La vie de Fadhma Amrouche est un véritable roman fleuve. Que d’aventures, que de péripéties, que de souffrances n’a-telle pas vécues !
Née en 1882 d’une union illégitime et en terre colonisée, son destin ne pouvait être qu’un dessin à plusieurs couleurs où le noir et le gris se taillent la part du lion. «Fadhma n’a pas de père. Sa mère l’a protégée tant qu’elle a pu contre la famille, contre le village qui la considèrent comme un être maudit» ces mots de Kateb Yacine disent beaucoup sur l’énorme fardeau qui écrasaient les fragiles épaules de la petite Fadhma lorsqu’elle était enfant. Elle subissait toutes sortes d’intolérances, recevait des corrections pour un rien, se faisait insulter pour des prunes. Elle souffrait le martyre tout en en ignorant la cause de cet acharnement contre sa personne, ce n’est que plus tard que sa mère lui racontera le secret qui entourait sa naissance. Devant la rudesse et l’incompréhension des villageois, sa mère la met très tôt dans un couvent de sœurs blanches pensant ainsi qu’elle éviterait à sa fille, la vie de paria qu’elle menait. Mais là encore, l’intolérance et les mauvais traitements sont les deux piliers de cet édifice religieux ; ce couvent n’éduque pas mais punit, que d’atrocités n’infligera-t-on pas à d’innocents enfants sous couvert d’éducation religieuse. Ayant eu vent des pratiques pas du tout catholiques de ses sœurs religieuses, sa mère la retire de ce couvent sans aucun regret. Dans les années qui suivirent 1880, la France sous le fameux slogan de Mission civilisatrice qu’elle substitua au mot agressif, colonisation, commence à ouvrir des écoles un peu partout en Kabylie ; les caïds étaient sommés de parcourir les douars et de convaincre les villageois de laisser leurs filles fréquenter ces écoles. C’est ainsi que Fadhma se retrouve en novembre 1886 dans l’Orphelinat de Taddart-Oufella. Contrairement au couvent de sœurs blanches, cet orphelinat, qui deviendra plus tard Cours Normal, dispense un enseignement laïc de qualité. Les dix ans qu’elle passe dans cet établissement lui ouvriront toutes les portes de la littérature française.
Tizi Hibel, son village…
La Fontaine, Racine, Molière, Victor Hugo, ne seront plus inconnus pour la petite Kabyle. En 1897, elle quitte définitivement, non sans chagrin, le Cours Normal pour s’installer dans son village, Tizi-Hibel. Là elle réapprend à devenir Kabyle. Sa mère lui apprend tout ce qu’une femme kabyle doit apprendre.Elle partage sa vie entre sa mère et ses frères, s’adonne aux travaux des champs, du ménage, charrie de l’eau… enfin ses jours ressemblent à ceux de toutes les jeunes filles kabyles de son âge. Ayant atteint l’âge nubile, sa mère tente de lui trouver un parti, mais aucun prétendant n’est venu demander sa main malgré sa beauté et son instruction. Le temps s’égrenait ainsi jusqu’au jour ou elle reçoit la visite de la mère supérieure de Tamgout, lui demandant de se présenter à l’hôpital des Aït Menguellat pour travailler. «C’est ici sans doute que s’accomplira ma destinée» dira-t-elle à propos de cet établissement hospitalier. Là où les malades côtoient étroitement les bien portants, la religion est poussée jusqu’à ses derniers retranchements. Les Pères qui officiaient aux messes répétaient sans cesse : « Seuls ceux qui étaient baptisés allaient au ciel».Fadhma, sortant d’une école laïque où les idées de Rousseau et de Voltaire n’ont pas manqué de l’influencer sérieusement, ne croit pas à ce genre d’affirmation, elle croit en Dieu sans plus. Mais dans cet établissement, où toute distraction profane est interdite, où l’on passe son temps dans la célébration des messes, l’enseignement du catéchisme, le chant des cantiques, la lecture de livres parlant du Christ, on finit tôt ou tard par y succomber.Son mariage avec Belkacem Amrouche, un jeune chrétien d’Ighil Ali, le 24 aout 1899 scelle définitivement son union avec la religion chrétienne. Le jeune ménage tente tant bien que mal de faire du foyer un nid de bonheur et d’insouciance. Avec la naissance de leur premier fils Paul Mohand Saïd, ils quittent Larbaâ Nath Irathen pour s’installer à Ighil Ali. Là Fadhma fera la dure expérience d’une jeune épouse au milieu d’une famille nombreuse. Jalousie, cupidité propos blessants…autant de maux fréquents auxquels elle fera face avec toute la candeur de sa jeunesse. Sa conversion à une autre religion que celle des aïeux ne manque pas comme on peut le deviner, de lui créer des situations intenables. La famille Amrouche vivait une certaine aisance jusqu’au jour où l’aïeul, le respectable Hacène-ou- Amrouche mourut. La Famille se disloque, le partage des propriétés se fait devant la justice ; de futiles problèmes telle la circoncision des enfants empoisonnent l’atmosphère déjà délétère. Devant ces revers de fortune, Fadhma qui entre temps a donné naissance à deux autres garçons Henri-Achour et Jean-El Mouhoub, n’a qu’une seule idée en tète : quitter Ighil Ali. C’est ainsi que Fadhma, son mari, leurs enfants se retrouvent en Tunisie. Dans ce pays, ils mènent une vie faite de privations et de déménagements interminables en dépit de leur naturalisation. Il faut penser à l’éducation des enfants dont le nombre ne cesse de grandir, Marie-Louise-Taos, Noël…à leur santé à la famille d’Ighil Ali décimée par le Typhus, à leur chère maison au pays qui commence à s’élever peu à peu.
La famille revient s’installer à Ighil Ali
«A la défaite de la France, aux bombardements, à la misère, à la faim, s’ajoutèrent pour nous deux nouveaux deuils : Paul, mort pendant l’exode le 6 juin 1940 et Noël à l’hôpital le 10 juillet 1940. Ce double coup nous atteignit la même semaine par une carte inter-zone.et pourtant cette époque oppressante de l’avant-guerre avait été éclairée par une œuvre qui nous tint en haleine pendant des mois, Marie- Louise-Taos, Jean et moi : la fixation en langue française des chants berbères hérités des ancêtres qui m’avait permis de supporter l’exil et de bercer la douleur» écrit-elle sur ces année d’exil dans son roman autobiographique Histoire de ma vie. Le malheur semble coller à ses talents où qu’elle aille, il l’a poursuit. En 1953 après bien des aventures, la famille revient s’installer à Ighil Ali où elle croit vivre enfin une vie paisible mais en vain. En 1956, en pleine guerre d’Algérie devant les menaces supposées ou réelles qui pesaient sur les ménages kabyles de confession chrétienne, les Amrouche était forcés de partir en France. Exil encore une fois.
La vie ne lui donne aucun répit. A peine commence-t-elle à savourer un tant soit peu tranquillité que la voilà repartie pour de nouvelles tribulations. Fadhma n’a jamais connu de véritable repos. Mais en dépit d’une vie pleine d’agitation, de troubles, une vie d’exil, son âme est toujours restée kabyle. «Je viens de relire cette longue histoire et je m’aperçois que j’ais omis de dire que je suis toujours kabyle» affirme-t-elle dans son livre.
Elle s’éteint en Bretagne le 9 juillet 1967 à l’âge de 85 ans.
Boualem Bouahmed