Reportage : Djaffar Chilab
Les jeunes subissent un rythme de vie assez original en Kabylie. Ce n’est certes pas un cas exclusif à la région, mais le phénomène tend à prendre de l’ampleur ces dernières années. Semblant en attente de jours meilleurs, chez une certaine catégorie, les soucis premiers se résument à se payer une boîte de gel, un café et une petite monnaie pour rallier un espace urbain. Là où ils pourraient scruter avec moins de gêne le mouvement, de préférence celui d’incessants va-et-vient de filles bien sûr.
Pour eux, tout ce temps se résume à une pause qu’ils savourent souvent sous d’énormes illusions choppées des séries américaines faites de pleines belles choses : la grande bleue, le sable doré, les maillots de bain, les crissement de pneus, les crépitements des armes, les liasses de dollars, les salons feutrés, les silhouettes élevées aux talons aiguilles… Forcément, on rêve d’y être. C’est fort ! Et c’est un peu légitime à 20 ans.
Il est vrai qu’il serait difficile d’ignorer à cet âge-là Sharon Stone et Michael Douglas dans Basic Instinct. Mais l’Amérique est loin d’ici. Il y a tout de même la France où tout ça est possible. De plus c’est juste à côté. Et les avions ne “tombent” pas encore sur ce couloir. Et puis là, presque tout le monde a déjà quelqu’un sur place.
Mais il y a ce visa qui amplifie la frustration… Alors, on continue dans le rêve, on continue à noyer son chagrin dans un gobelet de café à emporter. Un nouveau “sport” chez certains jeunes pris par la mode de se ravitailler en cigarettes en détail.
Cette frange qui prend ses rêves pour des réalités, qui s’est habituée à vivre en quête de confort et de luxe sans le moindre effort. Du coup, elle se retrouve otage de réseaux en tous genres. Mais ça semble bien marcher pour elle : on se tape des baskets à une brique, des jeans Levis Original, des Swatch, des carats autour du cou et du bras… Bref, tout ce qui peut jaser les jeunes portés par cette belle vie luxueuse sans trop se fatiguer.
Comment alors vivre maçon, manœuvre ou mécanicien à 20 ans dans cet univers de yaourt, de la PlayStation, de la téléréalité, de looks extravagants…? Mais vous imaginez les mains d’un mécanicien ! Samir en est un stagiaire chez un garagiste qui a ouvert dans son voisinage sur la route d’Azazga.
“Ma copine, je lui ai dit que je contrôle les voitures avec l’ordinateur”
A dix-neuf ans, il a échoué pour la deuxième fois au bac : « Depuis la mort de mon père, l’an dernier, entre moi et mes frères, c’est chacun pour soi. Voilà ! J’ai un salaire et une amie. Je ne lui ai pas encore dit ce que je fais. Elle croit que je suis étudiant et elle est encore au lycée. Je me “stique » bien quand on se voit, mais pour les doigts c’est un problème. J’ai beau les rincer, j’ai toujours des restes de graisse dans les ongles, alors je garde les mains dans les poches. Pour le moment, je les cache sans souci, car elle me dit tout le temps ne me touche pas sinon on va nous voir…”
Il raconte ça avec humour devant son ami Saïd avec qui il exerce dans le même garage. “Moi, ma copine je lui ai dit que je contrôle les voitures avec un ordinateur. Elle m’a cru, elle est littéraire”, dit ce dernier avec un éclat de rire! Il venait de se rappeler un truc : « Une fois, on était dans une pizzeria et au lieu de lui dire passe-moi la fourchette, je lui ai dit passe-moi la clé. J’ai failli même dire la clé 10. C’est celle que j’utilise le plus. C’est un vrai problème quand je parle avec elle, parfois je m’oublie. Moi dans ma tête, il n’y a que les boulons, le vilebrequin, la crémaillère, les rotules… C’est de la folie, quand je répare, je pense à elle, et quand je suis avec elle, je pense aux pièces, à la pince…” (nouvel éclat de rire !). Marzouk, lui, a bouclé ses 28 ans en mars dernier. Il était transporteur jusqu’à ce fâcheux accident qui lui a coûté son Renault Trafic : “Il a été très touché (endommagé). Mon père l’a d’ailleurs vendu accidenté. Depuis, je travaille au village (du côté de Tizi-Rached) avec les maçons. Mais ça n’a rien changé entre nous. Elle aussi, elle a raté son bac et elle a été renvoyée de l’école. Ses frères lui interdisent de sortir, alors on s’est quitté.” Ils ne le disent pas ouvertement, mais le complexe du sous-métier est réel. Les jeunes éprouvent moins de gêne à dire leur chômage que de se révéler manœuvre sur chantier… A travers les villes, le métier de “parking” a été adopté.
“Maçon, tu deviendras noir même si tu es né David Beckam !”
Plus en retrait de ce milieu urbain, dans un village pas loin de Fréha, Moh L’hadj s’en fout de tout. Même de son nom qui le suggère vieux.
En vrai, il dit qu’il est âgé de 26 ans. A le voir, il fait plus. “Normal, quand tu es suspendu sur un échafaudage en plein août chaque jour, tu deviendras noir même si tu es né David Beckam. Mais je m’en fous pourvu que le ciment baisse et on aura du travail.” Son amour à lui c’est une bouteille de vin chaque soir. Avant, il a un rendez-vous quotidien chez Aâmi Saïd, la cafétéria du village.
« Le domino, c’est sacré. Une fois que je me suis lavé, direction Aâmi Saïd, je me tape quatre ou six, des fois même jusqu’à dix parties. Puis retour chez moi pour bouffer avant de ressortir.” Moh L’hadj raconte qu’à Fréha, il n’y a aucun dépôt de vins. Alors il guette le passage des vendeurs à la sauvette, au cabas. Puis il va s’installer dans son coin habituel, au bord de la route menant vers Azzefoun, tout seul, ou parfois avec un ami à lui qui travaille à l’Eniem. A-t-il une amie ? “C’est du passé. C’est juste une fille que je voulais, à l’époque on était ensemble à l’école. Je lui avais envoyé ma sœur, mais elle lui a dit que j’avais intérêt à la laisser tranquille. J’avais peur qu’elle viennent chez moi me faire un scandale ou qu’elle le dise à ses frères. Maintenant, je la vois des fois à l’arrêt des fourgons sans plus. Normalement, elle sait que les maçons touchent
1 400 dinars par jour” (Rire !). Tout le contraire de Moh L’hadj, Fateh et sa clique sont branchés ailleurs.
“Allah ghaleb, l’école et nous, ça fait deux, mais on n’est pas du genre fainéant. Dans la vie, il faut bouger, surfer pour avoir quelque chose.” Fateh achète et revend des portables, des postes auto… Ce sont ses affaires à lui. ça lui permet de payer ses connexions à Internet et de ne pas rester à sec. Il est conscient qu’un vrai boulot « c’est d’être assuré et avoir un bon salaire. Mais de toutes les façons, pour moi, ça ne servira à rien. Je vais partir d’ici.” Il dit qu’il a déjà un fil avec une Suissesse. Mais ce n’est pas encore acquis. Car au moment où il pense à comment la rejoindre, c’est elle qui s’est invitée à venir… “Le pire, je lui ai dit que je vivais seul dans mon appartement…” La réalité est tout autre. “Je trouverai une solution. On ne sait jamais, elle m’a juste essayé pour voir ce que je répondrai. Mais au pire, je prêterai de l’argent pour louer un studio ou je la prendrai au Hammam.” Moh L’hadj, le maçon de Fréha, lui, est en train de construire sa maison pour de vrai. “La vie est chère, j’avance doucement. J’ai fait les piliers et j’ai abandonné le chantier, mais je reprendrai bientôt.” En attendant, il reste sur les traces de celle qu’il surveille. Il ne dit pas s’il s’agit de la même fille de l’époque mais, ça en a tout l’air : “Avant les vacances, je l’attendais chaque jeudi matin, bien habillé, devant une librairie. Elle passait souvent par là.” Un petit silence, l’air pensif puis il reprend: “Tout ça sera vraiment dans le journal de demain ? En tout cas, n’espérez pas un succès car les maçons ne lisent pas les journaux. C’est très rare ! Moi, quand je parlai de librairie, je passai là-bas pour acheter une pochette de chique. Je ne peux pas fonctionner sans. Je pourrai me passer de tout sauf de la chique et du piment. Ce sont mes deux conditions à ma future femme.”
D. C.