Le destin aléatoire d’une créativité peu commune

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La renommée et le mérite de ces pères ne sont pas surfaites. Ils ont participé par la plume à l’éveil de la société algérienne écrasée par un ordre colonial inique et ont tracé les premiers sillons d’une voie algérienne vers une littérature qui exprime les tréfonds des préoccupations du peuple et qui s’inscrit du même coup dans l’universalité la plus féconde. Que l’on se détrompe sur l’usage du mot  »universalité ». Ce n’est pas parce que ces écrivains ont écrit en français – une langue par ailleurs qu’ils revendiquent, chacun à sa manière, bien sûr-, mais surtout parce qu’ils sont vrais et authentiques, parce qu’ils ont été capables de décrire les joies simples de leur peuple, de dénoncer les entraves et les angoisses qui l’emprisonnent et, enfin, de faire sentir les immenses espoirs qui l’habitent. Ce sont des sentiments et des sensations que partagent tous les êtres et les peuples soumis aux mêmes conditions. Le grand écrivain soudanais Tayib Salih, disparu le mois de février dernier, et qui a écrit toutes ses œuvres en arabe, a une part d’universalité et d’éternité mille fois supérieure à beaucoup d’auteurs écrivant dans la langue de Shakespeare. Les écrivains qui ont écrit après 1962 ont essayé d’exprimer les nouvelles préoccupations des Algériens liées aux nouvelles réalités politiques et sociales induites par la gestion autocratique et clientéliste du pays sous le règne d’un “socialisme de caserne’’. Mimouni, Djaout, Rabah Belamri, Mouloud Achour et beaucoup d’autres encore ont pu donner un souffle nouveau à la littérature algérienne écrite en français, et ce malgré les clivages et l’ostracisme secrétés par les tendances les plus conservatrices du pouvoir de l’époque.

Ce n’est pas sans une belle surprise que de jeunes auteurs se sont imposés au milieu de la tourmente de la subversion islamiste. Autour de la revue ‘’Algérie/Littérature-Action’’, éditée en France par Aïssa Khelladi, s’étaient regroupés certains écrivains, à l’image de Aziz Chouaki, et ont redonné une autre vigueur à l’acte d’écrire en se situant dans le nouveau contexte fait de peur et d’inquisition, mais aussi de courage et de résistance. D’autres écrivains, issus d’horizons divers, ont pu aussi s’imposer sur la scène d’une façon inattendue : Boualem Sensal, fonctionnaire dans l’Industrie, Yasmina Khadra, ancien officier de l’ANP, Arezki Metref, journaliste, Salim Bachi, jeune auteur émigré ont pu avoir les suffrages des lecteurs, du moins du peu de lecteurs qui restent encore en Algérie. Une passerelle qui semble exprimer les mérites et les qualités des générations d’Algériens ayant écrit ou écrivant actuellement dans la langue de Molière, c’est sans aucun doute la grande Assia Djebar. L’honneur fait à la dame du Chenoua est indubitablement un hommage à cette saga littéraire qui remonte à Jean et Taos Amrouche, Djamila Débèche, Ismaïl Aït Djaâfar,…Le destin de la langue française en Algérie est d’une extraordinaire et paradoxale fortune. Alors que la politique débilitante de l’arabisation battait son plein en fournissant les premiers ‘’contingents’’ de l’école fondamentale, le français refait surface dans les administrations, s’affirme puissamment à l’université, maintient et renforce sa présence dans les secteurs économiques et se déploie fastueusement dans le nouvel univers de la presse indépendante. Plus qu’un butin de guerre, c’est un héritage de l’histoire et un précieux moyen d’ouverture sur le monde. L’anglais- langue des sciences et des techniques- que l’on nous présente hypocritement comme une alternative imparable au français n’a aucune profondeur sociologique ni ambiance culturelle qui feraient de lui une première langue étrangère en Algérie.

Nous ne serons jamais étonnés lorsqu’on tombe- cela arrive souvent- sur des recueils de poésie, contes, proverbes écrits en kabyle et accompagnés d’une traduction en français. Chez beaucoup de jeunes auteurs que nous avons approchés, c’est même une nécessité vitale de se faire traduire en français. Si une partie de ceux qui écrivent arrivent à faire passer leur message par le biais de l’édition, une frange importante de poètes, prosateurs, conteurs et chercheurs en patrimoine culturel plonge dans l’anonymat le plus durable. L’édition étant d’abord un acte commercial, le ‘’célèbre anonyme’’ d’un village ou canton éloigné de la montagne ne dispose pas d’armes nécessaires pour affronter l’édition. A compte d’auteur, voilà la logique marchande souvent présentée comme seule option d’édition. Beaucoup de candidats hésitent ou refusent à franchir le pas. C’est un peux le cercle vicieux : pour se faire éditer, il faut être un auteur établi, sinon célèbre. Pour accéder à ce statut, il faut se faire d’abord éditer ! C’est pourquoi, des dizaines de jeunes auteurs, principalement en Kabylie, font leur deuil d’une possible publication de leurs écrits mais continuent à taquiner le papier, à coucher des strophes et à consigner des renseignements historiques et ethnologiques précieux. Sans grands moyens, ils tiennent des cahiers d’écolier ou des feuillets volants sur lesquels ils transcrivent les inspirations de la journée, les halètements de leur cœur, les ennuis d’un quotidien morose ou les espoirs de la vie en rose. En kabyle ou en français, parfois dans les deux langues, des écrivains anonymes existent. Ils ne se confient qu’à des connaissances qui peuvent comprendre leur situation de poètes ou prosateurs damnés. Quelques privilégiés parmi eux ont accédé furtivement à l’antenne de la radio. D’autres ont pu glisser certains de leurs textes à des chanteurs qui se les sont parfois appropriés d’une manière indécente. A chacun son destin dans un domaine où les mérites et les compétences mettent beaucoup de temps pour s’imposer. Malgré l’adversité et les différents écueils qui se mettent au travers de la voie de l’écriture littéraire, des jeunes tiennent à marquer l’acte magique d’écriture, à lui donner le souffle du temps présent quitte à ce que leurs feuillets ne voient jamais le jour.

Amar Naït Messaoud

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