démocratique suscité par le FFS et qui pensent légitimement que ce parti n’appartient pas exclusivement à Aït Ahmed, ceux qui ont eu, peu ou prou, nourri des brins d’espoirs démocratiques par le moyen de l’action politique du RCD initiée depuis deux décennies, ceux qui s’y étaient investis corps et âmes et qui ont fini par être rejetés par la terrible ‘’centrifugeuse’’, tous ceux-là et bien d’autres encore, sont convaincus, par le sentiment et la raison, que la mémoire du RCD n’appartient pas uniquement à Saïd Saâdi.

A. N. M.

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