L’underground de l’économie parallèle tarde à s’assécher : Ne pas prendre l’ombre pour la proie

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Au cours de ces journées chaudes d’un Ramadhan aoûtien, les agents des services de sécurité s’échinent à pourchasser certains vendeurs à la sauvette qui ont l’habitude de ‘’pulluler’’ en pareille occasion. Si le souci des autorités est de protéger la santé des citoyens et de dégager les voies et trottoirs encombrés par les différentes marchandises, l’argument ne vaudrait apparemment que pour le mois sacré du jeûne ; car, tout au long de l’année, tous les espaces publics sont livrés au bon vouloir de cette corporation organisée selon des règles qui sont les siennes, c’est-à-dire, des règles qui ne se basent ni sur le registre du commerce, ni sur un local, ni, a fortiori, sur le payement des impôts.

Cependant, présenter cette ‘’campagne’’ d’assainissement des trottoirs et chaussées d’un fléau nourri par des commerçants clandestins comme une prouesse qui fait partie de la lutte contre l’économie informelle est un pas qu’il n’y a pas lieu de franchir du fait que ce dernier concept recouvre une réalité autrement plus complexe aussi bien dans sa partie approvisionnement (contrebande) que dans les autres fonctions subséquentes : approvisionnement en gros, demi-gros et détail. Ce n’est certainement pas le vendeur d’une corbeille de figue sur la place de Bouira, venant de la lointaine Aghbalou, qu’il y a lieu d’incriminer dans les dérives que subit l’économie nationale.

Si les pouvoirs publics comptent remettre sur la table le dossier de l’économie parallèle, il y a certainement des voies et moyens que peut se donner un État qui compte imposer le respect des lois de la République et, du même coup, sauver l’économie structurée d’un ‘’parasitage’’ qui ne finit pas de remettre en cause les efforts de la collectivité tout entière tendus vers le développement et le bien-être collectifs. En tout cas, le constat est établi depuis longtemps aussi bien par les experts que par les pouvoirs publics : les stratégies visant à hausser les performances de l’économie algérienne sont relativisées par l’inamovible situation de l’économie informelle. Pire, une tendance à l’aggravation a été enregistrée depuis le milieu de la décennie en cours faisant croître le rythme d’évolution de cette part non structurée de l’économie d’environ 8 % par an selon des estimations du Conseil national économique et social. Il s’ensuit qu’une grande partie des sujets relatifs au niveau de vie des populations, à l’échelle ou grille des salaires, au recouvrement de la fiscalité à la qualité des produits commercialisés, à la santé des citoyens et à la crise qui menace la Caisse nationale des retraites (CNR) et la Caisse nationale des assurances sociales (CNAS) se heurtent en effet à ce monstre dont on a toutes les peines du monde à définir les contours et démonter les mécanismes. Il s’agit d’un immense underground par quoi transitent d’immenses capitaux et se constituent de mirobolantes fortunes. L’économie parallèle emploierait, selon des statistiques du milieu des années 2 000, environ un million et demi de personnes entre ‘’emplois directs’’ et ‘’emplois indirects’’.

Le commerce parallèle et le travail clandestin, qui constituent un ensemble connu sous le nom d’économie informelle, ont pris dans notre pays de telles proportions que le président de la République et le Premier ministre ont, à maintes reprises, tiré la sonnette d’alarme. Il était question qu’une étude spécifique soit menée sur cette gangrène de façon à la circonscrire sur les plans juridique, technique et stratégique. L’âpre réalité ne peut laisser indifférent les décideurs d’autant qu’une constante propension vers le pire semble se dessiner.

Une inquiétante métastase

Faisant fi de la législation nationale, des lois de l’Organisation internationale du travail et des règles minimales fondant la dignité humaine et les critères ergonomiques, des adolescent(e)s, et parfois des enfants, sont enrôlés dans des ateliers clandestins ou des chantiers de travaux loin des regards chastes de l’administration. Fragilisée par le chômage endémique, l’échec scolaire et la bureaucratie, une partie de la population algérienne, maillon faible de la société en est réduite à accepter n’importe quel boulot et à n’importe quel prix pour sauver la face pendant quelques mois ou quelques années.

La transition économique vers les règles du marché a hérité des dérives rentières de l’économie administrée au point où le bazar et l’activité souterraines sont vues comme une forme de ‘’prouesse’’ de leurs acteurs face à un système qui a été quasi stérile dans l’imagination de solutions valables pour ce genre de problème.

La conséquence d’une accumulation fatale de plusieurs faits accomplis dans le domaine de l’économie parallèle a fait que, aujourd’hui, le montant de l’évasion fiscale résultant des transactions parallèles se chiffre ainsi en dizaines de milliards de dinars et aurait pu certainement contrebalancer la part des recettes en hydrocarbures dans l’élaboration de la loi de Finances et servir de levier à de nouveaux investissements, eux-mêmes créateurs d’emplois…légaux. Et puis, par symétrie au vieil adage des financiers qui dit que ‘’trop d’impôts tue l’impôt’’, un recouvrement inique d’impôt- qui s’exerce sur les activités productives et commerciales régulières- risque de tuer l’économie structurée. Un emploi non déclaré ou une marchandise non facturée (ce qui représente environ 30% de l’activité commerciale) sont un immense manque à gagner pour le fisc et un poison ingénieusement distillé aux activités légales.

Les rigueurs de l’orthodoxie financière prônée par les gestionnaires économiques et l’envolée des prix du pétrole dont notre pays a pu bénéficier pendant plus de cinq ans sont indubitablement des facteurs encourageants pour sortir de l’underground de l’informel et pour encadrer les nouvelles transformations économiques dans le sens de meilleurs investissements créateurs d’emplois et de pertinentes lois sociales libératrices d’initiative et porteuses de dignité humaine.

L’une des mesures prises dans le cadre de la loi de Finances 2010 dispose que les transactions supérieures à 500 000 dinars ne peuvent s’effectuer que par le moyen de la monnaie scripturale (chèque). Cette mesure est censée contribuer à juguler les activités informelles et le blanchiment d’argent. Cependant, ses limites apparaissent rapidement dès que l’on imagine les lieux où s’effectuent généralement ce genre de transactions. Ce sont des marchés ouverts, sans contrôle, qui ne sont soumis à aucune comptabilité ou système de facturation et où les transactions en monnaie fiduciaire (billets de banque) s’élèvent à des milliards de centimes par jour.

Il y a deux ans, le président de la République a mis en exergue  » les réformes en cours qui ont permis une meilleure bancarisation de l’économie, la réduction de la pression fiscale, la libéralisation du commerce extérieur, la convertibilité commerciale de la monnaie nationale, la simplification des formalités douanières « . Ce sont des facteurs, assurait Bouteflika,  » qui doivent concourir à l’assèchement des activités dans la sphère informelle « . En tout cas, avec le nombre de personnes qu’il emploie-environ un million trois cent mille- et l’éventail des activités qu’il embrasse, le secteur de l’informel ne peut laisser indifférents ni les pouvoirs publics, ni les bureaux d’études (nationaux et étrangers), ni les médias ni, à plus forte raison, l’opposition politique et le monde syndical.

L’on n’a réellement pas besoin de statistiques pointues pour se rendre compte de l’étendue de ce qui est prosaïquement appelé le travail au noir. Que l’on se rende dans les cafés et estaminets du quartier ou dans les méga-marchés de Tadjenent, Hassi F’doul, El H’madna ou Aïn Lahdjel les activités soumises à la législation du travail et aux rigueurs du fisc représentent un infime volume par rapport aux autres activités et échanges qui s’y effectuent.

L’espace vital de l’underground

Sur un autre plan, les pouvoirs publics et la société ont partout essayé de produire une législation respectant les grands principes moraux et ergonomiques du secteur économique : âge minimal de travail, couverture sociale, droits à la retraite et d’autres conditions qui ont pour souci de préserver la santé le niveau de vie et la dignité des travailleurs. Néanmoins, entre l’intention portée par une loi et la pratique vécue, il y a comme un hiatus permanent. Car, les conditions de naissance et de durabilité du travail au noir sont réglées d’abord par l’implacable loi de l’offre et de la demande qui régit le marché du travail et celui des fournitures et approvisionnements. Ces marchés sont mus par leurs propres mécanismes tels que la croissance économique en général, la formation qualifiante, la performance des organes de contrôle et des services fiscaux,…

La part de l’économie informelle dans la formation du PIB (produit intérieur brut) hors hydrocarbures serait de 20 à 25%, selon les estimations données par Abdellatif Benachenhou, ancien ministre des Finances. Le CNES précise, quant à lui, que les plus grands ‘’gisements’’ de la population touchée par cette catégorie de l’économie se trouvent dans les franges non scolarisées ou bien celles touchées par la déperdition scolaire. Presque 1 200 000 jeunes âgés entre 6 et 18 ans sont hors du système éducatif. 71% d’entre eux appartiennent à la catégorie des 16/18 ans et constituent une ‘’armée de réserve’’ pour le travail informel en l’absence de perspective de formation qualifiante. Les diplômés de l’université ne sont pas en reste puisque, selon certaines estimations, 150 000 diplômés arrivent chaque année sur le marché du travail. Une grande partie de cette masse inoccupée n’a souvent comme débouchés que le marché parallèle de l’emploi. Ceux qui sont pris dans des dispositifs sociaux, genre pré-emploi ou DAIP, retombent, une fois le contrat consommé dans le chômage et dans l’éventualité de prendre un emploi informel.

L’on se souvient des grandes manifestations de Ouargla en 2004 au cours desquelles les chômeurs de la ville ont brûlé les édifices publics et dressé des barricades. L’affaire avait pris des proportions si inquiétantes que le gouvernement, ayant déclenché une enquête, éplucha le dossier des sociétés qui sous-traitaient le recrutement de la main-d’œuvre pour les sociétés pétrolières. Il en ressortira une corruption à grande échelle qui faisait monnayer les candidatures. Devant un tel ‘’barrage’’ fait à l’emploi régulier, que restait-il pour les centaines de candidats malheureux qui n’ont pas avec quoi marchander leurs postes ? Le travail au noir dans les palmeraies, le trabendo à Debdab, sur la frontière algéro-lybienne, le trafic de drogue ou l’ ‘’exportation’’ des camélidés ou de carburants par l’entremise des réseaux sévissant au niveau des frontières. Le déficit et la cherté de la viande ovine algérienne en ce mois de Ramadhan- phénomène qui a contraint l’Algérie a importer de la viande de buffle à partir de l’Inde- trouvent aussi une grande partie de leur explication dans le phénomène de contrebande qui fait que les meilleurs cheptels ovins des Hauts Plateaux sont ‘’exportés’’ vers les pays voisins.

Amar Naït Messaoud

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