Les multiples articulations du progrès social

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n Par Amar Naït Messaoud

Le Premier ministre insinuera que l’on ne peut pas tirer gloire d’un tel résultat sans nous donner les moyens de performance économique qui le rendront sans danger pour le pouvoir d’achat. Car, sans croissance équivalente et sans relèvement de productivité, l’augmentation demeurera non seulement un coup d’épée dans l’eau, mais, pire, entraînera une poussée inflationniste qui grignotera l’  » excédent monétaire « , à savoir 3 000 dinars, consenti par la Tripartite.

Après la signature du fameux Pacte social et économique en 2006, une première augmentation a suivi. Le SMIG est monté à 12 000 dinars. Entre-temps, hormis la Fonction publique financée sur le budget de l’État, les entreprises publiques et privées ont eu d’immenses difficultés à concrétiser la décision du gouvernement. Parfois, cela s’est fait au détriment de la santé financière de l’entreprise et même de l’emploi, sachant que des employeurs ont procédé à des compressions, à l’encouragement de la retraite anticipée et au recrutement très sélectif (évitant les pères de familles et augmentant le nombre de non-déclarés sociaux).

À l’époque, le bon sens populaire avait donné son verdict :  » Les futures augmentations sont déjà éliminées et consommées par les augmentations des prix que l’on vit depuis ces derniers mois « . Le président Bouteflika et le Premier ministre Ouyahia ont, en février 2006, refusé d’augmenter les salaires ‘’nominaux’’ qui ne serviraient qu’à alimenter l’inflation. Seuls de nouveaux bonds de la performance économique, avaient-ils laissé entendre, pouvaient induire le rehaussement du pouvoir d’achat sans passer nécessairement par l’augmentation des salaires. Les mystères impénétrables du sérail ont fait dégommer deux mois plus tard Ouyahia de la chefferie du gouvernement pour être remplacé par Belkhadem. Et la porte de la démagogie s’ouvrit pour de nouvelles illusions sociales au détriment de la rationalité économique.

Au vu de la stabilité macroéconomique, acquise au prix d’un sacrifice social considérable, et au regard des incertitudes qui pèsent sur le marché pétrolier depuis l’automne 2008, la paix sociale est censée se négocier sur la base d’une équitable distribution des richesses, d’un rythme soutenu de création d’emplois et d’une lutte sans merci contre la corruption, la fraude fiscale et l’économie parallèle.

Par-delà le traitement salarial, la relation entre le travailleur, son employeur et son outil de travail est régie par d’autres clauses contenues dans le Code du travail. Ce dernier est supposé être profondément remanié selon la volonté du gouvernement exprimée à plusieurs occasions. Selon une déclaration, datant de février 2009, de M. Tayeb Louh, ministre du Travail, de l’Emploi et de la Sécurité sociale, le débat pour un nouveau Code du travail allait être lancée avant la fin de l’année en cours. Jusqu’à ce jour, aucune esquisse de débat ne paraît soutenir un tel projet.

Vers une redéfinition de l’emploi et du travail

Pourtant, il est visiblement temps, au vu des profondes transformations qui ont affecté le monde du travail en Algérie et des configurations des relations de travail induites par les nouvelles technologies de l’information et de la communication, que le champ d’action du concept du travail soit redéfini et que, dans la foulée, soient gérées rationnellement les implications pratiques d’une telle redéfinition.

Presque dans tous leurs aspects, l’exercice du travail et les contraintes qui lui sont inhérentes se présentent sous un jour nouveau en Algérie. En effet, depuis le début de la décennie 2000, la plus grande proportion d’employeurs revient au secteur privé. C’est lui qui crée de l’emploi à la faveur de l’émergence de l’entreprise privée encouragée par la nouvelle législation du pays. De même, le monde syndical a, lui aussi, subi une évolution, du moins dans son appréhension par les travailleurs. Quant au prolongement pratique sur le terrain, seule la pression et la persévérance pourront rendre légales ces nouvelles formes de lutte.

Cependant, l’exercice du travail ne se limite pas à ces deux ‘’innovations’’. Comme au début de l’ère de la mécanisation et de l’automation sur les continents américain et européen, une certaine mise à niveau de l’administration et des entreprises leur a fait acquérir d’autres moyens de travail (micro-ordinateur, Internet, réseaux d’entreprises,…) qui font l’économie de certains postes de travail pléthoriques. L’entreprise moderne par exemple, y compris en Algérie, fait de moins en moins appel à l’agent de saisie sur micro tant l’ingénieur qui prépare son compte-rendu n’a plus le temps de le rédiger à la main et de le confier ensuite à l’agent. De là, découle une nouvelle conception de la gestion du temps qui n’a aucun rapport avec celle en cours dans les années 70 ou 80 du siècle dernier.

L’entrée en scène des entreprises étrangères sur nos chantiers d’autoroute ou de tramway ou bien encore dans certaines représentations commerciales a indubitablement charrié une nouvelle discipline du travail à laquelle les travailleurs algériens ne peuvent que se soumettre. Il est même des entreprises qui ont adopté un week-end semi-universel (vendredi-samedi) contrairement à la majorité des structures administratives et entreprises du pays.

La santé dans l’entreprise, les œuvres sociales et d’autres droits n’ont jamais été aussi sollicités qu’au cours de ces dernières années, même si les prestations ne répondent pas toujours aux exigences de l’ergonomie, de la psychologie du travail et de la dignité des travailleurs.

Le challenge des nouvelles valeurs

En Algérie, comme dans beaucoup d’autres pays qui sont en train de rompre avec l’économie administrée, l’éreintante transition qui touche le monde du travail sur tous les plans (flexibilité de la relation de travail, précarisation par des contrats à durée déterminée, gestion moderne du temps et de l’outil de travail, impératifs de la formation continue…), fait apparaître le bouillonnement du front social de façon crue. Pour mieux cerner les motivations, la dimension et les retombées de ces mouvements, il importe de jeter un regard sur les conditions sociales des travailleurs algériens, le chômage, la précarité et les inégalités entre les différentes couches de la société. Dans le sillage de la mondialisation des échanges et de la division internationale du travail, les analystes, les pouvoirs publics, les syndicats et d’autres acteurs ont, chacun sous l’angle qui lui sied, essayé de caractériser et de qualifier la nouvelle situation qui est en train de se mettre en place en Algérie. En tout cas, le triomphe du capital après la chute du mur de Berlin a charrié avec lui l’éloignement des illusions sociales. Il est vrai que la nouvelle configuration des forces sociales n’a pas encore atteint sa maturité ; d’où les incertitudes qui pèsent sur le monde du travail, incertitudes renforcées par les nouvelles technologies de l’information et de la communication qui bouleversent un peu plus chaque jour la relation entre le travailleur et son outil de production et qui situent dans une dimension nouvelle les facteurs de productivité.

En matière de compétence censée ouvrir la voie vers l’exercice d’un métier, la problématique d’adéquation entre le système d’enseignement et le marché du travail prend beaucoup plus de relief et devient un facteur déterminant de tout processus de progrès social. Cette vision des choses a, il est vrai, fait défaut par le passé du fait que l’ensemble des diplômés avaient leurs débouchés pris en charge par l’État, principal employeur du pays. Des analystes et la génération des nouveaux employeurs ont conclu à la faillite du système de la formation professionnelle dans notre pays. Et même de l’ensemble du système éducatif. Les symptômes on ont commencé à apparaître au grand jour dés l’émergence de l’entreprise privée comme nouvel acteur de la vie économique du pays: les ateliers et usines privés ayant vu le jour au cours des dernières années ne trouvent pas le personnel technique et d’exécution sur le marché du travail. Les offres d’emploi par lesquelles des employeurs cherchent des ouvriers spécialisés, des contremaîtres et agents de maîtrise (charpentiers, chauffagistes, plombiers, …) traînent pendant des semaines sans pouvoir mettre la main sur le profil désiré ou la compétence voulue. C’est que depuis longtemps, la formation professionnelle est vue par la société et même par les pouvoirs publics comme  » simple réceptacle des exclus du système éducatif « . Au lieu qu’elle soit un choix dicté par les préférences d’un cycle court ou par des prédispositions et aptitudes particulières- comme cela se passe dans les autres pays du mode-, la formation professionnelle est vécue plutôt comme un moindre mal par rapport à l’exclusion scolaire et un morose stand-by avant le service national et l’âge adulte. Il faut dire aussi que cette médiocrité et cette faillite sont les conséquences d’un système rentier qui avait plutôt besoin d’un personnel docile que d’un personnel qualifié. Aujourd’hui, les données sont en train de changer radicalement. Face à une vague sans précédent de techniciens, personnels d’exécution, cadres et même ouvriers étrangers ramenés ou recrutés par les sociétés étrangères travaillant en Algérie, les responsables de la formation sont plus que jamais interpellés pour révolutionner le secteur par de nouvelles méthodes de formation et une nouvelle pédagogie qui allient la nécessité de qualification aux besoins de l’économie nationale.

Lourd héritage

Le semblant de libéralisme économique initié depuis la dernière décennie du 20e siècle a coïncidé avec la remise en cause de la paix civile du fait d’un terrorisme barbare qui n’a pas permis une décantation politique et de lucides orientations économiques.

Sur le plan social, et malgré des distinctions observables dans tous les secteurs de la société, les histogrammes du niveau de vie établissaient une classe moyenne assez consistante et des pôles de riches et de pauvres peu visibles. Une certaine illusion d’optique a fait que l’on parle aujourd’hui d’une classe moyenne, réduite à la portion congrue, qui constituerait l’ossature de la démocratie politique. L’erreur réside dans le fait que cette classe n’est pas issue de luttes sociales particulières et que, pour tout dire, cette catégorie est tout simplement factice vu que l’économie algérienne n’était pas basée sur la production mais sur la rente pétrolière.

Les premières brèches vers ce qui sera appelé par la suite l’économie de marché furent ouvertes avec la restructuration, au début des années 1980, des grandes entreprises étatiques héritées des années 70 du siècle dernier. Après la récession économique générée par la chute du baril de pétrole en 1986, le pouvoir politique s’attellera à la séparation nette des entreprises publiques de l’ancienne tutelle encombrante de l’administration. Ce sera la fameuse loi sur l’autonomie des entreprises mise en œuvre à partie de 1988. Par secteurs et par branches, ces entreprises seront regroupés au sein de holdings, puis des Sociétés de gestion des participations de l’État. Toutes ces restructurations se heurteront à l’amère réalité des entreprises elles-mêmes : en dehors des infrastructures et des équipements, souvent acquis clefs en main, auprès de pays fournisseurs détenteurs de la technologie, ces unités ne présentent aucun atout ou prédisposition pour se soumettre aux règles de la production et de la rentabilité financière. Le premier handicap, et qui s’avérera de taille, c’est bien le sureffectif. Pour un poste de travail réclamant trois intervenants, on trouve parfois une dizaine d’ouvriers qui y sont affectés. Le second problème, et qui n’est pas moins handicapant, se trouve être la non maîtrise des processus technologiques et le déficit du renouvellement des méthodes de travail. Assiégée par les différentes tares générées par une gestion approximative de l’outil de production, l’entreprise publique commence sa chute aux enfers lorsque les découverts bancaires et les dettes insolvables l’asphyxiaient au point de ne plus pouvoir payer régulièrement ses employés.

Ce sont, par la suite, toutes les structures de l’État et de la société qui s’en trouveront prises en otage par une dette extérieure évaluée à la fin des années 1980 à 26 milliards de dollars. Au début des années 1990, le poids du service de la dette- abstraction faite du principal-, équivalait presque au montant des recettes pétrolières. L’Algérie n’avait quasiment aucun autre choix que le rééchelonnement de sa dette extérieure, précédée par une opération de reprofilage sous le gouvernement Hamrouche. Le rééchelonnement induira un certain nombre de conditionnalités dictées par le Fonds monétaire international et rassemblées sous le nom générique de Plan d’ajustement structurel. L’application des clauses de ce plan, qui, théoriquement, visait à recréer les conditions de la stabilité macroéconomique du pays, se traduira par un coût social élevé : dégraissage au sein des entreprises publiques par le moyen de plusieurs formules (licenciements, départs volontaires, retraite anticipée,…), libéralisation des prix de produits de première nécessité autrefois soutenus par les subventions de l’État, gel des salaires, gel des recrutements dans la Fonction publique,…etc. La libéralisation des prix a fait que certains produits vitaux (comme l’huile végétale, le sucre, le lait) ont vu leurs prix se multiplier par 10 ou 20. Des cohortes de chômeurs se formèrent suite à la fermeture de certaines entreprises publiques (on parle d’un minimum de 500 000 travailleurs licenciés). Pour amortir un tant soit peu le choc, les pouvoirs publics, conseillés par les institutions financières internationales, a eu recours à certaines actions de solidarité nationale via le Filet social, l’Emploi de jeunes, la création de la Caisse de chômage (CNAC) et, plus tard, le Pré-emploi pour les universitaires primo-demandeurs. Cependant, les populations n’étaient pas préparées pour subir le choc de la libéralisation des prix qui allait bouleverser complètement la donne social à partir du milieu des années 1990.

Performance économique et justice salariale

Le climat d’insécurité de l’époque a même ‘’attiédi’’ les revendications sociales du fait que la priorité était donnée à la survie physique des citoyens. Les prix de certains produits ont été multipliés par 20 (à l’exemple du sucre). L’exode rural dû à l’insécurité dans les campagnes, le fermeture des unités de production, la déscolarisation des enfants, le prolongement inhabituel de l’âge du mariage aussi bien pour les filles que pour les garçons et d’autres facteurs aussi handicapants ont jeté de larges franges de la population dans les bas-fonds de misère qui n’a pas eu son équivalent au cours des trente dernières années. Si l’on retient, pour des commodités de raisonnement, le principe de la Banque mondiale qui désigne comme pauvre une personne vivant avec moins d’un dollar par jour, le compte serait bon pour que l’écrasante majorité des Algériens soit déclarée comme vivant sous le seuil de pauvreté. Si on prend l’exemple d’une petite famille de cinq personne, et l’on prend la valeur la plus stable du dollar par rapport au dinar (80 DA pour 1$), il en résulte que cette famille doive avoir un revenu minimum de 12000 DA par mois. C’est le seuil de pauvreté correspondant à sa taille.

Le taux de chômage, actuellement établi à 11,8 % de la population active selon les statistiques officielles, ne permet nullement de circonscrire les problèmes de la société dans un chiffre. Cela est d’autant plus vrai que plusieurs chefs de ménages déclarés comme étant employés ne possèdent pas les ressources nécessaires pour vivre décemment, scolariser leurs enfants, avoir des loisirs, se soigner, se chauffer,…etc. A ce niveau, interviennent les données relatives aux revenus, aux salaires et au niveau de vie. Ces derniers sont intiment liés à la performance de l’appareil de production et aux rythmes de travail (croissance, productivité) sans lesquels aucune analyse des revenus ne peut avoir de sens.

Les estimations du Conseil national économique et social évaluent entre 200 mille et 300 mille le nombre de primo-demandeurs d’emploi par an. Le rythme actuel des investissements ne permet d’absorber qu’une partie de cette bouillonnante ‘’armée de réserve’’. Plus grave, cette institution publique d’évaluation sociale et de prospective a déjà averti que le peu de progrès réalisé en la matière reste fragile puisqu’il n’arrive pas à s’auto-entretenir par une croissance durable. Les experts nationaux et étrangers tablent sur une croissance du PIB d’au moins 8% étalée sur plusieurs années pour prétendre réduire substantiellement le chômage dans notre pays ; voie étroite certes, mais tout à fait ‘’dans les cordes’’ du pays au vu de ses immenses potentialités naturelles et humaines dont il dispose.

Pour l’année 2009, les premières estimations des prévisions de croissance, à savoir 6% du PIB, ont été remises en cause par les nouvelles donnes de la crise mondiale. D’après le FMI, la croissance ne dépassera 5 % dans la situation la plus optimiste.

Une autre forme de précarisation de l’emploi se trouve dans le secteur de l’économie informelle. Une enquête menée en 2007 par le Centre de recherche en économie appliquée pour le développement révèle que sur 7500 PME, 42% des effectifs ne sont pas déclarés et 30% de leur chiffre d’affaire échappent au fisc. La population qui exerce au noir, d’après certaines estimations du CNES, est d’environ un millions trois cent mille personnes.

Les conséquences d’une transition économique contrariée par plusieurs facteurs endogènes et exogènes (intérêts rentiers, bureaucratie, piège de la mono-exportation, marchés mondiaux de l’énergie, crise des places financières,…) ont entraîné une libéralisation effrénée des prix, des plans sociaux pour les entreprises publiques, un taux de chômage effarant et le laminage de la classe moyenne qui, partout dans le monde, représente l’ossature culturelle et idéologique de la cohésion sociale et de la construction du projet démocratique.

C’est pourquoi, malgré les progrès enregistrés par ce cadre de dialogue qu’est la Tripartite, la question des salaires et du pouvoir d’achat, demeure un maillon d’une chaîne solidaire de facteurs qui ont pour point d’appui la performance économique du pays et pour assise politique la justice sociale.

Amar Naït Messaoud

iguerifri@yahoo.fr

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