L’ère des malentendus, des apories et de la diversion

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L’épisode du procès des personnes qui ont déjeuné en plein jour pendant le Ramadan dernier en Kabylie, n’est sans doute qu’un maillon d’une chaîne de graves malentendus entachant la balbutiante démocratie algérienne. Que gagne la justice de notre pays à se saisir d’affaires qui n’arrivent même pas à être qualifiées au sens juridique du terme ? Depuis quelques années, ces ‘’incidents’’ se répètent quasi régulièrement à chaque mois de jeûne. Ils servent surtout à alimenter les colonnes d’une certaine presse et à ameuter une opinion que l’on s’échine même, au niveau de certaines officines, à former- à formater ?- sur mesure à la manière pavlovienne. Il en est de même des ‘’signalements’’ dont font régulièrement l’objet, les quelques Algériens convertis à la religion chrétienne.

Par Amar Naït Messaoud:

Par-delà cette symptomatologie édifiée sur des détails et des incidents- dont la valeur demeure quand même assez significative d’une régression sociale, culturelle, politique et institutionnelle-, le phénomène religieux a tendance à occuper une place hypertrophiée dans l’espace public. Il semble même constituer une sonnante réplique à une effrayante vacuité culturelle dans laquelle baigne la jeunesse de notre pays. Le nouvel ordre mondial marqué par la fin de la guerre froide et du bipolarisme, par la béance du fossé entre les pays industrialisés et les pays pauvres ou en voie de développement et, enfin, par la volatilisation, ou du moins, la révision à la baisse des ambitions liées aux idéaux sociaux, a- dans un mouvement où fatalement tous ses éléments ont agi par une démentielle synergie- conduit à de graves replis identitaires faisant voir le dénuement culturel et la fragilité sociale des peuples de l’ancien tiers-monde, et particulièrement de ceux de l’aire culturelle arabo-musulmane. Le ‘’choc des civilisations’’ cher à Samuel Huttington, risque, au rythme où se multiplient les malentendus et les vils jeux de la géostratégie, de succéder à l’idéal de dialogue des civilisations défendu pourtant par de larges franges d’intellectuels à travers le monde. L’intellectuel et islamologue algérien Mohamed Arkoun, disparu en septembre dernier, parle en ces termes du sort réservé à l’islam par les États, les ulémas et certains manipulateurs :  » L’Islam ainsi invoqué dans une surenchère mimétique meurtrière n’est qu’un bricolage idéologique de l’union sacrée des États, des Ulémas et des sociétés manipulées dépossédées de leurs points d’appui traditionnels, lancées dans des idéologies de combat semblables à celles des Internationales ouvrières. À quels tragiques aveuglements, à quelles rêveries folles et dévastatrices ont été soumis les depuis 1945, tous les peuples de ce qu’on a appelé le Tiers-Monde et maintenant le reste du monde ! Après l’effondrement de l’idéologie prolétarienne, le recours à l’islam politique a réactivé les promesses de l’eschatologie classique en la vidant de la dimension du merveilleux mytho-historique commun à toutes les religions pour y substituer les fantasmes idéologiques entretenus par les grands Récits de fondation des constructions nationales après les libérations  » (Liberté du 10 décembre 2009).

Une tour d’ivoire identitaire

Les replis identitaires qui se cristallisent dans une forme de tour d’ivoire et de ‘’bonheur utérin’’ touchent en premier lieu, l’appréhension de la religion telle qu’elle est réalisée par les populations de l’aire culturelle musulmane. Mouloud Mammeri, en intellectuel averti, avait déjà entrevu ses comportements et en a analysé le processus bien avant l’éclatement et les recompositions que connaîtra le monde à la fin du 20e siècle. Dans l’introduction à son ouvrage Poèmes kabyles anciens (Maspero 1979), il écrit en effet :  » Tout se passe comme si une société qui sent qu’elle n’a plus de prise sur l’histoire interprète ses propres blocages en terme de destin. Dans une espèce de réaction masochiste, elle tourne contre elle-même la conscience irritée de son impuissance, attribue ses échecs ou ses manques à une pratique insuffisamment stricte des rites et, faute de pouvoir agir sur les événements, bat sa coulpe et exige d’elle-même encore plus de tension absurde ou de crispation sclérosante. Elle a renoncé aux affres du doute, donc à ses chances, pour le monolithisme d’une foi qui confond la pureté de l’intention avec la rigidité de la pratique ». C’est en transcendant- dans un exceptionnel sursaut spirituel et pragmatique- cette aporie individuelle et sociétale que, dans une Kabylie soumise à l’ordre colonial, Cheikh Mohand Oulhocine a pu apporter une vison et une compréhension nouvelles de la spiritualité en lui faisant épouser les questions d’ordre temporel et de société. M.Mammeri dira, dans son livre Inna-yas Cheikh Mohand (Alger-1990),  » Aux mots de la tribu, le Cheikh ne se contente pas de donner un sens nouveau. Il les ramène à la source de leur jaillissement, loin de toute autorité impérative, de tout usage établi. S’il s’en était tenu à la hiérarchie, reconnue des légitimités, au dogme incontournable de la vérité révélée, il se fût contenté comme tant d’autres, d’extraire de la lettre des testes les propositions qui y étaient d’avance contenues. ; il eût été le prêtre, dans ce cas prestigieux, d’une église, mais il se fût par-là même coupé de toutes les sources d’invention féconde. Il est probable que pour le Cheikh le dogme eût été un cadre plus que contraignant, carcéral « . En matière de dogmatisme, il semble en effet que, à l’échelle de la société comme à l’échelle des pays, le verdict de Mohamed Arkoun jouisse d’une incontestable pertinence. Il soutient que  » la politique de l’escamotage des cadres sociaux de la connaissance qu soutiendraient les œuvres de la pensée critique a favorisé en Algérie et ailleurs dans le monde musulman ce que j’ai appelé depuis longtemps l’ignorance institutionnalisée (…) Le bricolage idéologique remonte à une soixantaine d’années ; il ne laisse pas place dans les imaginaires sociaux à la réflexion, aux interrogations vitales, au désir et à la nécessité de connaître, d’analyser, de subvertir la violence politique sans horizon d’espérance dans la subversion intellectuelle, artistique, culturelle de tous les régimes de fausses vérités, de fausses légitimités, de légalités factices, de mensonges d’État devenus prédominants (…) Qui donc libérera l’Islam du rôle de victime émissaire qu’on lui fait jouer en l’affichant comme religion officielle dans les constitutions elles-mêmes manipulées ? « . La faillite des idéologies qui ont soutenu les systèmes totalitaires, d’une part, et, d’autre part, l’arrogance du grand capital, deux processus d’évolution sociale des temps modernes qui ont laissé peu de place pour le rôle des structures familiales et qui ont induit un délitement irrémédiable de toutes les solidarités traditionnelles (par l’accélération de la rupture de l’ordre tribal, l’encouragement de l’exode rural, l’urbanisation incontrôlée et la consécration du salariat comme unique mode d’acquisition de revenus), ont contribué grandement au processus de délitement culturel et de la régression touchant les valeurs fondamentales de l’individu. Le cas de l’Algérie et de la plupart des pays du tiers-monde ayant subi une sauvage colonisation présente cette spécificité de voir les valeurs culturelles du pays dévoyées et devenir objet de dérision et de complexe. Le complexe du colonisé profondément examiné par Ibn Khaldoun- selon le contexte de l’époque- et revisité par l’intellectuel tunisien Albert Memmi, a indéniablement entraîné des replis identitaires ravageurs qui font miroiter une sorte de paradis perdu et à le reconquérir par le retour aux mythiques origines où régnaient ‘’justice, pureté et béatitude’’.

Bonheur messianique et arrogance rentière

La perte des repères culturels et sociaux s’accentua avec les indépendances où les désenchantements et les désillusions n’ont d’égal que l’espoir d’un bonheur messianique entretenu par la lutte contre les forces d’occupation. À l’échelle de notre pays, les tendances radicales en matière de religion et la ‘’religiosité tactique’’ selon le concept de Mostefa Lacheraf ont été entretenues et nourries, d’une part, par la corruption, la mauvaise gestion des affaires publiques et le clientélisme rentier, et d’autre part, par le recul des valeurs de l’éducation et de l’action pédagogique. Au lendemain de l’Indépendance, le déficit de la conscience culturelle au sein des structures de la révolution a trouvé son prolongement dans le nouvel État indépendant. En place et lieu d’une politique culturelle solide qui s’appuierait sur la promotion de l’école, de l’industrie cinématographique, de l’encouragement du théâtre, de la culture musicale et muséale, du livre et de la lecture, l’on a eu droit à une démagogie populiste faite d’une mixture de socialisme de caserne et de bâthisme. Le vide culturel qui s’est greffé à une situation dramatique d’analphabétisme héritée de la colonisation ont crée une si parfaite et morbide connexion avec la gestion clientéliste de la rente pétrolière que même le simple bon sens populaire et les vieilles valeurs de moralité et de probité ont fini par être discrédités et mis au rebut.

Les avatars d’une recherche boiteuse de la modernité ne manquent pas de révéler des relents d’une impuissance qui trouve ses origines dans une gouvernance qui n’arrive pas encore à se départir définitivement des réflexes de l’unicité de penser et d’être, et qui peine également à se désengluer d’une gestion rentière de la société ; deux phénomènes qui, par une dangereuse et mortelle imbrication, ont installé depuis plus de quatre décennies régression sociale, désordre économique et atonie culturelle.

L’un des outils les plus insidieusement puissants de cette mise sous scellés des aspirations de la société à un développement harmonieux qui puisse concilier authenticité et exigences de la modernité c’est assurément l’usage qui est fait de la religion. La vision et la pratique d’un islam serein et tolérant tel qu’il était vécu par nos ancêtres ont été fondamentalement chamboulées au profit d’une ‘’solution labellisée’’ importée d’autres horizons et d’autres époques. Ce qui a donné les résultats que l’on connaît : une montée en puissance du fondamentalisme politiquement structuré et qui a tenté de saper les fondements de la république sociale et démocratique dont l’orientation a été annoncée par la révolution de novembre 1954; une régression culturelle dont le moteur principal se trouve être le ravalement des programmes scolaires et universitaires ; des visions et pratiques d’un autre âge instillées dans le corps de la société au cours des quinze dernières années.

Les péripéties et les rebondissements cycliques des événements ayant eu lieu au cours de l’année 2008, dans la vallée du M’Zab, principalement à Beriane, devraient interpeller les élites et les franges les plus éclairées du pouvoir politique quant aux animosités et frictions persistantes entre deux communautés religieuses- ibadite et malékite- que, pourtant, tout aurait dû réunir dans cette belle et rude vallée du M’zab. Des apprentis-sorciers jouent assurément avec le sentiment religieux de la population. Ce jeu dangereux n’a apparemment pas été appréhendé dans toute sa dimension par les pouvoirs publics puisque, dans les cercles officiels, l’on parle parfois de conflit entre deux communautés, d’un mouvement de jeunes qui a débordé…etc. Des membres représentatifs de la communauté mozabite ont, dans une requête datant de mars 2009, soulevé un problème logique et inattendu à la fois : ils réclament au ministère de l’Éducation nationale l’introduction de l’enseignement du rite ibadite à l’école publique ; une revendication qui rejoint réellement les multiples aspirations démocratiques de la société où le droit à la différence est censé participer aussi à l’unité de la Nation dans sa diversité.  » La non institutionnalisation de ce rite a crée un vide juridique qui cause un préjudice pour les pratiquants de ce rite, notamment en ce qui concerne les restrictions qui leur sont causées « . Allusion est ici faite à la fermeture d’écoles privées assurant l’enseignement du rite ibadite. L’inculture dominante, les manipulations de tous bords et les intérêts rentiers liés à l’exercice du pouvoir ont, par une infernale logique, secrété leurs terribles Torquemada. Néanmoins, pour avoir trop joué avec la ‘’cartographie’’ religieuse et/ou ethnique, certains idéologues ont tout simplement été à l’origine de l’embrasement de leur pays. Le Rwanda, le Nigeria et le Liban sont les tristes exemples de la deuxième moitié du 20e siècle, sans parler des guerres intestines en Irak qui ont fait ‘’durer le plaisir’’ des Américains et donné consistance à leurs infinie convoitise et vorace appétit.

La régression inquisitoriale et…les lumières d’Arkoun

Quel ne fut l’adhésion de l’élite du pays lorsque le président Bouteflika, aux premières années de son règne, fit revivre une convivialité que l’on croyait enterrée pour de bon où Saint-Augustin et les Juifs d’Algérie avaient, momentanément il est vrai, repris droit de cité dans une patrie qui fut la leur. Le climat qui prévalait à l’époque avait même intégré cet effort de réappropriation de certains pans de notre histoire dans la grande réconciliation nationale prônée par le président. C’est ainsi que Hadj Messali, Ferhat Abbas et d’autres figures de l’histoire nationale firent leur réapparition et de leurs noms furent baptisés des rues, des places ou des aéroports. De même que fut levé le tabou qui a pesé pendant des décennies sur l’usage de la langue française en Algérie. Après l’ouverture de ces menues brèches, la société ne comprend plus comment on a pu installer un autre climat d’inquisition depuis le début des années 2000. Des campagnes médiatiques ou provenant de certains officiels à échéances presque régulières ont visé ce qui est exagérément appelé les ‘’campagnes d’évangélisation’’ ciblant la jeunesse de notre pays aussi bien en Kabylie qu’à Tiaret ou Mascara.

La régression culturelle qui a rendu possible une appréhension peu saine du fait religieux en Algérie est une donnée patente qui a pris racine dans la société au mois depuis les deux dernières décennies. Parlant de l’enseignement universitaire en Algérie, l’islamologue algérien Mohamed Arkoun constate que  » l’arabisation qui a été très poussée par exemple en Algérie a abouti à une coupure de nos étudiants par rapport à toutes les publications qui se font dans les langues européennes. Si un étudiant algérien veut s’informer sur l’état actuel de l’anthropologie, il doit connaître l’anglais, le français, l’allemand, éventuellement l’italien et l’espagnol, parce que dans la bibliothèque en langue arabe, il n’y a rien à cet égard  » (El Watan du 18 novembre 1992). Dans ces ouvrages relatifs à la pensée islamique, M.Arkoun a essayé de confronter les faits et les idées de l’histoire religieuse aux données actuelles des sciences sociales et humaines (anthropologie, sociologie, économie, psychosociologie, …). L’appréhension de l’Islam fondée uniquement sur la Révélation coranique et l’enseignement du Prophète nous remet, du point de vue de la psychologie de la connaissance, dans le contexte de la connaissance mythique  » L’histoire que nous sommes en train de vivre crée une nouvelle situation pour toutes les cultures du monde « , affirme-t-il dans un entretien avec le journal ‘’Réalités-Tunisie’’ d’octobre 2005, en ajoutant :  » Si l’Islam veut s’inscrire dans cette nouvelle histoire, il faut absolument qu’il bouleverse et subvertisse intellectuellement et scientifiquement tout le cadre traditionnel hérité du passé (…) L’histoire que nous vivons est une histoire de rupture totale non seulement avec les passés des religions, mais aussi avec la modernité.

On n’est plus dans la modernité en marche conquérante et innovante sur laquelle nous avons vécu jusqu’au 11 septembre 2001. Le 11 septembre est une date-repère. C’est un fracas considérable à la fois pour une prise de conscience qui n’a pas eu lieu, côté musulman, mais qui n’a pas eu lieu, non plus, en Occident « . En intervenant dans les débats publics, Mohamed Arkoun apporte un autre ‘’son de cloche’’ par rapport à l’unanimisme ravageur et médiocre qui prévaut dans le domaine de la réflexion sur l’islam en ces temps pleins d’incertitudes. La cohabitation de l’islam avec les autres cultures et religions se pose avec acuité.  » C’est en Algérie que la révolution ‘’socialiste’’ a fait les ravages les plus étendus en détruisant les bases terriennes, agricoles de la culture paysanne et les cadres de la connaissance et de la vie urbaine, déjà fortement perturbés durant la période coloniale. C’est là qu’il faut saisir la naissance et la propagation d’un phénomène socioculturel général à toutes les sociétés du tiers-monde après les indépendances : le populisme dévastateur des villes et des campagnes, de la culture populaire et des cultures savantes, des solidarités traditionnelles et des codes ethnico-religieux régulateurs à tous les niveaux de l’existence des groupes. L’expression actuelle de ce que les acteurs sociaux appellent ‘’l’Islam’’ est, en fait, un discours populiste qui atteste, dans sa forme linguistique, dans ses contenus imaginaires et mythologiques, dans les conduites véhémentes, incohérentes qu’il inspire, la pulvérisation des cadres sociaux, des codes de l’honneur, des registres sémantiques, des lexiques réglés, des calendriers, des rituels, des célébrations, des liens de parenté ou de proximité sociale. Bref, de tout ce qui conférait un ethos, un visage, une cohésion, une mémoire et un sens de l’avenir à la société « , écrira-t-il dans ‘’Le Monde diplomatique’’ de mars 1992.

Dans le contexte culturel et intellectuel algérien marqué par une inquiétante asthénie, et qui fait que le débat et la confrontation civilisée n’ont pas encore acquis leurs lettres de noblesse pour lancer et faire éclore les grandes idées, il n’était pas étonnant que l’un des forums de la télévision auquel était convié le ministre des Affaires religieuses l’année passée débordât sur ce qui est désormais appelé- par machiavélisme politique ou par paresse intellectuelle- ‘’campagne d’évangélisation’’. Ayant commencé à saisir la dimension réelle de ce harcèlement, de larges franges de la jeunesse ont une légitime tendance à assimiler tout ce boucan à une insidieuse entreprise de diversion qui détournerait la jeunesse de ses objectifs de libération et de promotion sociale et qui détournerait aussi les pouvoir publics de leurs responsabilités à l’endroit de la société. Cet abcès de fixation par lequel des journaux remplissent leurs colonnes en période de dèche finit par exaspérer les plus patients des citoyens, rongés qu’ils sont par une régression sociale qui n’admet aucune espèce de coupable diversion, d’inutile coquetterie ou de complexe casuistique. Cette exaspération nous rappelle celle d’un révolutionnaire, membre du Groupe des 22, feu Mohamed Mechati, qui, en septembre 2005, en arriva à faire publier dans la presse un  » Appel aux intellectuels  » algériens pour faire aboutir le principe de la séparation du religieux et du politique dans la vie publique nationale.

Cet appel solennel et pathétique tomba au moment où les Algériens étaient invités à se prononcer sur le projet de Charte pour la paix et la réconciliation nationale proposée à l’époque par le président de la République. Ce fut un appel désespéré et empreint de quelque ingénuité du fait qu’il ne s’encombrait pas de vision politicienne. La tonalité respire une profonde sincérité et exprime le cri du cœur d’un nationaliste écœuré et excédé par l’instrumentalisation de la religion à des fins politiques. Il se voulait direct et simple :  » Le fait d’ériger l’islam en religion d’État est une aberration, une erreur monumentale qui, pratiquement, assure le droit à celui qui est au pouvoir d’user et d’abuser en bonne conscience. L’islam ne doit pas être la religion de l’État. Il ne peut pas être la religion de l’État « , déclarait Mohamed Mechati. Il rappela, dans ce contexte, des faits d’histoire où les trois premiers khalifes de l’Islam ont été assassinés pour des raisons politiques.

Errements de la modernité politique

Au lieu, comme l’exige la modernité politique, que les acteurs politiques s’affrontent sur l’arène à base de programmes sociaux et économiques, l’on se trouve réduit à jouer à ‘’qui est plus musulman que l’autre ?’’ et ‘’qui est sur la vraie voie de l’islam ?’’. L’Islam étant religion d’État, les organisations politiques en compétition se sentent en droit de proposer, à qui mieux mieux, de prendre en charge un élément fondamental des attributs de l’État. Comme le constate l’auteur Mohamed Mechati, le ver est dans le fruit. L’argument est mal fondé de vouloir interdire aux autres ce dont nous nous arrogeons le droit d’user et d’abuser. La gestion moderne de l’économie et de la société- que la mondialisation en cours est en train de baliser- proscrit toute forme de traitement et de distinction sur la base de la religion. Le peuple ne devrait pas être pris en tant que magma de croyants mais en tant que citoyens affranchis.

Quant à s’adresser aux intellectuels pour prendre en charge une noble notion qui a pour nom la laïcité il y a peut-être lieu de rappeler ici le poids négligeable de l’ ‘’intelligentsia’’ algérienne au sein de la société. Des raisons historiques ont fait que cette couche est laminée : les purges de la révolution, la prise du pouvoir dès l’indépendance par une caste et, enfin, la série d’assassinats commis par les intégristes sur la fine fleur de la culture algérienne dans les années 1990. Au début de l’ ‘’ouverture démocratique’’ de 1989, des partis et personnalités se réclamant de la mouvance démocratique avaient lancé le débat sur la laïcité. Mais, c’était compter sans les pesanteurs et les retards historiques qui ont obéré les chances de l’éclosion d’un vrai débat, et surtout sans les manœuvres interlopes qui préparaient le courant intégriste à la gestion des affaires du pays. Il n’en demeure pas moins que, quels que soient les retards et les incompréhensions qui en graveraient le processus, l’avenir de la gestion des affaires publiques et de la promotion de la citoyenneté passera indubitablement par la sécularisation de l’acte et de la conduite politiques. La politique étant, étymologiquement, l’art de gérer la cité il serait sans doute malaisé de trouver des ‘’prototypes’’ de gouvernance dans les messages révélés pour réussir un tel exercice. Au contraire, des tentatives de fonder la gestion politique d’une cité ou d’un pays sur des bases religieuses ont donné naissance à diverses perversions, à maints anathèmes et différentes guerres. Les épreuves que sont en train d’endurer les peuples musulmans du Maroc jusqu’en Indonésie relèvent-elles des lois terrestres dictées par le mouvement de l’histoire et les rapports de forces en présence ou seraient-elles une conséquence d’hypothétiques ordonnances célestes ?

Cette question posée il y a des années par des politologues et autres analystes au sujet de la ‘’solution islamique’’ proposée aux Algériens après les événements d’octobre 1988, se retrouve encore au cœur des débats charriés par la déception des peuples et la défaite des élites face à l’inexorable marche de l’histoire qui fortifie les forts et se gausse allègrement des lamentations des faibles.

Les justifications à l’emporte-pièce avancées par les adeptes de la paresse intellectuelle quant au retard historique enregistrés par ces pays- dont pourtant une grande partie est noyée et engluée dans la rente pétrolière- relèvent plus de la mystique que de la rationalité. Ce serait, à leur yeux, la ‘’tiédeur’’ de la foi des musulmans qui les a empêchés de se mettre au diapason du développement mondial ! Il est probable qu’il n’y a pas meilleur argument pour occulter les affres de l’histoire coloniale, l’exploitation des peuples à l’échelle des continents et même les tyrannies actuelles par lesquelles les gouvernants tiennent en laisse leurs peuples. La misère, l’ignorance et le sous-développement ne sont pas le propre des pays musulmans ; ils sont le ‘’destin’’ commun de tous les pays dits du tiers-monde. Dans le cas, par exemple, de la région du Proche-orient, l’on sait qu’elle réunit tous les ingrédients qui font d’elle, depuis la création de l’État d’Israël en 1948 et, ensuite, depuis l’expansion de l’industrie pétrolière (exploitation et couloirs de passage), une zone géostratégique à haut coefficient de sensibilité.

En outre, la fin de la guerre froide a mis en place un système unipolaire géré principalement par les Etats-Unis d’Amérique. Les guerres intestines du genre de celle qui se déroule en Palestine depuis presque quatre ans (entre Hamas et l’historique OLP) ne sont pas étrangères à ces stratégies qui cherchent à maintenir le statut quo par l’activation du courant islamiste. N’étant pas une alternative historiquement viable, la mouvance islamiste prend, du même coup, toute la société en otage. Entre-temps, Israël se sent renforcé par les déchirements inter-palestiniens.

Le sentiment de désolation est à son comble lorsqu’on s’aperçoit de la régression de la culture politique dans toute l’aire arabo-musulmane et particulièrement en Palestine qui fut, il y a moins de vingt ans, un modèle de pluralisme qu’enviaient même certains États souverains.  » Pendant que l’Europe renonce aux dominations coloniales, directes pour se consacrer à la construction difficiles mais tenace d’un nouvel espace de la citoyenneté les peuples ‘’libérés’’ s’enlisent dans des bricolages identitaires sans lendemain qui les éloignent des bénéfices des révolutions scientifiques depuis 1945. (…) L’islam manipulé sollicité instumentalisé par toutes sortes d’acteurs est plus éloigné que jamais de sa vocation première comme expérience du divin ; il est pour tous les protagonistes l’instance obligée de légitimation de toute gestion politique des sociétés, ce qui accentue l’enfoncement des peuples dans ce que j’appelle les clôtures dogmatiques perdant là l’espérance spirituelle nourrie par la religion et tout espoir d’avenir politique « , soutient Mohamed Arkoun.

Amar Naït Messaoud

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