Raconté par Ferhat et Rabah Zamoum (Frère et neveu d’Ali)Août 2005
Ferhat : Ali a toujours été un militant ll De tout temps, je l’ai connu comme ça, droit, rigide dans ses principes. Un exemple me vient à l’esprit et qui te concerne personnellement. A l’indépendance, alors que tu étais totalement illetré, je posai la question à Ali de savoir quels étaient les moyens qu’il fallait mobiliser pour rattraper ton retard scolaire. Ali comme à son habitude, me répondit spontanément : Rabah connaîtra le même sort que tous les autres Algériens de son âge victimes de la tragédie nationale, il ne lui sera accordé aucun privilège par rapport aux autres enfants.
Rabah : Ce qui est extraordinaire, chez lui, c’est la constance dans sa trajectoire. Dans la préface à «Si Salah, mystère et vérités”, il écrivait ceci :Nos adversaires, contestant aux combatants le droit de négocier avec les autorités françaises, ne pouvaient pas révéler à l’opinion les véritables causes de la rupture entre le FLN/ALN de l’intérieur et celui de l’extérieur. Car ils sont conscients qu’ils mettraient le doigt dans un engrenage dangereux. lIs auront à justifier leur propre position. Et c’est l’ouverture de leur propre procès.Mais en 1961 déjà, dans une lettre qu’il t’adressait de la prison de Fresnes, ilannonçait ceci : «L’union des hommes sincères ne doif pas être un outil entre les mains des impurs; elle doit être une force qui fera trembler ceux qui ont une conscience troublée.»D’ailleurs, j’aime beaucoup quand tu dis qu’Ali est un rebelle. Ferhat : Oui, effectivement. Déjà très jeune, il préférait fréquenter les personnes plus âgées que lui et s’éloignait ou entretenait peu de relations avec des enfants de sa génération. Aussi, a-t-il côtoyé très tôt les militants du mouvement national, dont notre frère aîné Moh, qui deviendra le colonel Si Salah à la Wilaya 4. Donc, de simple sympathisant, il devient militant, chef de cellule, chef de groupe puis chef de kasma. A l’âge de 16/17 ans (il est né en 1933, ne l’oublions pas), il devient membre permanent du PPA/MTD et s’investit totalement dans l’action politique. Après sa maladie, le contraignant à séjourner 18 mois à l’hôpital, il revient au village d’Ighil Imoula participer au sein de l’OS à l’action paramilitaire en prévision du déclenchement armé. Ce qui est encore fabuleux, c’est qu’il fut chargé, à la tête du Comité du village d’assurer le tirage de la «Proclamation du 1er Novembre 1954» avant de s’engager dans la lutte armée à la tête d’un groupe de 15 personnes. Il n’avait que 21 ans. Rabah : Malheureusement, il est fait prisonnier en février 1955 lors d’une réunion à Maâtkas, pas loin d’Ighil Imoula, où s’étaient retrouvés les responsables du Comité de Kabylie. Si Salah avait dit, pour contenir l’ennemi : «Moi, je reste», et Ali de rétorquer : «C’est moi qui reste, je suis le plus jeune». Ferhat : Blessé et ayant épuisé ses munitions, il est fait prisonnier par l’armée française laquelle le remet à la disposition de la Police judiciaire de Tizi Ouzou qui l’a torturé inhumainement 13 jours durant. Rabah : Dans une lettre du 07 Octobre 1955, il écrit ceci : «Je n’ai jamais compris pour quelle raison les Algériens musulmans n’étaient considérés chez beaucoup de français d’Algérie que comme synonymes d’esclaves, de serviteurs ou d ‘ignorants !Je n’ai jamais entendu parler d’un juge de paix, d’un chef de gendarmerie, d’un administrateur ou d’un sous-préfet arabe !Il y aurait pu y en avoir un ou deux, même si ce n’esftque pour sauver la face devant les étrangers qui viennent visiter le pays».Mais, tu as assisté à son procès, raconte-nous.
Ferhat : Son procès, me semble t-il, était le premier pour lequel un Algérien comparaissait devant un tribunal militaire (TM).Cela me fait penser à deux événements.Le premier, c’est ce jour sombre et triste où on nous introduisit dans le TM sis à Cavaignac. Parmi les présents, plusieurs personnalités, le comité des avocats de France dirigé par Me Stib, le comité des avocats venus de Tizi Ouzou et la présence certaine des journalistes étrangers. Le plus impressionnant et ce qui m’a traumatise, c’était les militaires armés alignés en barrage devant nous, en face à gauche, Ali encadré par des militaires et face à lui le TM composé d’officiers de l’armée française. Lorsque la séance fut ouverte le concerné a cité tous les chefs d’accusation, après quoi, il informa le condamné Ali que ses avocats peuvent intervenir à tout moment sur les sujets précités. Et lorsque le président donna la parole à Ali, celui-ci se leva calmement, le sourire aux lèvres, faisant un regard significatif avant de dire : « Monsieur le Président, je reconnais être responsable de toutes les actions que vous venez de cite, et par conséquent, je n’ai nuI besoin de recourir à l’aide d ‘un avocat» et il se rassit. Malgré l’insistance du TM, Ali resta fixé sur sa position. Après délibération, une atmosphère chargée d’émotion régnait dans la salle où militaires et officiers, debout avec présentation des armes, le chef du TM prononça la condamnation à mort d’Ali. Le second événement, c’est quand, quelques jours après, j’ai eu l’occasion de lui rendre visite à la prison de Sarkadji, ou j’ai eu un deuxième choc, de le voir au parloir, menotté, poings et pieds liés, tête rasée, avec la tenue du condamné à mort. J’étais bloqué et n’ai pu dire aucun mot pour le consoler et, au contraire, toujours souriant il m’interpelle et m’incite à avoir le même courage que lui et à continuer à vivre dignement. A un moment donné, j’ai craqué et me suis adressé à lui :«Ali, maintenant tout est fini, plus d’études, impossible d’aIler en Kabyie, je dois donc partir (au maquis)».C’est là que froidement il me regarda en face et me dit :“Le jour où moi j’ai pris mes responsabilifés, je ne t’ai pas demandé ton accord”. J’ai compris qu’il faIlait, à mon tour, prendre mes responsabilités.
Rabah : Même dans les pires moments de sa vie, je veux parler ici de la période d’incarcération (entré en prison à l’âge de 22 ans pour n’en ressortir qu’à 29 ans, il a fait les prisons d’Algérie et de France en qualité de condamné à mort), il a toujours fait preuve de force de caractère et d’une indépendance d’esprit aIliées à une rigueur dans la démarche que beaucoup lui reconnaissent, qui étonnent. Ses compagnons de prison lui vouent respect et admiration car il a toujours su défendre les causes justes, tout comme il a soutenu ses camarades sans discrimination. Préfet de Tizi Ouzou, il a agi vis-à-vis des administrés en tant que citoyen, sans apporter aucune modification ni à son mode de vie, ni à ses habitudes de consommation et vestimentaires (sans costume cravate, le plus souvent un polo) au point où certains s’étonnaient de le savoir préfet et d’un humanisme hors du commun. Mais plus que cela, il a symbolisé durant cette courte période l’esprit de décentralisation des régions (aujourd’hui wilaya) par ses revendications vis-à-vis du pouvoir central dictées par les nécessités objectives d’organisation, de fonctionnement et de gestion, que certains lui reprochaient à l’époque. *Directeur du Complexe textile de Draâ Ben Khedda, puis de l’Institut des hydrocarbures de Boumerdès, ne fut-il pas en opposition, une fois de plus, avec l’ex-bureau politique : «Un ministre me reproche d ‘avoir autorisé le chant des partisans — l’Internationale —, ce qui n ‘est pas vrai d’ailIeurs. Eh bien, qu’il vienne devant vous chanter Kassaman pour voir qui de nous connaît parfaitement l’hymne national», dira-t-il
*Directeur de la formation professionnelle au ministère du Travail et des Affaires sociales, il a considérablement contribué à l’émergence d’une main-d’œuvre qualifiée grâce aux mises en situation professionnelle qu’il a supervisées en Allemagne, en France et en Belgique ; tout comme il a agi sur le plan culturel par le soutien apporté à l’action culturelle des travailleurs par le biais du théâtre, notamment la troupe de Kateb Yacine qu’il a toujours soutenue.
Ferhat : Ce que tu dis est vrai.D’ailleurs, même pour le projet de la stèle du 1er Novembre 54, à Ighil Imoula, qu’il a imaginé, pensé et développé, il a su mobiliser beaucoup de gens, connus et inconnus.Il a rallié à la réalisation de la stèle :* Le directeur de l’Ecole supérieure des Beaux-Arts (ESBA) Ahmed Asselah et son collaborateur Bouder, ainsi que la mobilisation des jeunes du village qui ont apporté leur contribution bénévolement; * Et il y a bien sûr, la participation active de la population du village, sans oublier la présence des élèves de l’ESBA qui ont apporté spontanément leur esprit d’initiative pour la décoration, la signalétique et l’animation. Il a au 1er Novembre 1988, créé une symbiose, une union. Ali a été un fédérateur.
Rabah : Il a regroupé des amis lors de la création en septembre 1996 de l’association Tagmats (Fraternité) à vocation sociale et humanitaire pour répondre aux préoccupations des citoyens défavorisés et venir en aide aux plus démunis.
Ferhat : Très juste.Rabah, sais-tu qu’il n’y a plus de petits cireurs agenouillés en Algérie ?Et bien, ceci c’est grâce à l’initiative d’Ali qui a lancé le Secours national de solidarité, juste après l’Indépendance, chargé de récupérer l’ensemble de ces jeunes et de les scolariser dans une école qu’il a créée et dont il resta directeurquelques années durant au château Holden à Douéra, ex-lieu de torture desmilitants algériens. Ces cireurs sont devenus, pour beaucoup d’entre-eux, des bacheliers, des ingénieurs…etc. Rabah : Je crois qu’ils sont rares ceux restés fidèles à un engagement pris. Dans une lettre de prison, après avoir appris la mort au combat de son (votre) frère, le colonel Si Salah, il annonçait: «Moi, maintenant, il me faudra vivre et pas n’importe comment : c’est-à-dire qu’il me faudra finir ma vie comme elle a existé pour moi : la lutte, toujours la lutte, la lutte dure, âpre, cruelle, mais la lutte pour toujours, jusqu’au dernier souffle. A d’autres la famille, les enfants qu’on tient par la main, en promenade, ou le jardin qu’on arrose tranquillement après le travail de l’usine. A d’autres les honneurs, la gloire et les sous ; mais à nous la lutte, le combat; combat pour deux raisons : pour le pays, car c’est sacré et aussi combat pour affaire personnelle, c’est ça, c’est une affaire qui me regarde personnellement. Ça n’est plus comme avant, quand je disais que je n ‘avais de haine envers quiconque; maintenant j’en ai contre le mal, contre l’ennemi, contre l ‘injustice… etc. Le combat ne cessera plus et c’est dans le combat que je trouverai la consolation de ne pas savoir mon frère mort pour rien». * Rabah Zamoum : “Si Salah, mystère et vérités”. Ed. Casbah. Mars 2005* Ali Zamoum : “Tamurt Imazighen”
Ed. Rahma, 1993
