La nouvelle donne de l’ouverture économique

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On peut même dire que, souvent, seul le taux de chômage répété sur toutes les lèvres et dans la littérature des organisations politiques, a pu être “vulgarisé” sans que les solutions censées contribuer à son endiguement n’aient pu faire l’unanimité.

Signe des temps, à l’exception de Louisa Hanoune, qui représente le Parti des travailleurs, on ne parle plus de “masses laborieuses”, un terme de la langue de bois de l’euphorie socialiste. A-t-on pour autant perdu de vue les idéaux de la promotion des valeurs du travail, des ouvriers et de l’outil de travail? Rien n’est moins sûr, particulièrement dans le contexte de la globalisation des économies qui enjoint aux gouvernements, aux dirigeants des entreprises et syndicats de revoir leurs stratégies nationales assiégées par une mondialisation rampante et impitoyable. L’actuelle crise financière mondiale a davantage compliqué la donne pour les pays comme l’Algérie enchaînés dans la mono-exportation pétrolière.

La libéralisation politique initiée par l’Algérie après les événements d’Octobre 1988 est, entre autres objectifs, destinée à absorber la colère populaire sortie des tréfonds de la société à la suite de l’impasse socioéconomique issue de la gestion de la rente pétrolière.

Cette initiative ne répond pas exclusivement à des considérations politiques. C’est, comme le commande la nature des luttes au sein même de la société, le pendant inexorable d’une ouverture économique qui allait peu à peu bouleverser les entreprises algériennes et la stratification sociale laquelle n’avait naguère pour seule construction que la redistribution de la rente pétrolière à travers des clientèles bâties en cercles concentriques autour d’une citadelle, le sérail politique. Malgré des distinctions observables dans tous les secteurs de la société, les histogrammes du niveau de vie établissaient une classe moyenne assez consistante et des pôles de riches et de pauvres peu visibles. Une certaine perversion des concepts a fait que l’on parle aujourd’hui d’une classe moyenne, réduite à la portion congrue, qui constituerait l’ossature de la démocratie politique. L’erreur réside dans le fait que cette classe n’est pas issue de luttes sociales particulières et que, pour tout dire, cette catégorie est tout simplement factice vu que l’économie algérienne n’était pas basée sur la production mais sur la rente pétrolière. L’autre raison qui fait que cette “ossature” est plus une vision de l’esprit qu’une réalité du terrain est le fait que le système politique de l’époque n’avait rien à voir avec la démocratie.

À l’origine des réformes

Les premières brèches vers ce qui sera appelé par la suite l’économie de marché furent ouvertes avec la restructuration, au début des années 1980, des grandes entreprises étatiques héritées de l’ère Boumediene. Après la récession économique générée par la chute du baril de pétrole en 1986, le pouvoir politique de Chadli s’attellera à la séparation nette des entreprises publiques de l’ancienne tutelle encombrante de l’administration. Ce sera la fameuse loi sur l’autonomie des entreprises mise en œuvre à partir de 1988. Par secteurs et par branches, ces entreprises seront regroupées au sein de holdings, puis des Sociétés de gestion des participations de l’État. Toutes ces restructurations se heurteront à l’amère réalité des entreprises elles-mêmes : en dehors des infrastructures et des équipements, souvent acquis clefs en main, auprès de pays fournisseurs détenteurs de la technologie, ces unités ne disposent d’aucun atout ou prédisposition pour se soumettre aux règles de la production et de la rentabilité financière. Le premier handicap, et qui s’avérera de taille, c’est bien le sureffectif. Pour un poste de travail réclamant trois intervenants, on trouve parfois une dizaine d’ouvriers qui y sont affectés. Le second problème, et qui n’est pas moins handicapant, se trouve être la non-maîtrise des processus technologiques et le déficit du renouvellement des méthodes de travail. Assiégée par les différentes tares générées par une gestion approximative de l’outil de production, l’entreprise publique commence sa chute aux enfers lorsque les découverts bancaires et les dettes insolvables l’asphyxiaient au point de ne plus pouvoir payer régulièrement ses employés. De proche en proche, ce sont toutes les structures de l’État et de la société qui s’en trouveront prises en otage par une dette extérieure évaluée à la fin des années 1980 à 26 milliards de dollars. Au début des années 1990, le poids du service de la dette—abstraction faite du principal— équivalait presque au montant des recettes pétrolières. L’Algérie n’avait quasiment aucun autre choix que le rééchelonnement de sa dette extérieure, précédée par une opération de reprofilage sous le gouvernement Hamrouche. Le rééchelonnement induira un certain nombre de conditionnalités dictées par le Fonds monétaire international et rassemblées sous le nom générique de Plan d’ajustement structurel (PAS). L’application du PAS, qui, théoriquement, visait à recréer les conditions de la stabilité macroéconomique du pays, se traduira par un coût social élevé : dégraissage au sein des entreprises publiques par le moyen de plusieurs formules (licenciements, départs volontaires, retraite anticipée,…), libéralisation des prix de produits de première nécessité autrefois soutenus par les subventions de l’État, gel des salaires, gel des recrutements dans la Fonction publique. La libéralisation des prix a fait que certains produits vitaux (comme l’huile végétale, le sucre, le lait) ont vu leurs prix se multiplier par 10 ou 20. Des cohortes de chômeurs se formèrent suite à la fermeture de certaines entreprises publiques (on parle d’un minimum de 500 000 travailleurs licenciés). Pour amortir un tant soit peu le choc, les pouvoirs publics, conseillés par les institutions financières internationales, ont eu recours à certaines actions de solidarité nationale via le Filet social, l’Emploi de jeunes, la création de la Caisse de chômage (CNAC) et, plus tard, le Pré-emploi pour les universitaires primo-demandeurs.

Remise en cause des “acquis” sociaux

La paupérisation des Algériens a eu le grand malheur de coïncider avec la période de la subversion terroriste où, comme pendant la guerre de Libération nationale, la priorité fut accordée à la lutte pour la survie du pays. Même le principal syndicat du pays, l’UGTA, était plus préoccupé par la situation politique et sécuritaire du pays que par l’état de la classe ouvrière. Ce n’est qu’après l’ébauche de structuration d’autres syndicats autonomes, même s’ils ne sont pas agréés, que l’UGTA fera en quelque sorte montre d’une certaine “combativité”. Cette dernière restera dans la limite des grands équilibres de pouvoir et sera balisée de sorte à parvenir à un “consensus” avec l’État et le patronat privé dans le cadre de la tripartite.

Dans le sillage des transformations ayant affecté le tissu industriel national suite à l’impasse du modèle administré de l’économie, l’exclusion sociale et la pauvreté semblent prendre une ampleur inouïe à telle enseigne que des séminaires et des études spécifiques leur ont été régulièrement consacrés. Même si les critères déclarant la pauvreté d’une population varient d’un pays à un autre, les symptômes de la descente aux enfers de couches sociales naguère relativement moyennes crèvent les yeux, et cela indépendamment des chiffres du chômage qui sont souvent objet de manipulations de la part des responsables politiques ou syndicaux.

Mendicité à grande échelle, travail des enfants, réapparitions de maladies autrefois vaincues, déperdition scolaire, déscolarisation, et d’autres phénomènes plus ou moins visibles.

Si l’on retient, pour des commodités de raisonnement, le principe de la Banque mondiale qui désigne comme pauvre une personne vivant avec moins d’un dollar par jour, le compte serait bon pour que l’écrasante majorité des Algériens soit déclarée comme vivant sous le seuil de pauvreté. Si on prend l’exemple d’une petite famille de cinq personne, et l’on prend la valeur la plus stable du dollar par rapport au dinar (entre 70 et 80 DA pour 1$), il en résulte que cette famille doive avoir un revenu minimum de 12 000 DA par mois. C’est le seuil de pauvreté correspondant à sa taille.

Quantifier le développement humain

Le taux de chômage ne sera pas d’un grand secours pour expliquer la dimension de la pauvreté. Actuellement revu à la baisse dans notre pays, 11,8%, ce phénomène quantifiable ne permet pas, à son tour, de quantifier la pauvreté. Cela est d’autant plus vrai que plusieurs chefs de ménage déclarés comme étant employés ne possèdent pas les ressources nécessaires pour vivre décemment, scolariser leurs enfants, avoir des loisirs, se soigner, se chauffer…

A ce niveau, on peut faire une jonction avec la définition de la Banque mondiale sans la prendre, en valeur absolue, comme argent comptant.

Pour mieux approcher cette dure réalité, c’est le PNUD (Programme des nations unies pour le développement) qui a instauré, au début des années 1990, une autre “échelle” de mesure sous le concept générique d’Indice de développement humain (IDH). Les Indicateurs de développement humain retiennent trois composantes : la longévité, le savoir et le niveau de vie. Ils permettent de classer les pays selon une nouvelle grille plus “humanisée”, en tout cas plus réaliste que les simples indicateurs de la performance économique des pays considérés. Il s’agit, comme le soutient cet organisme onusien, de « pallier les insuffisances d’une approche en termes de revenus par habitant ».

Dans ce contexte, le développement humain est défini comme un développement donnant aux hommes la liberté d’utiliser pleinement leurs capacités dans tous les domaines : économique, social, culturel et politique.

Donc, en plus de l’appréciation quantitative, qui demeure non seulement valable mais indispensable, la classification par les IDH introduit la vision qualitative qui exprime mieux les contrastes liés au niveau de vie et au mode de vie des populations. L’Algérie est classée 102e en matière de développement humain. Le rapport 2006 du PNUD confère un indice de développement humain de 0,72 à notre pays. Cet indice est un “agrégat” qui récapitule les données relatives à l’espérance de vie à la naissance (71 ans pour l’Algérie), le taux d’alphabétisation des adultes (70%) et le niveau de vie (PIB/habitant : de 73 dollars). Cette forme d’évaluation sociale concerne 177 pays.

Les heures critiques de la justice sociale

En ne considérant, dans la meilleure des hypothèses, que ne sont pauvres que ceux qui sont chômeurs, il en ressortira 11,8 % de la population active algérienne, soit près de quatre millions d’habitants. Sachant que les chiffres officiels, aussi bien ceux du chômage que ceux de la pauvreté, sont, le moins que l’on puisse dire, aléatoires, toute forme d’induction qui en sera faite l’est d’autant. Un spécialiste en gestion des ressources humaines et de l’emploi, Mustapha Bélaïdi, a expliqué en 2007 que les chiffres du chômage ont été obtenus à partir d’enquêtes et d’échantillons. L’on comprend que le travail n’est pas exhaustif.

De même, pour faire la relation avec la notion de pauvreté qui implique nécessairement un seuil de revenu, les enquêtes de l’ONS sur le chômage ne peuvent pas nous éclairer spécialement sur le phénomène dont nous cherchons à connaître l’ampleur et la répartition.

Le phénomène de la mendicité, qui a pris ces dernières années une ampleur sans précédent dans les rues et les quartiers, la fouille de la nourriture dans les poubelles, la déscolarisation volontaire d’enfants dans l’arrière-pays parce que leurs parents ne peuvent plus leur assurer fournitures scolaires et transport, le phénomène des enfants mineurs qui travaillent dans des ateliers clandestins.

La fragilisation extrême de pans entiers de la société a conduit des enfants à verser dans les circuits de la drogue, de la prostitution et du banditisme.

Le sentiment de frustration et d’injustice est inévitablement amplifié par les richesses ostentatoires de nouveaux “parvenus” dont certains auraient même profité de la décennie rouge du terrorisme pour lancer leurs “affaires”.

L’action de la solidarité nationale, tout en s’accroissant chaque année par de nouvelles formules aussi alléchantes les unes que les autres— il y a eu 6 milliards de dollars de transferts sociaux en 2008—est relativisée nécessairement par au moins deux données essentielles : le caractère éphémère et précaire des dispositifs mis en place et le manque d’équité générée par une administration tatillonne et toujours clientéliste.

Amar Naït Messaoud

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