Depuis son assassinat le 25 juin 1998, Matoub Lounès n’a jamais été aussi vivant dans le cœur de millions de gens. Il y en a même ceux qui l’ont aimé plus, mort que vivant.
Matoub Lounès a vécu une vie très courte (42ans) mais tellement tourmentée qu’il a suscité beaucoup plus d’intérêt après sa mort que de son vivant: Adulé encore plus par ses fans à qui il a été arraché alors qu’il était au summum de son art représentant une image emblématique du Kabyle libre, il fait l’objet d’un sujet pertinent pour les chercheurs qui veulent comprendre et déceler les mystères de sa personnalité mais aussi le phénomène de son ascension en popularité en un temps record. Trouvant en lui un repère pour le combat identitaire d’un côté et un sujet sociologiquement correct de l’autre, le combat est déclenché depuis plus de onze années – juste après son assassinat en 1998- s’appuyant sur un seul questionnement: Le mythe peut-il dépasser la personnalité?
A force d’observer l’abnégation, le courage et le combat formidables de Matoub Lounès, pour lequel il a accepté de mourir, on devient inéluctablement admirateur au point où ses vertus rares nous enveloppent et forment notre argumentaire essentiel en parlant de lui- parfois à cause de notre indignation qu’il ne soit pas là parmi nous, au moment où on a besoin de lui- et c’est là qu’on passe à côté du métier qu’il a exercé avec beaucoup de passion qui est la chanson. Par conséquent on oublie certaines de ses qualités qui ont formé sa personnalité et qu’il avait cultivées et préservées avec beaucoup de soin, et ce, malgré sa montée fulgurante en popularité.
C’est là que pour parler de Matoub Lounès, et éviter de tomber dans le discours uniformisé qui se répète chaque année- je suis d’accord qu’il ne faut pas arrêter de parler de lui- j’ai choisi de parler de ce côté inédit de sa personnalité inédit dans le sens où il n’est pas trop abordé dans la presse ni dans les recherches, ce côté simple qui se base sur les rapports humains auxquels l’artiste a attaché beaucoup d’importance. Parler de Matoub Lounès est tellement une grande responsabilité voire même un péril, qu’il faut au moins tenter de le faire dans son style, c’est-à-dire être direct, compréhensible et ne pas chercher à plaire en le faisant. En tout cas, je fais confiance à l’indulgence des lecteurs en général et à celle des admirateurs de Matoub en particulier. En me référant à la recherche modeste que nous avions effectuée, mon ami de toujours -que la mort a ôté à la fleur de l’âge- Abderahmane Yezli et moi-même, comme sujet de recherche sur Lounès, quand nous étions étudiants à la faculté de journalisme de Ben Aknoun, à Alger. Je voudrais rester dans cette démarche simple qui consiste à décortiquer sa manière d’être, dans son milieu familial et artistique; Une démarche qui est loin de démoder puisqu’elle ne cesse de révéler des secrets d’une personnalité aussi complexe que complète.
D’aucuns sont d’accord que Matoub Lounès avait une personnalité à part et il se distinguait en tout par sa manière particulière d’être, que ce soit dans sa vie au village, que dans le domaine de la chanson et dans ses idées.
Au village
Matoub Lounès est né dans un village de kabylie. Il est resté fidèle à cette structure, il y a toujours habité même s’il avait tous les moyens de s’installer aisément dans une ville pour se «civiliser». Il a préféré rester «paysan» dans son village natal «Taourirt Moussa Ouamar». Cela dit, il s’est offert tous les moyens pour y être et demeurer à l’aise. Tous les témoignages qu’on avait recueillis auprès des villageois, jeunes et moins jeunes, sont unanimement liés à la générosité de Lounès, sa simplicité et sa courtoisie envers les personnes âgées. Il a su rester le même, et ce, malgré sa renommée mondiale. Deux événements exceptionnels, relatés par les jeunes du village ont attiré notre attention: Le premier est sa relation intime avec un simplet du village qu’il invitait chez lui pour faire sa toilette, se nourrir et échanger des idées. Un jour, me dit-on, alors que Lounès prenait son café au «club» du village, ledit simplet lui demande de lui emprunter sa belle voiture Mercedes 300D pour faire un tour. A l’émoi de tous, Lounès lui donne les clefs sans hésitation le «Boudali» sort impatient et ne revient qu’une heure plus tard avec un sourire jusqu’aux oreilles. Il avance nonchalamment et rend les clefs de la voiture à Lounès. Les jeunes se sont précipités vers la voiture pour constater d’éventuels dégâts… Rien ! Et Lounès de répliquer: «Regardez le bien que ça lui a fait mon geste de confiance, vous comprendrez tous peut -être qu’il y trouvera remède à ses maux».
En analysant ce geste assez banal par rapport aux autres que Lounès a fait dans sa vie, je me réfère à un fait presque similaire arrivé à John Lennon. En effet, le leader des Beatles a été confronté un jour à une véritable meute de fans obstinés à avoir son autographe lesquels, dans leur élan, ont usé de tous les moyens, arrivant au point de monter sur sa Limousine lui causant des dégâts. Voyant son garde du corps fou furieux se diriger vers les détracteurs, il sort de sa voiture, calme son agent et lui dit: «Après tout, ce sont eux qui ont payé cette voiture, ils ont le droit de la casser». Pour dire que ces deux gestes similaires sont issus d’une grande générosité mais aussi d’une gratitude envers le public et les fans.
La deuxième histoire racontée par les jeunes du village relate l’intérêt qu’avait Lounès pour ses concitoyens, surtout les jeunes harassés par la dureté de la vie quotidienne où la monotonie et le chômage règnent. En effet, ses «fans du village» vont souvent le voir chez lui, pour trouver réconfort auprès de lui, car il aime les charrier et les faire rire autour d’un déjeuner… Leur donner de l’importance au moment où ils en avaient vraiment besoin. Un jour Matoub Lounès, surpris par un jeune qui lui déclarait au milieu de ses amis qu’ils ne connaissaîent même pas la ville de Tizi-Ouzo, décide alors de leuri faire une surprise: les emmener faire un tour en ville. Et à leur bonheur, il leur offre une journée à la piscine en mois d’été. Ce sont, certes, des gestes simples, mais combien multipliés par Matoub Lounès d’une manière aussi spontanée qu’attentionnée et, aujourd’hui, en plus de son art, ces actions là restent dans la mémoire populaire, comme dans le cœur des gens qui y ont assisté endeuillés ou ceux qui en ont entendu parler.
La chanson ou le chaâbi laïc
Matoub Lounès a chanté quand il était interdit de chanter et de dire des vérités. Mais après l’ouverture démocratique de 1988, il a continué également à chanter et à dire clairement et plus subversivement ses vérités, là où ça peut faire encore plus mal. Dans son engagement pour la démystification davantage du style Chaâbi (populaire d’Algérie), tombé dans un panneau dogmatique et aristocratique. Il a tenu à moderniser ce style, non seulement musicalement mais aussi, en introduisant des thèmes assez pragmatiques avec une poésie construite et constructive qui rend inéluctablement l’interlocuteur intelligent. Dans ce style, il a pu traiter des sujets d’actualité politique, mélangeant la «touchia», à des textes en langue française, brusquant l’ordre établi et le stéréotype, remuant les mélodies anciennes dans une sauce d’actualité utile, vu la conjoncture. Il a redoré le blason du Chaâbi tombé dans un carcan «langue de bois» incompréhensible, voire même inutile. Avec des textes actuels et conjoncturels, il a su repopulariser un style ôté au peuple. En écoutant Matoub Lounès synthétisant la situation du pays, on n’a pas besoin d’écouter les politiques, ni de lire la presse pour comprendre. L’homme, au désir débridé de franchir toutes les limites, qu’il était, n’a jamais eu peur d’aller aussi loin où ses désirs l’emportaient. Avec la chanson « Avava Ruh», un requiem pour la mort, où il enterre carrément toute appartenance religieuse dans le passage «ourncehed urneqqar amine urnetseuzzu yal ddine», il signe un style typiquement matoubien qui est le Chaâbi laïc. On se demanderait aujourd’hui : Est-ce que le Chaâbi n’est pas mort après la mort de Matoub ? Vu le niveau atteint par ce dernier, le Chaâbi est devenu un style interdit : Soit on le fait d’une manière subversive -chose qui n’est pas sans lacune- soit on ne le fait pas. Avant, le Chaâbi ne se nourrissait que des Qsayed anciennes des Mille et Une Nnuits, mais grâce à Matoub Lounès, le Chaâbi se nourrit du goût de l’interdit, de la rébellion, de l’esprit critique et de la subversion.
L’écorché vif
Poète escompté sur tous les fronts, indomptable franc-tireur et fervent défenseur des causes humanitaires justes, Matoub Lounès est ineffaçablement un chanteur militant. Son répertoire est doté d’une grande richesse thématique et mélodique, aussi, ses vers parlent à toute l’humanité. Sa singularité réside dans le fait qu’il porte un regard critique inédit sur toutes les forces d’avilissement, qu’elles soient religieuses, militaro-économiques ou inhérentes à la société kabyle, ce à quoi, s’ajoute l’intensité lyrique des poèmes dans lesquels il transpose les différentes souffrances de la condition humaine.
Ce poète chanteur, amoureux de sa culture ancestrale qu’il revendique, ce démocrate pétulant, symbole de la résistance et de la lutte pour les justes causes, a, en vingt ans de carrière, axé sa chanson revendicative sur le volet politique, tout en disant par la chanson ce qui était interdit de dire, transgressant toutes les lois et dépassant toutes les peurs, se nourrissant du goût de l’interdit. Il a su donner son point de vue, négligeant les représailles qui pouvaient être engendrées, mettant en avant la place à la liberté d’expression, l’émancipation de la femme et la vérité dans un pays où même la presse, dite indépendante, promulguée à partir de 1991, ne jouit pas de ce droit. « Ceux qui vivent sont ceux qui luttent », disait Victor Hugo. Matoub Lounès, à défaut de lutter pour vivre, a vécu pour lutter ; il y a consacré toute sa vie, à en payer sa notoriété de sa propre vie. Pour illustrer le combat singulier de Matoub Lounès, on se réfère à cette interview, où il disait sur un plateau de télévision: «…Je n’ai peur ni du pouvoir, ni des islamistes, ni des démocrates…»
Concerts gratuits
L’actualité politique et sociale n’a jamais manqué dans toute l’œuvre de Matoub ; ses chansons traitent dans la majorité des faits actuels tels que le terrorisme et l’assassinat d’intellectuels, les crimes d’Etat, ainsi que le mal qui ravage les jeunes (chômage, délinquance, drogue et prostitution). Sa volonté de démocratiser sa société ravagée par les tabous imposés dans le passé par un courant féodal et actuellement par l’islamisme radical, nourri par le pouvoir, l’a conduit à entrer dans un autre type de chanson : la chanson revendicatrice et contestataire. Ce genre de chanson qui s’inspire d’un terroir populaire, brut est interdit en Algérie, mais l’artiste, malgré la censure et les risques de représailles, n’a jamais cessé de s’exprimer, chose qui attire son public à l’écouter et à suivre son œuvre de près.
En Algérie, pour être connu du grand public, l’artiste doit passer sur la chaîne unique de télévision, Matoub Lounès quant à lui a boudé cette chaîne qu’il qualifie « d’instrument du pouvoir ». Il ne voulait pas y passer par-là pour être célèbre. N’étant pas un simple chanteur de disque, Il choisit le contact direct avec son public.
Il donnait des concerts dans les salles en Algérie et en France et offrait un grand concert gratuit chaque 20 Avril (commémoration du Printemps berbère), dans un stade à Tizi-Ouzou et Béjaïa en Kabylie. Il n’hésitait pas à occuper le premier rang dans les manifestations qui se déroulaient en Kabylie, surtout durant la décennie noire des années 90, où le terrorisme a atteint son apogée dans la violence, avec les assassinats d’intellectuels. Petit à petit, Matoub dépassait le cercle de simple chanteur pour devenir une figure emblématique et un repère pour les jeunes générations qui épousent parfaitement ses idées. Il drainait les foules par une poésie accessible à tous, inspirée des airs et des dictons populaires anciens qu’il actualise à chaque fois qu’un nouveau thème l’impose. Il a su s’imposer par sa chanson, ses idées et son militantisme dans une époque très difficile où, comme disait-il: «Win yesdergen iman is Ditizi llehris Iammed negh itsekka».
Aujourd’hui, on le regrette non seulement parce qu’il manque beaucoup à la cause Kabyle, mais aussi parce qu’on constate chaque jour qui passe, son importance dans notre vécu, notre combat et notre pensée. Nous regrettons également son absence et les répercutions de cette dernière, sur la «marche», abandonnée par ses pairs, pour laisser place à un désert.
Contribution de Djillali Djerdi