En tout cas, c’est là une autre occasion pour s’arrêter sur le comportement des populations et de l’élite de Kabylie dans l’échiquier national, sachant que, qu’on l’admette ou non, la Kabylie constitue une entité géographique, naturelle et culturelle qui lui donne vocation de se positionner par rapport au pouvoir politique. C’est conscient de cette faculté, qui a montré sa réalité au moins tout au long des années de l’Indépendance du pays, que l’on peut aborder avec le maximum d’objectivité la question de la relation de la Kabylie avec le système politique centralisé en vigueur depuis 1962 et que l’on peut également envisager les perspectives de développement de la région sur le plan économique et social.
Des citoyens se posent, en termes crus, la question de savoir ce que peut encore rapporter une position de raideur exprimée en bloc par rapport aux schémas politiques d’organisation du pays et par rapport aussi aux plans de développement économiques mis en branle par le gouvernement.
Il est clair que le nihilisme n’a pas pour vocation de faire avancer les choses. Au contraire.
Les tentatives d’obstruction ayant grevé le passage des conduites de gaz de ville sur les parcelles privées des monticules de Mekla, Aïn El Hammam, Iferhounène,… n’ont fait que reculer les échéances de réalisation d’un équipement public que les montagnards attendent depuis des décennies.
Le wali a montré toute sa bonne volonté en faisant appel à la collaboration des élus et du monde associatif pour aplanir ces oppositions. Il en est de même avec le projet de création de décharges contrôlées et de centres d’enfouissement technique.
Un espace naturel et humain complexe
Région majoritairement montagneuse abritant une population nombreuse sans commune mesure avec les potentialités physiques de son sol, la Kabylie a toujours été une contrée de travail et de labeur, un pays austère où tout se gagne par la seule sueur dégoulinant du front.
Le travail est élevé au rang de chose sacrée ; un véritable sacerdoce. La valeur et la qualité d’homme s’acquièrent principalement par le dévouement au travail.
Dans les moments les plus durs de l’histoire de la région –guerres, épidémies, sécheresse– ses hommes et ses femmes ont redoublé d’ingéniosité et de doigté pour tirer le maximum de nourriture, d’eau et de matériaux de ces pitons granitiques ingrats.
Et, ultime solution commandant une stratégie de survie, ses enfants ont investi d’autres régions du pays et l’ancienne Métropole.
L’éclatement des structures traditionnelles de la société entraîné par de nouvelles données induites par le colonialisme, le démembrement de la propriété, les nouveaux horizons ouverts par le salariat en Algérie ou dans la Métropole ainsi qu’une démographie toujours croissante dépassant de loin les possibilités réelles de la région, tous ces phénomènes ont conduit à l’abandon progressif du travail de la terre et de l’artisanat. Les travailleurs kabyles sont alors entrés dans la nouvelle logique économique imposée par la marche triomphante du capitalisme mondial. De paysan attaché à sa terre et vivant selon la seule logique du bon sens qu’il en tire, le Kabyle glisse imperceptiblement vers le statut de prolétaire, de plébéien et, lors de l’extrême sévérité du marché de l’emploi, de lumpenprolétaire.
Cette nouvelle réalité sociale et économique, qui a pris, avec l’indépendance du pays, une allure considérable, sera intériorisée et socialisée jusqu’à devenir une donnée naturelle. Aux bienfaits induits par le salariat vont rapidement se greffer les revers de la médaille : la rupture presque consommée avec l’ancien mode de vie (agriculture et artisanat) et la soumission aux aléas de l’emploi moderne.
L’aléa le plus visible et le plus destructeur sur le plan psychologique et sur le plan de la cohésion sociale est le phénomène du chômage qui pèse de plus en plus sur la frange juvénile de la société.
La déstructuration du peu de tissu industriel public implanté dans la région n’a pas pu être compensée par les petites unités privées installées ces dernières années à la faveur de la libéralisation de l’économie. Une véritable plaie sociale s’ouvre alors jetant dans la marginalité et le désœuvrement des milliers de jeunes que même l’accomplissement du Service national ne délivre pas des serres du chômage. A cela s’ajoute le regard parfois peu amène des camarades nourris artificiellement à la rente paternelle de l’euro. Les chemins vers le désespoir et l’autodestruction sont alors tout tracés.
Le trafic de drogue, les agressions crapuleuses, le vol par effraction, les cambriolages et, enfin, le suicide, constituent la triste symptomatologie du malaise social généré par le phénomène du chômage.
Les événements du Printemps noir et le lot de troubles chroniques qu’ils ont charriés ont quelque peu obscurci davantage la situation sur le plan social en rendant aléatoires les possibilités d’investissement et de création d’emplois.
Les acteurs sociaux et politiques de la région sont supposés être plus conscients que jamais du danger qui guette la Kabylie dans le cas où une véritable politique de relance économique et de développement n’est pas mise en œuvre dans les plus brefs délais.
Essoufflement
De quelle façon et dans quelles proportions la relance économique mise en branle en Algérie depuis ces dernières années sera-t-elle réellement vécue dans le territoire de la Kabylie ? En d’autres termes, pourra-t-on réconcilier le vieux et fidèle couple travail-Kabylie après qu’il fut malmené par les errements de tout un système qui, pendant plus de trente ans, a fait prévaloir la médiocratie et l’assistanat générés par la rente au détriment des valeurs ancestrales de labeur et d’organisation d’une population qui avait érigé le travail en valeur sacrée ? Ces valeurs faites d’amour du travail, de rationalité et d’abnégation se sont effilochées à la suite de l’exode rural, de l’hégémonie du travail salarial permis par le développement général du pays et de l’installation de nouvelles valeurs culturelles rendues possibles par les technologies de l’information qui brassent le culturel et le ludique.
Il s’ensuivit que l’ancienne organisation ancestrale de la société, avec son savoir-faire, son génie populaire et ses réseaux de solidarité a cédé face à ce qui s’apparente à une modernité de façade. De façade, parce que ses ressorts ne sont pas maîtrisés et sa ‘’culture’’ n’est pas complètement intériorisée. Le cas de la Kabylie en matière de développement s’est trouvé aggravé par la difficulté du relief, la densité démographique (atteignant les 400 habitants/km2) et la stérilité d’une planification centralisée qui avait traité, jusqu’au début des années 2000, d’une façon uniforme les question de développement à Draâ El Mizane, Tipaza, Ouargla ou Seddouk.
Une idée- provisoirement et partiellement vraie- a fait de la Kabylie une ‘’zone euro’’ de l’Algérie en raison de la forte émigration qui caractérise cette région depuis maintenant un siècle. La dévaluation du dinar depuis le milieu des années 1980 a donné du tonus aux détenteurs de la devise française et a même créée des emplois dans le domaine de la construction et des services. Mais, on l’oublie souvent, la typologie de l’émigration algérienne est en train de subir de profondes mutations. Les vieux retraités disparaîtront dans quelques années et les jeunes installés ailleurs dépensent leurs devises in situ, sur le lieu même de leur acquisition. La Kabylie est en train de s’acheminer graduellement vers l’assèchement de la “rente euro.”
Les signes visibles de l’essoufflement sont là : chômage, banditisme, conflits fonciers, suicide, violence de toutes sortes, …etc.
Malgré la bonne volonté des pouvoirs publics, il apparaît que les nouveaux projets de développement destinés à la Kabylie manquent de cohérence, d’imagination et de vision d’ensemble. L’une des raisons, et non des moindres, demeure la centralisation de la décision qui risque d’ignorer les spécificités naturelles et sociales de la région. Rien n’a filtré des détails des nouveaux Codes de la commune et de la wilaya actuellement en préparation au niveau du ministère de l’Intérieur, mais il semblerait que la révolution anti-jacobine est loin d’être engagée pour libérer l’initiative régionale et les énergies citoyennes.
Pour une véritable intégration nationale
Pour redonner espoir à une région qui a tant donné pour l’Algérie et pour insérer sa jeunesse dans une dynamique de développement qui exclut l’amateurisme et la navigation à vue, il y a lieu de faire accompagner les projets structurants- à l’image du barrage de Taksebt, de l’autoroute, du projet de distribution de gaz naturel sur les piémonts et crêtes de réseaux de PME-PMI, d’investissements dans l’économie des services (NTIC,…), de formations qualifiantes et de soutien réel à l’agriculture de montagne et à l’artisanat. Bref, seule une économie intégrée qui s’appuierait sur la décentralisation et la mobilisation des énergies locales pourra redynamiser une région menacée par l’atonie politique, l’asphyxie économique et le délitement social.
Sans remettre nullement en cause les nobles idéaux des revendication identitaires et culturelles et la passion qu’ils appellent, la nouvelle génération de jeunes veut aussi s’affirmer par le statut social et le travail.
Ce besoin légitime est aussi partagé par la nouvelle élite économique, les capitaines d’industrie et les responsables locaux qui veulent voir exploitées les potentialités naturelles de la région au profit des populations. Ces potentialités ne manquent pas, à commencer par la matière grise qu’il faudra inciter par tous les moyens à s’investir dans la création de richesses.
Lors des forums organisés par notre journal au cours des années 2004 et 2005 avec des acteurs économiques et des responsables de la région, il a été démontré que d’immenses gisements économiques créateurs d’emplois, y compris dans certains secteur de pointe, pouvaient suppléer à la pauvreté du sol et endiguer la fuite des capitaux. La pêche, l’industrie légère, la pharmacie, l’agroalimentaire, l’agriculture de montagne, le tourisme, les services et d’autres créneaux pourront, avec l’intervention des pouvoirs publics-dans la réalisation des infrastructures et équipements indispensables (routes, électricité, AEP, télécommunications,…)- asseoir une dynamique de développement qui compléterait les efforts de l’État initiés dans la réhabilitation de la culture amazigh (à l’école et dans d’autres institutions). C’est cette relation dialectique-joignant le cœur à la raison- entre identité et citoyenneté, d’une part, et développement social et économique décentralisé, d’autre part, qui conditionnera l’harmonie et l’intégration nationale de la Kabylie.
Amar Naït Messaoud