La Dépêche de Kabylie : Mohamed Chemoune est un ancien artiste. Pouvez-vous nous raconter sommairement la période où vous avez choisi le chemin de l’art, les artistes que vous avez fréquentés … ?
Mohamed Chemoune : En fait, j’ai aimé la chanson depuis mon jeune âge. A cette époque, on faisait “l’Urar” dans la région de Boghni, je suis originaire de Bounouh, avec un ami qui s’appelle Ali Lehwa de la famille Hamoudi. Il aimait tellement faire la fête qu’on l’appelait ainsi. J’ai joué pour la première fois au luth lors d’une fête au village Ibouhalen, car avant je jouais à la mandoline. Le luth appartenait à Ali qui me la prêtait juste pour chanter ce jour-là. A cette époque, on chantait beaucoup du marocain qu’on maîtrisait assez bien. Il y’avait un jeune qui nous accompagnait, il s’appelait Slimane, si je me souviens bien. Comme ce jeune artiste n’avait pas d’instrument, j’ai décidé de prendre le luth de Ali, car il pouvait en acheter un autre, et j’offrais ma mandoline au jeune Slimane. En 1966, j’ai décidé de m’établir à Alger, et il y’avait la zaouïa du cheikh Bouderbala qui m’invitait chaque mercredi et comme il font leur rituel pour guérir les malades. J’étais accompagné d’un percussionniste et nous chantions juste après les rituels. Le cheikh de la zaouïa avait remarqué que plusieurs patients guérissaient grace à la musique. Y’avait aussi un ami, Slimane Amara de Bouarfa, ont qui m’a aidé et incité à chanter. Comme j’étais doué dans la chanson notamment celle de fêtes, un jour, les habitants de Bouarfa avaient invité un groupe de jeunes algérois pour une fête. Les invités n’étaient pas très attirés par le groupe, donc, Slimane Amara est venu, la nuit depuis Bouarfa jusqu’à Boghni pour me solliciter. Lors de la fête, j’ai rencontré Youcef Mayati de la Radio. Et comme j’avais chanté déjà du marocain, du kabyle…La fête a été un succès pour moi et dés lors ma carrière a été lancée.
J’ai commencé réellement en 1964 avec les amateurs. Ce fut Cheikh Noureddine qui était mon maître. Il y’avait Acherouf Idir, Oulid Abderahmane, Ben Mouhoub Mouhouche, Meziane Rachid…Comme je faisais mes études, j’étais dans l’obligation de demander l’avis de Cheikh Noureddine, en lui disant que si j’ai un avenir dans la chanson je m’engage, sinon, je vais suivre les études. Sa réponse m’avait éblouie. Il m’a dit que je n’étais plus amateur mais que je commençais à me professionnaliser. Il a choisi trois jeunes dont je faisais partie et il avait orienté chacun vers un genre : la poésie, le théâtre…Il y’avait une grande censure à l’époque. C’était très difficile de s’exprimer en kabyle. Y’avait un contrôle systématique de tout ce qui se disait. J’avais, en ce qui me concerne, enregistré une chanson où je parlais d’un berger qu’on a censuré sous le motif qu’il ne fallait pas dire le berger d’une manière péjorative, car ils disaient que nous sommes dans un état socialiste, donc tout le monde est pareil.
Tel fut le sort réservé aux œuvres de Aït Meslayen, Saïd Louaheche, Said Ben Rabah et moi-même nous avions enregistré pour une nouvelle édition, » Bordj El Fen « , pour le lancer dans ce monde de la production et nos produits ont été censurés. J’avais enregistré “Zwitt-Rwitt ». Ben Mohamed, qui était étudiant et la aussi qui m’estimait bien est venu aux Pins maritimes où j’habitai.
J’ajouterai que Ben Mohamed et Kamel Hamadi m’estimaient beaucoup, vu le succès que j’avais.
Combien de disques avez-vous enregistrés ?
J’ai enregistré chez plusieurs éditeurs. En tout, j’ai enregistré entre 23 ou 24 disques.
En quelle année avez-vous arrêté de chanter ?
Si j’évoque l’année où j’ai décidé de mettre fin à ma carrière, je dirai qu’à cette époque la Radio n’a jamais cessé de diffuser mes chansons. Donc, peut-être qu’à mon niveau j’ai arrêté de produire mais j’étais toujours présent, notamment à la Radio. Par exemple, ma chanson, Ma truh-ed A ggma Awiyi aw Hmimi, est diffusée presque quotidiennement. Un jour j’ai été à la Radio pour leur dire que c’est un peu exagéré. Le responsable de la production de l’époque ma montré des tas de lettres envoyées par les auditeurs qui réclamaient cette chanson. Mahboub Bati m’a proposé de chanter du Chaâbi en arabe, une chose que j’ai refusée, même si je chantais dans des galas en arabe.
En ce qui concerne les éditeurs, je dirai d’abord que chacun est libre de faire ce qu’il veut, mais je ne suis pas apte à enregistrer, payer des artistes et ensuite faire du porte-à-porte pour vendre mon produit. Cela est la mission première des éditeurs. Si un éditeur, sérieux, se présente et me propose ses services, j’ai composé plusieurs chansons, et là, je peux reprendre le chemin du studio. Au-delà du fait que j’ai rendu le premier hommage à la JSK, j’ai composé des chansons à la gloire de l’équipe nationale. Dans cette chanson, à plusieurs couplets, j’ai même cité l’équipe de football du FLN, et là je cherche une voix féminine pour répondre les refrains. Une autre chanson pour le MO-Bgayet, la JSMB.
Sinon, vous étiez dans plusieurs galas ces dernières semaines, ce retour sur la scène vous a conduit où exactement ?
J’ai chanté avec Abdelmadjid Meskoud, Louiza…à la salle de cinéma de Michelet. Je suis en contact avec plusieurs éditeurs, à qui mon nouveau travail plaisait beaucoup. Je leur ai dit que si vous allez distribuer gratuitement, je vous l’offre gracieusement. Puisque j’ai chanté dans cet album à la gloire JSMB, vous n’avez qu’à vous rendre à Bgayet et dire aux supporters de ce club que Mohamed Chemoune vous dédie une chanson. Mais puisque rien ne se fait ainsi, moi aussi j’ai mes enfants et ma famille…En tout et pour tout, je dirai qu’en ce moment, on rend des hommages à tour de bras, et tout cela, on oubli beaucoup d’anciens artistes qui ont sombré dans la misère sans qu’aucun n’ose leur rendre hommage les aider. Ce que je trouve scandaleux, c’est cette inertie qui nous bloque. Comme par exemple Amar Seghir, Mohand Rachid. Il faut s’intéresser à cette catégorie d’anciens artistes oubliés. Beaucoup d’anciens méritent des hommages, tels Sahnouni, Slimane Chabi, Atmani…
Si je prends l’exemple d’Aouchice Belaid, décédé, il avait neuf filles, et personne ne sait si elles sont vivantes ou non, si elles s’en sortent ou pas, c’est cela qui me tient vraiment à cœur.
Je tiens aussi à rendre un hommage à M. Ould Ali El Hadi qui a pris attache avec moi, et c’est avec un grand honneur que j’ai assisté aux activités qu’il a initiées. C’est un geste plein de sens de sa part, en m’associant aux activités. C’est un homme de la culture.
En tant qu’ancien artiste : quel regard portez-vous sur la chanson kabyle ?
Je dirai d’abord bon courage à tous. Un artiste ne peut pas apporter une quelconque critique sur un autre travail, mais cela est du ressort du public. J’ajouterai une petite chose en disant : “où sont les Slimane Azem, Amokrane Agaoua, Youcef Abdjaoui, cheikh Aarav de la Bouyazgarène et tous les autres ?” On aurait aimé que d’autres artistes viennent prendre leur place. D’autres vont disparaître et je me demande qui va les remplacer dans cette mission de l’art ? Il faut qu’ils comprennent que notre chanson, la chanson kabyle est basée sur la flûte, l’achewiq…Ainsi disait Mohand Said Oubelaid. Que Dieu ait son âme. La chanson kabyle doit comprendre un achewiq, sinon, elle n’a rien de kabyle. Donc, je pense que même si l’art n’a pas de frontière, je ne pourrai jamais prendre une musique raï et la chanter en kabyle. Nous avons notre poésie et tout ce qui entoure notre culture. Il ne suffit pas d’accrocher un poster sur les murs pour être artiste. Quelqu’un qui n’est pas fait pour la chanson doit changer de métier.
En 1974, j’étais avec des amis au café Tonton-ville, Mohand Rachid qui était présent ce jour-là, nous disait que si nous voulions réussir dans la chanson, viendra le jour où vous devriez chanter faux et faillir au rythme pour être apprécié et avoir du succès. Après, il a vu un ancien artiste prendre la rue Michelet avec une guitare sur les épaules, il nous disait qu’il ne va jamais remettre les pieds dans ce café fréquenté par les artistes. Il était déçu. Et depuis, il a quitté la scène artistique. Il faut que ces nouveaux artistes se posent la question du pourquoi les anciennes chansons survivent toujours.
Et pour conclure ?
Je lancerai un appel aux concernés et leur dire qu’ils doivent regarder du côté des anciens artistes. Y’en a ceux qui sont dans le besoin. Je sollicite les jeunes artistes qui aiment reprendre les chansons des autres de demander leur aval. Si nous prenons le cas de Matoub Lounès, qui est passé chez moi comme amateur, je dirai que c’est un phénomène. Il a repris des chansons mais d’une manière plus sublime. Il avait un grand respect de l’art.
Il savait ce qu’il faisait Et enfin, je remercie votre journal et ainsi que Ould Ali El Hadi, encore une fois pour ce qu’il fait.
Propos recueillis par M. Mouloudj