Lorsque le peuple algérien vit en direct sur l’écran de la télévision l’assassinat de son président, l’hébétude dont il était saisi lui fit croire que le sommet de l’inimaginable et de l’impensable était atteint en cette matinée du 29 juin 1992 à Annaba. Or, il s’avérera que, même si des personnalités de la culture, de l’administration et de la politique étaient tombées entre janvier et août 1992, la macabre machine de la mort avait à peine entamé son immonde entreprise.
Dix ans plus tard, les comptes étaient difficiles à établir. Entre civils, militaires et autres corps- tués et disparus-, les analystes parlent de cent mille à deux cent mille victimes. Peu importent les chiffres dans des situations où toute la Nation était menacée dans son existence même.
Mohamed Boudiaf a été victime de son élan primesautier par lequel il voulait sauver le pays d’une dérive historique qui s’annonçait certaine au lendemain d’une opération relevant de la “coquetterie démocratique” et qui se révéla mortelle pour le pays.
Le sombre tunnel dans lequel allait s’engouffrer ainsi l’Algérie durant plus d’une dizaine d’années a été inauguré officiellement le 26 décembre 1991 lorsque le parti du FIS, agréé en contradiction avec la lettre et l’esprit de la Constitution de février 1989, a été crédité de la majorité absolue à l’Assemblée populaire nationale dès le premier tour. Le bateau ivre de l’Algérie a chaviré.
La dernière édition de l’année 1991 de l’hebdomadaire satirique El Manchar –parue juste après l’annonce des résultats du 1es tour des législatives du 26 décembre- titrait en grande manchette : “Dernier numéro d’El Manchar…’’ Ce n’est qu’en bas de page, en caractères minuscules à déchiffrer à la loupe, que le reste de la phrase continue : “Avant la fin de l’année’’. Le message, empreint d’une grande subtilité est ici à double sens : si le processus électoral continue, c’est incontestablement le dernier numéro de ce journal que l’État théocratique ne saurait tolérer ; si, les forces vives du pays surgissent pour arrêter cette dérive historique, ce serait alors le dernier numéro de l’année de ce canard impertinent.
À lui seul, cet épisode, mi-humoristique mi-tragique, illustre toute la destinée du pays mise en jeu depuis l’“ouverture démocratique’’ permise par la Constitution de 1989. Cette nouvelle loi fondamentale du pays faisant partie d’une tentative de rebondissement d’un système agonisant, est vue par les observateurs comme une échappatoire, une soupape, une machiavélique tentative du système du parti-Etat pour se ‘’tirer d’affaire’’ après les sanglantes journées d’Octobre 1988. Ces dernières, ont eu leur lot d’explications par les analystes. Du ‘’chahut de gamins qui a dérapé’’- étrange raccourci lancé depuis Paris par l’ambassadeur d’Algérie de l’époque- à une conspiration de palais qui a mal tourné en échappant à ses initiateurs, toutes les hypothèses ont été sériées et disséquées. Demeurent enfin cette spontanéité et cet élan insurrectionnel qui ne demandaient, en fait, qu’une étincelle qui vint par le biais des ces obscurs calculs issus d’interlopes conciliabules.
Cet élan primesautier de la population est intimement lié à la condition d’existence qui lui est faite : un pays riche par son sous-sol, son histoire et sa révolution armée, se trouve réduit à une glaciation politique, une misère économique, un déni de citoyenneté et une régression culturelle sans nom. Pour les courants islamistes qui ont travaillé au corps la société depuis une dizaine d’année déjà l’Algérie est un fruit mûr, voire même bletti, qu’il s’agissait de cueillir dans l’escarcelle islamiste. La clause de la Constitution qui annonçait l’interdiction de fonder un parti politique sur des bases religieuses ne fut, en fait, qu’une ruse de guerre d’un pouvoir finissant, puisqu’elle sera aussitôt battue en brèche par l’agrément du FIS par les autorités. Ce parti, par qui le malheur de l’Algérie des années 90 soufflera, ira à l’assaut des communes et des mosquées, antichambre du processus qui a failli l’installer en majorité absolue dans l’APN en décembre 1991. Entre-temps, pour montrer ses forces, il plastronnait ridiculement, en juin 1991, dans les places publiques de toutes les villes d’Algérie. Sid Ahmed Ghozali convoquera en août de la même année une conférence avec les partis pour préparer des élections ‘’propres et honnêtes’’. Au mois de novembre, le premier acte terroriste sera perpétré contre la caserne de Guemmar, dans la wilaya d’El Oued. Quelques semaines plus tard, le 26 décembre, eut lieu le premier tour des législatives. Le général Larbi Belkhir, ministre de l’Intérieur et des Collectivités locales, la mine défaite et le verbe hésitant, annonce le vendredi 27 les résultats du scrutin. Le ciel de l’Algérie s’assombrit. La République vacilla. On n’avait pas besoin d’attendre le 2e tour pour savoir que l’Assemblée est acquise au FIS avec une majorité absolue.
Le sursaut de la défense de la République
La conscience des profondeurs historiques du pays a été interpellée comme elle ne l’a sans doute jamais été au cours des trois décennies d’indépendance.
Dans l’histoire contemporaine, l’Algérie n’a jamais eu à négocier son destin comme elle le fit dans l’intervalle entre le 26 décembre 1991 et le 11 janvier 1992, date de la création du HCE qui sera présidé par Mohamed Boudiaf.
D’ailleurs, ce dernier a comparé le mouvement de redressement du 11 janvier 1992, qui a donné naissance au Haut Comité d’État (HCE) dont il présidera les destinées pendant six mois, au sursaut de Novembre 1954 qui s’est donné pour mission de mettre fin au système colonial par l’usage de la force.
La force de l’Algérie de janvier 92 était la conscience patriotique et citoyenne cristallisée dans le CNSA (Comité national de la sauvegarde de l’Algérie), constitué de quelques partis politiques, de syndicats (particulièrement l’UGTA, dont le secrétaire général, Benhamouda, présidera sera appelé à présider ce regroupement), du mouvement associatif, de personnalités indépendantes et d’une frange assez éclairée de l’ANP. Car, l’enjeu est de taille. Il ne s’agissait pas moins que d’arrêter un processus électoral suicidaire qui aurait pu renvoyer notre pays dans les annales des nations qui ‘’ont été’’ mais qui ne sont plus.
Ce choix- l’arrêt du processus électoral- a un prix. Il a été payé au cours des années de terrorisme-le plus sanglant et le plus barbare que l’humanité ait secrété- par les meilleurs fils de l’Algérie qui sont tombés par dizaines de milliers : policiers, militaires, gendarmes, écrivains, journalistes, enseignants, imams et de simples citoyens. L’Algérie en a-t-elle tiré toutes les leçons pour fermer la parenthèse d’une perversion de l’ordre politique qui, à dire vrai, prend ses origines des premières années de l’Indépendance lorsque la souveraineté populaire fut mise entre parenthèses ? Le ‘’démocratisme’’ débridé qui mit sur le marché de la politique une soixantaine de partis pour mieux atomiser le corps social algérien fraîchement libéré de la tutelle du parti unique était naturellement la cause immédiate et circonstancielle de ce genre de ‘’dérapage’’. Les pseudo-réformes annoncées au lendemain des événements d’Octobre 1988 sont plutôt dictées par le souci de pérenniser le système rentier par des manœuvres criminelles qui, non seulement présentaient l’islamisme comme un croque-mitaine qui devait faire rabattre la population sur les valeurs refuges du FLN, mais aussi et surtout tentaient de faire pactiser les anciens maîtres du pays avec la nouvelle idéologie négatrice de la nation algérienne et des libertés citoyennes. Mais l’histoire de l’islamisme en Algérie ne se réduit pas à cet épisode spectaculaire de la vie de la nation. Il plonge ses racines dans le despotisme politique, la confiscation de la souveraineté populaire, l’économie de rente, le vide culturel, la faillite de l’école républicaine et le contexte international caractérisé par de profondes remises en cause de la traditionnelle bipolarité Est-Ouest. Fragilisée par une guerre de Libération qui a lessivé ses énergies juvéniles et intellectuelles, l’Algérie tombera aussitôt dans l’escarcelle du socialisme de caserne mâtiné d’arabo-islamisme d’inspiration mixte (nassérienne, ulémiste), lesquels, appuyés sur le clientélisme rendu possible par la rente pétrolière, pulvériseront les derniers ressorts de la société au point de pouvoir l’offrir comme un fruit mûr à la classe des aventuriers de la politique qui n’ont pas perdu leur temps, depuis la fin des années 70, de draper cette déliquescence sociale de l’idéologie extrémiste sur les campus de l’université dans les mosquées et même au sein des administrations et entreprises publiques. L’interruption du processus électoral au lendemain du 1er tour dévoilera aux Algériens et à l’opinion internationale la machine de guerre qui était en préparation dans la maison de l’islamisme légalisé. Pendant une décennie, le pays a subi l’une les terreurs les plus sanglantes de l’histoire de l’humanité.
Des milliers de vies sont fauchées, des milliards de dollars de destructions sont comptabilisés et une chute aux enfers, au milieu des années 90, due au Programme d’ajustement structurel que le FMI imposa à l’Algérie dans le sillage de la politique du rééchelonnement de la dette.
De quelle manière l’Algérie compte-t-elle capitaliser une expérience historique aussi douloureuse et aussi traumatisante ? Le spectre d’un retour à la case départ est-il à jamais banni ? C’est ce qu’espèrent et ce à quoi travaillent toutes les forces saines de ce pays sachant que la conjoncture financière et économique mondiale ainsi que les calculs géostratégiques ne permettent aucune forme de paresse intellectuelle ou de comportements rentiers qui ont fait jusqu’ici le malheur du pays.
Amar Naït Messaou
