Les émigrés imposent leur style

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La vie est plus active, les échanges économiques plus étoffés. Les rues sont encombrées, les boutiques et les marchés pris d’assaut. Le stationnement devient problématique entre toutes ces voitures rutilantes immatriculées de là-bas. Retirer un peu d’argent de la poste ou établir un papier quelconque à la mairie requiert une grande patience. Trouver un petit coin de sable sur le littoral béjaoui demande de se lever tôt ! Autrefois, l’émigré ramenait ses économies pour investir, agrandir la vieille maison ou construire une nouvelle. De nos jours, les émigrés arrivent comme n’importe quel touriste étranger pour le loisir et la découverte. Ils dépensent leurs euros et consomment le produit local, heureux de cette manne soudaine ! “Avec 1000 euros, j’obtiens 11 millions de centimes, je peux passer un mois de vacances royales. Pour 10 euros, je fais le plein de gasoil, alors qu’en France cela m’aurait coûté dix fois plus !”, entendons-nous sur les terrasses des cafés ou dans les taxiphones. Les émigrés de la dernière génération imposent un nouveau style par leurs motivations et leurs comportements. “Nous sommes des touristes comme les autres avec un point de chute familial en plus”, estime El Hadi, résumant l’idée que se font les jeunes Algériens issus de l’immigration des vacances au pays des parents. On y vient plus par curiosité, par plaisir et moins pas convenance et obligation familiale. Les villageois de Kabylie s’adaptent à cette nouvelle donne, cette affluence providentielle de riches consommateurs. Les villages subissent une mue forcée. Les émigrés consomment, fouettant le commerce local. Leurs besoins sont grands. Leurs véhicules dépensent aussi “Depuis qu’ils sont là, mon chiffre d’affaires monte en flèche, j’écoule tout ce que je ramène du marché de gros, mes étals sont vides en fin de journée”, concède un marchand de fruits et légumes. Le boucher est plus sollicité que tous les autres commerçants.Le prix de la viande a flambé ! 600 DA le kg de veau ordinaire, 800 DA l’agneau, le steak est à 1000 DA et le foie à 1200 DA ! Le poulet s’envole vers 250 DA, alors que la sardine nage entre 150 et 200 DA. “Quand les émigrés arrivent avec leurs euros, on se fâche avec le boucher et on se met au régime, le plus aisé d’entre nous peut se permettre un poulet par mois”, affirme un ouvrier de l’usine Mac Soum d’Akbou, dont le salaire mensuel réel vaut à peine 150 euros. Les commerçants développent maintes ruses pour s’attirer les faveurs de cette riche clientèle, cette manne financière d’un été. On parle de nouveau en français, on se fait propre et gentil, on déterre les liens de famille les plus oubliés, on évoque, pêle-mêle les quartiers de Paris. On lie la conversation sur des bistrots d’autrefois, les stations de métro, on se fait aimable, un peu obséquieux, la nécessité faisant foi. “Nos commerçants deviennent plus humains encore un cadeau de nos émigrés” remarque le facétieux “Errouji” et d’ajouter “Dès que les Beurs répartiront, ils ressortiront leurs crocs pour nous déchirer le portefeuille”. L’engouement que suscitait autrefois l’arrivée des émigrés (ighriven), n’est plus de mise. On ne ramène plus de grosses valises. Les filles arrivent habillées trop court, ce qui suscite la réprobation des vieux. “L’ouverture des valises, moment privilégié, le partage des cadeaux, les invitations, les visites chez les cousins et les parents par alliance, tout répondait à des priorités qu’il ne faut surtout pas bousculer”, regrette le vieux Mohand qui a connu l’émigration dans les années 1950. De nos jours, le retour de Ighriven ne respecte plus le rituel coutumier. “Il faut se libérer de ces carcans toutes ces obligations ont fait leur temps, la société doit s’adapter en brisant les tabous”, suggère Samy le jeune beur de Pontoise.

Chez le banquier parallèleL’émigré fait ses calculs, il préfère donner des sommes d’argent à la place des cadeaux traditionnellement ramenés de France. C’est moins coûteux. Un grand sac de bonbons et le tour des cousins et des voisins est accompli. La nouvelle vague d’émigrés préfère échanger ses euros au marché parallèle et s’approvisionner sur les marchés locaux envahis par les produis importés à la faveur de l’ouverture de l’économie algérienne sur le marché mondial. 1000 euros pour plus de onze millions de centimes ! A ce tarif, il suffit de 100 euros par personne pour passer un mois de vacances royales en Kabylie ! C’est sans doute le pays le moins cher au monde, une aubaine sans pareille pour qui veut savourer son congé au soleil ! Toute une faune de commerçants plus ou moins en règle fréquentent le bureau climatisé du banquier parallèle situé non loin des banques officielles. Des intermédiaires sétifiens, des retraités d’Aghbalou, des jeunes de la Soummam venus acheter les euros nécessaires à la délivrance du visa français. Ali est là, c’est un érémiste, il fait partie de cette nouvelle catégorie d’Algériens ayant un pied en France, le second en Algérie. Des binationaux habitant la Kabylie, obligés de se rendre régulièrement à Paris pour signer leur présence et encaisser toutes les aides que leur procure leur appartenance à la patrie de Napoléon. (RMI, allocations familiales, couverture sanitaire, aides diverses…) Ali a besoin de quelques billets à l’effigie de la carte de l’Europe, comme argent de poche pour sa femme qui ira accoucher dans la capitale française. Fatima mettra au monde son troisième enfant dans une clinique parisienne. “Le bébé aura la nationalité française d’office et la maman un gros pécule pour son rétablissement”, explique Ali le bienheureux. Mustapha est du groupe qui attend au guichet de Hadj-l’euro, le banquier parallèle. Un citoyen qui défie toutes les coutumes. L’émigrée c’est sa femme Zakia, travaille à Levallois, à l’ouest de Paris. Mustapha garde les enfants en Algérie. Elle revient chaque été passer un mois avec Mustapha et les gosses ! “C’est le monde à l’envers”, fulmine Hadj Mohand, chaque fois que le cas de Mustapha est évoqué ! Ajoutant pour bien se faire entendre “Qui aurait pensé qu’un jour cela puisse arriver ! Un homme de Kabylie qui envoie sa femme travailler en France, entre les Roumis, les Portugais et les Noirs”. Le bureau du banquier parallèle est un lieu convivial où viennent spéculer les retraités de toute la région. Ils savourent leur retraite au soleil comme de vieilles machines amorties. Certains refont néanmoins leur vie avec des femmes plus jeunes, de véritable satrapes qui dépensent comme des patachons. Depuis que la monnaie nationale ne pèse plus rien face aux devises fortes, le “tourisme émigré” se dessine comme une tendance lourde qui marque la société algérienne en quête de repères entre traditions et modernité. L’image d’Epinal de l’émigré arrivant courbé sous une avalanche de sacs bourrés de fripes a pris un sérieux coup de vieux. Le jeune Beur, avec sa belle berline et sa jolie compagne au nombril bien en vue constitue la nouvelle carte postale.

Rachid Oulebsir

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