Le socle fragile de la bonne gouvernance

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n Par Amar Naït Messaoud

Le dernier accident domestique- qui serait dû à une fuite de gaz- survenu lundi dernier à la cité Chevalley (Oued Korich), rappelle à l’opinion et aux gestionnaires des affaires publiques que la notion de service public est encore peu intériorisée dans les actes quotidiens de gestion. Des citoyens soutiennent mordicus devant les caméras de la télévision que Sonelgaz n’a pas répondu aux appels téléphoniques des citoyens qui l’informaient de la présence d’une fuite de gaz dans la cité. Le directeur général de cette entreprise publique nie que de tels appels aient été reçus par ses services. Cette polémique se déroule sur le fond d’un drame social où quatre personnes sont mortes et des appartements se sont écroulés comme des châteaux de carte. Ceux qui, illégalement, ont construit des bicoques sur les terrasses des bâtiments n’ont fait qu’aggraver l’état de précarité de la cité.

L’opinion publique- à tort ou à raison- et une lecture trop superficielle de l’événement faite par quelques médias concluent immédiatement à un paradoxe algérien sui generis qui fait que plus les recettes pétrolières sont consistantes, plus les Algériens vivent dans la misère et la difficulté. On a reproché au gouvernement, au milieu des années 2 000, d’avoir établi la loi de Finances sur la base de recettes pétrolières avec un prix de baril référence de 19 dollars au moment où le prix de l’or noir ne cessait de grimper, ignorant l’effet de saison pour ne devenir sensible qu’à la grande géostratégie mondiale. Depuis la loi de Finances complémentaire 2008, cette référence est révisée à la hausse, soit 37 dollars ; mais, ce n’est pas ce relèvement à lui seul qui changera les conditions de vie des populations ou qui rendra pour eux les services publics plus accessibles et plus performants.

La toile de Pénélope

Ce serait certainement faire preuve de mauvaise foi que de ne pas prendre acte des investissements structurants que l’État est en train de mettre en place pour faciliter la relance économique attendue des entreprises algériennes ou étrangères, seul moyen de création de richesses et d’emplois. Néanmoins, au moment où tous les indicateurs financiers et les indices de développement humain (portés à la connaissance des médias dans le dernier rapport du CNES) se prêtent à une lecture favorable, et au moment aussi où les programmes de développement d’une exceptionnelle densité sont mis en branle, nous constatons avec effarement que la dynamique naturelle qui devrait marquer les mécanismes institutionnels, la société civile et la ‘’classe politique’’ de façon à accompagner ce mouvement par un pendant humain, culturel et social ne sont pas tout à fait au diapason. Pourtant, encadrer de telles tâches historiques par un surcroît de travail de proximité et de facilitation des services publics s’avère une mission indispensable aux yeux du commun des citoyens écrasé par l’adversité et la crise multiforme de laquelle le pays tente difficilement de sortir. Il forme le vœu que ce ne sera pas là une nouvelle toile de Pénélope cousue le jour et défaite la nuit. Il voudrait que la roue de l’infortune soit arrêtée.

Le moins averti des observateurs de la scène nationale aura noté la dichotomie de plus en plus visible entre l’Algérie qui veut avancer et se mettre au diapason des grandes nations-ce que son histoire et ses potentialités ne lui contestent nullement- et l’Algérie des archaïsmes, de la bureaucratie et de la rente que les errements et les compromissions populistes voudraient renvoyer vers un passé révolu.La stabilité macroéconomique (endiguement de l’inflation, redressement de la balance des payements, réduction importante de l’encours de la dette, croissance positive du PIB, baisse du chômage) jointe à la volonté affichée par le président de la République de mettre en œuvre des réformes susceptibles de pérenniser et de renforcer la tendance à l’amélioration de l’appareil économique, susceptibles également de réhabiliter l’État, l’administration, la justice et l’école, tous ces éléments, disons-nous, ont insufflé un espoir légitime aux Algériens de se réconcilier un jour avec le travail, les institutions de l’État et leurs concitoyens. C’est alors avec une amertume et une déception à peine contenues que les Algériens découvrent que les appareils politiques et les structures censés asseoir la bonne gouvernance ne sont pas encore pénétrés de cette nouvelle culture qui consiste à travailler d’abord pour l’intérêt général et à dépasser les divergences formelles du moment. En tout cas, le contraste est suffisamment prononcé entre les horizons et opportunités économiques qui s’offrent à l’Algérie et les pratiques en vigueur au niveau des structures, services et institutions censées servir le citoyen et l’affranchir des lourdeurs inhérentes à l’ancien système de gestion.

Bureaucratique, surcoûts économiques et déliquescence des valeurs

Les désagréments, pour ne pas dire plus, qui affectent la vie des citoyens du fait des négligences, laisser-aller et autres travers liés à l’incompétence des gestionnaires des services publics sont difficiles à sérier tant ils sont nombreux et variés. Les coupures d’électricité sont devenues monnaie courante. En hiver comme en été, ce ne sont pas les explications qui font défaut : délestages suite à de supposées surconsommations, mauvais temps qui endommage les câbles,…etc. Sachant que cette précieuse énergie conditionne la marche du matériel informatique dont sont dotés tous les services, une panne électrique non réparée dans l’immédiat suppose la paralysie de larges secteurs de la vie publique sans parler des dommages que peuvent subir les appareils électroménagers, les médicaments sensibles et les vaccins. Les systèmes de communication et d’informations se sont largement modernisés particulièrement par l’introduction du moyen de transmission par Internet. La déconnexion des services de la Toile provoque incontestablement des retards, des manques à gagner, voire parfois des pertes fatales pour les entreprises et les particuliers qui ont adapté définitivement leur gestion à ce mode de communication qui s’est popularisé à travers le monde entier. Pendant les semaines glaciales de l’hiver passé, la distribution du gaz butane a été vécu comme un calvaire qui a pénalisé lourdement les foyers de la montagne non encore branchés au réseau de gaz de ville. Les attroupements de bambins poussant et roulant par terre la bouteille de gaz butane ou poussant laborieusement une brouette chargée de deux bonbonnes vides devant les stations-service ou devant le camion desservant le hameau sont des spectacles édifiants du sous-développement de nos services publics en ce début du 21e siècle.

Dans les grandes villes comme Alger et Oran, l’indisponibilité de certains produits alimentaires, particulièrement le pain, juste après les fêtes de l’Aïd est entrée dans les mœurs. Les boulangers libèrent les ouvriers qui sont pour la plupart originaires de l’arrière-pays. Cela peut durer une semaine à dix jours. Cependant, outre l’inconscience du commerçant qui ne suit même pas les recommandations de son Union professionnelle, l’UGCA, l’administration chargée du suivi du service public est portée aux abonnés absents. Ce serait une bonne chose de réfléchir à une pénalisation plus sévère des délits et violations du code de la route. L’Algérie compte annuellement plus de 4500 tués par le terrorisme de la route. Cependant, comme le soutenait Alexis de Tocqueville au 19e siècle, il ne s’agit pas de savoir si un pays possède des lois, mais plutôt de savoir s’il applique à la lettre les lois qu’il a confectionnées. Sur ce volet, l’Algérie a beaucoup de choses à se reprocher. Le piston, la corruption et d’autres comportements indignes des agents de l’État font que les sanctions prises contre les contrevenants sont souvent commuées en acquittement. Il est des agents de circulation qui font bien leur travail. En transmettant à leur tutelle le P-V et le permis retiré au conducteur incriminé, ils ne sont jamais sûr que la sanction suivra. Pire, c’est l’agent qui risque parfois des sanctions (mutation…) si le contrevenant se trouve être un ponte, un intouchable.

Esprit de responsabilité et notion marginale de contribuable

La gravité des carences des services publics est, sans conteste, celle qui affecte les services de la santé publique. Hormis les urgences qui accueillent les cas très graves de malades ou d’accidentés- même ces patients doivent se résigner à la patience devant des cas présentés comme étant ‘’prioritaires’’-, les autres consultations sont renvoyées sine dei. Les citoyens s’interrogent sur l’absence de médecins de garde du secteur privé. Pourquoi l’administration, à travers les directions de la santé des wilayas, n’a pas réfléchi à astreindre ce corps de métier à des gardes pendant les week-ends et les jours fériés au même titre que les pharmaciens ? La responsabilité des sections ordinales des médecins en la matière demeure également entière.

La notion de service public est gravement occultée dans tous les débats hormis dans les articles de proximité publiés régulièrement dans les journaux qui font état de graves déficiences de certains services dans les villages et bourgades de l’Algérie profonde.

Même pendant la campagne électorale, le sujet ne paraît pas emballer outre-mesure les candidats obnubilés qu’ils sont par des sujets plus généraux qui ne les engagent pratiquement en rien. Or, la conception de l’État à travers l’administration publique et à travers aussi les mandats confiés aux élus ne peut être ni cohérente ni complète si la relation administration/administrés et gouvernants/gouvernés ne se fonde pas sur une qualité des services publics qui soit à la mesure de l’argent que le contribuable y met. L’on peut se faire déjà une idée assez nette de l’esprit de responsabilité et du sens du service public lorsqu’on sait qu’à l’administration de la wilaya seul le service ‘’permis d’inhumer’’ fonctionne pendant les week-end. Le citoyen et le client qui payent leurs impôts (à la source ou a posteriori) sont en droit de recevoir l’eau dans leur robinet lorsque le château qui sert leur quartier ou leur village est ouvert. Il se trouve que 40% du volume d’eau lâché dans les conduites (moyenne nationale) se perd dans les fuites. Certaines de ces fuites sont localisées dans les centres-ville, parfois à proximité des antennes de l’ADE (l’Algérienne des Eaux). Et que dire des petits bambins de l’école primaire dont le dos se trouve arqué faute de tables démunies de dossiers ?

Pire, certaines tables ont perdu leurs planches et les écoliers posent leurs fesses directement sur les tubes en fer. Dans de telles situations, nous avons assisté à des scènes où la mairie et la direction de l’Éducation se renvoient la balle, et le grand perdant c’est toujours l’écolier qui subit aussi parfois les rigueurs du froid, lorsque le chauffage n’est pas assuré en classe, et les désagréments d’une nourriture sur le pouce lorsque le domicile familial se trouve loin de l’établissement et que ce dernier n’est pas doté d’une cantine scolaire. Les approvisionnements des cantines est un autre chapitre où viennent se heurter la cupidité immonde de certains fournisseurs sans scrupule, les intérêts opaques et délictueux des agents chargés des contrats de fourniture et…la santé des écoliers qui semble être le dernier des soucis de tout ce beau monde. En matière d’environnement et de salubrité publique, les villes et villages d’Algérie sont écrasés par le poids des saletés et des décharges sauvages qui élisent domicile parfois à proximité des hôpitaux. Et pourtant, ce ne sont ni l’argent ni les moyens matériels qui font défaut.

Un concept à redéfinir

Il s’agit essentiellement d’une dilution de responsabilités, d’un déficit de coordination entre les communes et les daïras pour créer des décharges intercommunales, et surtout d’un manque d’imagination de certains élus ou fonctionnaires habitués à des solutions de facilité par l’ancien mode de gestion assuré par l’État-providence.

Quant au volet de la vie quotidienne, on peut citer l’exemple de la plus banale des opérations (nécessité d’ouvrir une piste, établissement d’un permis de construire, raccordement au réseau de téléphone fixe ou au réseau de gaz de ville,…), où les services publics sont loin des aspirations des populations et à mille lieues des normes internationales en la matière. « Le monde du service public n’est plus un monde à part, coupé des contingences de la vie civile et étranger aux exigences de la vie économique. Bien au contraire, l’impératif économique et son corollaire, l’appréciation des coûts des actions engagées, sont au cœur des réflexions contemporaines sur le service public », note le spécialiste en droit administratif Michel Lévy. Le service public est, par définition, « une activité d’intérêt général pour laquelle des prérogatives de puissance publique sont mises en œuvre, laquelle prérogative est exercée sous le contrôle de l’administration. L’usager est le bénéficiaire des prestations du service. Il est placé dans une situation légale et réglementaire et bénéficie des droits opposables à l’administration et du droit au fonctionnement du service. Les services industriels et commerciaux combinent des éléments du droit privé, en raison du caractère commercial de l’activité, et des règles du droit public justifiées par l’idée du service public », ajoute-t-il. Les principes universels du service public peuvent être résumés dans les notions suivantes : la continuité du service, car la satisfaction d’un besoin collectif impose que l’activité fonctionne de manière ininterrompue. L’adaptation du service à l’évolution des besoins d’intérêt général. L’égalité des administrés devant le service public. Et, enfin, la neutralité qui garantit l’universalité du service et la prééminence de l’intérêt général sut tout intérêt particulier. Il prohibe toute action de corruption, de concussion ou de trafic d’influence. Les modes de gestion des services publics les plus usités sont : la régie (transports communaux et scolaires, par exemple), de moins en moins en moins tolérée par les pouvoirs publics, la concession (à l’exemple des marchés hebdomadaires, marchés de bestiaux, marchés de voitures, gestion de certaines aires de stationnement, gares routières) et les établissements publics (ADE, OPGI, Sonelgaz,…). La combinaison public/privé par le moyen d’organismes intermédiaires répond souvent au souci d’une plus grande souplesse d’action et à celui de la neutralité, comme il permet aussi à la rigidité de certaines règles financières et comptables. Cette tendance lourde de gestion qui est en vigueur dans la plupart des pays développés commence à s’imposer également dans certaines économies émergeantes. L’Algérie, qui a engagé des réformes sur plusieurs fronts, ne peut pas échapper à cette règle. L’État, les collectivités locales et les établissements ne peuvent pas, à eux seuls, assurer toutes les tâches et les missions inhérentes aux services publics. Le transport scolaire, les œuvres sociales universitaires, la distribution de l’eau et de l’énergie, le ramassage des ordures ménagères,…relèveront de plus en plus d’organismes privés qui seront liés à l’administration par des cahiers de charges spécifiques aux actions qui leur seront confiées.

Vers une flexibilité plus accrue de la gestion

La typologie de la gestion des services publics à même d’optimiser la qualité de la relation gouvernants/gouvernés est, de par le monde, en évolution continue. Les schémas classiques où l’État prenait en charge tous les maillons de la chaîne des prestation sont bien révolus. Certaines activités commencent déjà, dans le cadre de la libéralisation économique, à être prises en charge par des fournisseurs ou prestataires de services privés. En tant qu’impératif de l’économie moderne et en tant qu’orientation politique, cette tendance ne souffre pas d’une opposition particulière si on exclut une certaine rigidité de l’extrême gauche qui s’en prend à ce qu’elle appelle ‘’la politique de bradage de l’économie nationale par le moyen de la privatisation des services publics’’. Dans ce domaine, le seul baromètre demeure les usagers de ces services qui, dans leur écrasante majorité, se montrent souvent satisfaits lorsqu’ils comparent la qualité des prestations fournies par rapport au monopole étatique d’antan caractérisé par une pesante bureaucratie et criante incompétence. Néanmoins, cette nouvelle configuration des services publics n’exclut pas la possibilité d’abus, de dérapages ou de corruption. Étant soumis à la réglementation du Code des marchés publics, les contrats de fourniture, de prestation de service ou de concession peuvent faire l’objet de manipulations et autres manœuvres frauduleuses que ne peut empêcher le Code des marchés publics de juillet 2002. Celui-ci est actuellement en discussion au niveau gouvernemental pour subir des amendements dictés par l’évolution de l’économie algérienne. Après un sévère diagnostic de la situation de l’administration algérienne qui n’arrive pas à s’adapter aux enjeux de la gestion moderne des territoires, des communautés et des ressources humaines, la Commission des réformes des missions de l’État a fait de précieuses propositions en matière de décentralisation, de délégation de pouvoirs, d’exercice de la puissance publique et de gestion des collectivités locales. On ne veut surtout pas céder à la fatalité de croire que, comme jadis sous la férule du parti unique, lorsqu’on veut noyer un problème on lui crée une commission. Le contexte a changé. La nécessité et l’impératif de moderniser l’administration et les autres services publics ne sont plus dictés par de simples récriminations ou pressions de citoyens outrées par le retard dans la délivrance d’un acte de naissance ou d’une fiche familiale ; ils vont bien au-delà pour embrasser la sphère économique dans ses segments les plus sensibles : investissements privés nationaux, investissements étrangers, relations entretenues par nos universités et nos entreprises avec les institutions étrangères,…etc. Dans un contexte de mondialisation qui s’accélère un peu plus chaque jour, les organismes spécialisés ne pourront pas, par exemple, se permettre de mettre des mois pour délivrer des certificats phytosanitaires pour certains produits agricoles ou semences importés, des autorisations de distribution pour les médicaments,…

Les réformes du secteur de la justice devraient aller aussi dans ce sens. Une coopération étrangère- financière et pédagogique- est mobilisée pour mettre à niveau les prestations judiciaires de façon à les adapter à l’économie de marché qui suppose maîtrise de plusieurs dossiers autrefois négligés : foncier, impôts, propriété intellectuelle et industrielle, droit des affaires.

À défaut de pouvoir enfanter le changement au sein même de ses rouages et structures- le pouvait-elle après les saignées du personnel qualifié qui l’a désertée et la masse de cadres expérimentés poussés à la retraite anticipée ?-, l’administration algérienne est appelée aujourd’hui à subir ex abrupto la cadence, les impératifs, les procédés et les remous du monde moderne auquel elle n’est pas préparée. Comme on peut le deviner, les résultats ne peuvent être ni forcément cohérents ni obligatoirement porteurs d’une dynamique auto-entretenue.

C’est fatidiquement le sort d’une administration qui s’est longtemps complu dans le rôle de réceptacle et de relais de distribution de la rente.

Le spécialiste Michel Lévy note que « le service public est aujourd’hui au centre des réflexions sur l’État moderne et la démocratie, sur l’économie dirigée et le marché, sur le citoyen et les solidarités collectives ». Les nouveaux modes de gestion des services publics-qui font intervenir d’autres acteurs et partenaires- sont principalement justifiés par le souci d’efficacité et de productivité vu que le citoyen est en attente légitime d’une prestation à la hauteur de ses cotisations (impôts), de ses assurances (risques matériels et corporels) et des fonds mobilisés par l’État dans le chapitre des transferts sociaux.

Au-delà de la notion stricte de performance économique, qui met beaucoup de temps à être reconnue comme telle et partagée par l’opinion publique, ce sont bien la qualité et la hauteur des services publics- en tant qu’ensemble de prestations quotidiennes matériellement vérifiables- qui constituent la pierre de touche de la relation entre gouvernants et gouvernés.

A. N. M.

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