»Un écrivain est très souvent un être qui a un excès de communication avec soi-même »

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Vous êtes auteur de plusieurs œuvres littéraires écrites en berbère. Que signifie pour vous écrire en berbère ?Par cet acte, je me suis assigné deux objectifs principaux : écrire, et écrire dans une langue particulière. Le sujet écrivant, dans n’importe quelle langue, est un être communicatif, lequel est par ailleurs tiraillé par le besoin de communiquer avec autrui et des choix à opérer pour le faire à bon escient. Ce besoin s’explique par le fait qu’un écrivain (le créateur, en général) est très souvent un être qui a un excès de communication avec soi-même. Pour tenter de s’en libérer et en dégager le trop-plein, certains (créateurs) optent alors une voie différée, comme l’écriture, d’autres choisissent, au contraire, le face-à-face avec le public, comme la chanson ou le théâtre, etc. Pourquoi le choix du berbère, parce que j’aurai pu (et pourrais) choisir une langue d’écriture littéraire? Il va de soi que ce n’est pas du tout pour des raisons pécuniaires, puisqu’on y gagne rien, pour l’heure. Outre le fait qu’il s’agit de ma langue maternelle, j’ai choisi d’écrire en tamazight, parce que je voulais (et voudrai) contribuer, avec d’autres, à opérer la rupture avec une curieuse tradition des Berbères, vieille de plusieurs siècles, puisqu’elle remonte à plus loin que l’aube de l’histoire. Ce legs consiste en deux choses, en gros : d’un côté, et jusqu’à récemment, ils ont agi de sorte que tamazight, langue et culture, reste à l’état oral ; de l’autre, pour écrire, c’est-à-dire pour communiquer avec le reste du monde et la postérité, ils ont, à chaque moment de l’histoire, investi la langue avec laquelle ils étaient en contact, tels que le grec, le latin, l’arabe, le français, etc. Et nous en sommes encore là ! Qu’on ne se fourvoie plus ! notre salut passe nécessairement par l’autonomisation de notre langue maternelle : à plus ou moins long terme, il faut faire dire à tamazight tout ce qui est, dans le monde ici-bas, considéré par les hommes comme «noble» : la religion, la politique et le savoir tous azimuts. En un mot, il faut faire de tamazight, une langue de communication moderne, d’enseignement et de recherche scientifique. Pour l’heure, et pour beaucoup, il est vrai qu’œuvrer dans le sens d’opérer une telle rupture relève plus du rêve. Mais pour d’autres comme moi, il s’agit plutôt d’un idéal à poursuivre, d’un projet programmatique à définir … et à réaliser. Pour pouvoir le réaliser, il faut commencer par conscientiser les Amazighophones dans le sens de les amener, à plus ou moins long terme, à y adhérer. « Les langues, dit Roman Jakobson, ne diffèrent pas par ce qu’elles peuvent exprimer, mais par ce qu’elles veulent exprimer. »

Les dernières œuvres littéraires que vous avez publiées datent de 1998 ; ce qui veut dire que vous n’avez rien écrit ou, en tous cas, rien publié (en berbère) depuis ? Etait-ce une simple pause, un manque d’inspiration ? En un mot, quelles sont les raisons qui en sont à l’origine ? Le livre est un produit à la fois culturel et commercial. Pour simplifier le schéma, je réduirai la chaîne des opérateurs produisant le livre à trois maillons importants : l’écrivain, qui produit le manuscrit ; l’éditeur (imprimeur), qui transforme le manuscrit en produit commercial et le promeut culturellement ; enfin, le lectorat qui achète ce produit au niveau des librairies. Chacun de ces maillons contribue au bon (ou au mauvais) fonctionnement de la machine commerciale. En conséquence, lorsque l’un ou l’autre en est défaillant, c’est toute la chaîne et, par conséquent, le livre qui en pâtissent.Pour des raisons sur lesquelles il est inutile de m’étaler ici, je dirai qu’il n’y a pas encore (ou suffisamment) de lecteurs dans cette langue, pour la simple raison que l’école algérienne n’en a pas encore formé. L’on sait en effet quand et dans quelles conditions on a fini par accorder le droit de cité à tamazight à l’école. Pour l’édition, c’est un problème qui touche le livre tout entier. En Algérie, les éditeurs (au sens plein, s’entend), ceux qui ne considèrent pas le livre comme une simple marchandise, ceux qui promeuvent le livre, sont vraiment rarissimes.Les auteurs d’expression berbère qui ont pu éditer jusque-là, l’ont tous (ou presque) fait à compte d’auteur. Cela signifie que pour publier, il faut écrire, payer (ou se faire payer) les frais d’impression et, si l’on souhaite écouler son produit, faire le porte-à-porte pour en faire la distribution.C’étaient là les principales raisons qui m’ont poussé à observer une pause, en attendant que les conditions de l’écrivain berbère s’y améliorent, j’espère.

Le marché éditorial dans notre pays en est donc la principale raison ?Il y est pour beaucoup, assurément. Cependant le problème est plus grave, car il touche au niveau, médiocre, de la culture livresque dont disposent les Algériens à l’heure actuelle. Si on avait fait de l’homme qu’il faut à la place qu’il faut notre credo, on aurait peut-être amélioré le sort de notre culture et celui de nos productions symboliques. Je veux dire par là que peu de personnes en Algérie exercent le métier pour lequel ils sont doués. L’on croit qu’avec de l’argent, mal acquis quelquefois, on peut tout faire. C’est selon cette «logique», qui n’en n’est pas une à vrai dire, que le marchand de légumes et fruits ou de brochettes du coin se reconvertit, aussitôt qu’il amassé de l’argent, en éditeur, en imprimeur, en libraire. Or, pour pouvoir exercer ce genre de métier ou, plutôt, de vocation, un minimum de formation à la sensibilité et à la culture symbolique est nécessairement requis. Il se trouve que chez ces gens-là, dirait Brel : « on ne pense pas, on compte, on compte… ».Etant une production à la fois commerciale et symbolique, le livre est peu comparable à d’autres produits de consommation, parce que c’est par lui encore que passe l’essentiel du savoir. Le mépris du livre implique assurément celui du savoir.

Le livre amazigh manque de lectorat pour connaître son véritable essor. Quelles sont à votre avis les raisons du peu d’intérêt que suscite le livre amazigh auprès du grand public ?Il convient d’abord de s’entendre sur le sens des mots. Il y a, me semble-t-il, deux catégories de livre amazigh.La première regroupe les livres dont le contenu est berbère, mais la langue de rédaction est le français ou, plus rarement, l’arabe. La seconde catégorie regroupe les livres d’expression berbère.Le problème qui se pose avec acuité touche plutôt la dernière catégorie, parce que les berbérophones n’ont pas encore acquis en masse la pratique de leur langue maternelle à l’écrit. Pour ceux qui continuent de la pratiquer (parce qu’il y en beaucoup qui en ont perdu, complètement ou partiellement, l’usage), ils la pratiquent seulement à l’oral. Cela signifie que l’écrasante majorité en est encore illettrée… en berbère !L’on sait que la pratique de l’écrit se fait d’abord et surtout à l’école publique. Or, les pouvoirs publics algériens (voire maghrébins) ont, jusqu’à récemment, chassé à coups de “lois”, explicites et tacites, la plus ancienne des langues du Maghreb de toutes les institutions de l’Etat. Ce n’est qu’au début des années 1990 enfin qu’ils se sont rendus à l’évidence, en lui accordant un statut juridique, lequel est d’ailleurs très ambigu.

Venons-en maintenant à votre dernière œuvre qui a porté sur Si Lbachir Amellah [1]. Qu’est-ce qui vous a amené à vous pencher sur l’étude de son répertoire poétique ?Plusieurs raisons m’ont amené à le faire. D’abord, comme l’ont fait mes prédécesseurs et mes contemporains, il fallait faire du sauvetage : il fallait recueillir auprès des vieilles personnes, dont certaines ne sont (en 2005) déjà plus de ce monde, des poèmes (attribués à ce poète) et des informations relatives au poète en question et à la poésie kabyle, en général. D’autre part, la collecte et la fixation à l’écrit de toutes ces données, littéraires et anthropologiques, de notre passé, en l’occurrence, littéraire, nous permet de connaître notre histoire récente, du point de vue de l’intérieur. Enfin, leur capitalisation requiert une importance capitale pour la consolidation de notre conscience identitaire. Après l’enquête menée sur le terrain, il s’est avéré que Si Lbachir n’était pas un poète-chanteur d’un village quelconque de Kabylie, ni celui d’un temps révolu non plus ; c’était, en tous cas, un poète très célèbre … en son temps. Une fois le recueil établi, beaucoup de questions d’ordre théorique ont été abordées dans ce livre. Il y avait beaucoup de remises en cause, et sur plusieurs plans. « Le pire, disait un savant russe, c’est de croire que la science est faite. »

Plusieurs de vos lecteurs nous ont dit être restés sur leur faim à la lecture de votre livre : votre longue introduction les a désarçonnés. En s’attendant à trouver une riche biographie sur le poète dont il est question, ils se retrouvent en face d’un exposé académique sur les liens existant entre la littérature et la société. Ne pensez-vous pas que cette introduction est un peu lourde, voire fastidieuse, pour un ouvrage destiné au large public ?Elle pourrait être fastidieuse en effet, pour les partisans du moindre effort. Le sens profond de l’œuvre n’est en tous cas jamais au début, mais très souvent à la fin de l’ouvrage. D’autre part, le fait de mettre une biographie derrière un recueil de poèmes de X suggère que l’un explique l’autre. Or, théoriquement la biographie de X explique peu (ou pas du tout) sa poésie, et vice versa.Ceci étant dit, si cela peut consoler mes lecteurs mécontents, il y a dans ce livre quelques éléments biographiques sur Si Lbachir. En tout état de cause, le travail biographique sur Si Lbachir reste à faire.

Autre problème, et non des moindres, concerne l’authenticité des pièces recueillies. D’aucuns disent que quelles que soient les précautions dont on peut faire preuve lors de l’authentification des poèmes, le corpus reste toujours sujet au doute.C’est en effet une question épineuse. J’y ai consacré tout un chapitre, mais je ne suis pas sûr que j’aie posé le problème de façon pertinente et, par conséquent, résolu le problème définitivement. C’est à lire !

Il y a ceux, par exemple, qui mettent en doute cette joute entre Si Mohand et Si Lbachir…qu’en pensez-vous ?Je ne connais pas les arguments qu’ils ont avancés à ce sujet. Par conséquent, je ne peux y répondre.

Les poètes-chanteurs traditionnels n’ont joué presque aucun rôle dans la conscientisation de leur peuple au fait colonial. Y avait-il autre chose qui a motivé votre intérêt pour cette poésie ?Par rapport à la première question, je n’en conviens pas. Des témoignages écrits attestent du contraire. Jadis, ce sont les poètes traditionnels qui conduisaient leurs troupes au combat. Durant les insurrections kabyles de 1857 et 1871 contre les troupes coloniales, par exemple, plusieurs poètes étaient tombés au champ d’honneur. Ceci dit, il n’y a pas que l’aspect engagement qui serait intéressant. Ne confondons pas le travail de militant et celui de l’universitaire. L’objectif que doit s’assigner un universitaire, c’est la description des choses, non pas telles qu’il les sent, mais au contraire telles qu’elles sont (ou étaient). Pour ma part, j’ai, du mieux que j’ai pu, essayé de décrire objectivement un pan de l’histoire poétique kabyle, à travers le cas de la poésie attribuée à Si Lbachir Amellah. C’est très important de connaître notre histoire tous azimuts (littéraire, politique, économique, générale, etc.) ; dans le cas contraire, nous serons condamnés à la revivre constamment, comme nous le faisons à l’heure actuelle.

La poésie a-t-elle encore de beaux jours dans notre société ?Etant intimement liée au chant, la poésie c’est la vie. Chanter, comme communiquer, manger, dormir, est une fonction vitale de l’Homme. Il parait qu’historiquement elle s’est manifestée avant le récit, et avant tout autre type de discours. Tant qu’il y a la vie, il y aura de la poésie, chantée ou pas. En nous basant sur l’histoire de la poésie kabyle, nous savons qu’elle a pu jusque-là s’adapter à toutes les situations difficiles et à en rendre compte d’une certaine manière. De quoi elle sera faite et sous quelle forme elle se manifestera ? Il faut attendre.

Parlez-nous maintenant, si vous le voulez bien, de vos inédits, s’il en existe…Il y en a beaucoup. Mais, pour ce qui est de la publication, tout dépendra des conditions de l’écrivain et du livre, dont j’ai parlé plus haut. Un dernier mot, peut-être ?Merci de l’intérêt que vous avez accordé à ce livre.

Propos recueillis par Boualem Bouahmed

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