Bougie vue par les capitaines du Génie Rozet et Carette en 1846

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 » Rien de plus imposant que le spectacle de la côte lorsqu’on a dépassé le cap Cavallo et qu’on pénètre dans le golfe de Bougie. Un vaste amphithéâtre de vastes montagnes apparaît dans l’enfoncement. Presque toutes ont leurs sommets hérissés de roches nues. Quelques unes conservent de la neige jusqu’au mois de juin. Au-dessus de la zone des roches et des neiges, règne un large bandeau de forêts; au-dessous encore, commence la zone des vergers. Enfin, la culture des potages et des céréales occupe les déclivités inférieures.Quelques accidents remarquables se détachent sur ce fond majestueux: dans l’est, c’est le Babor, aplati, en forme de table, au sommet, sillonné de rides profondes sur les flancs. Au centre, c’est le Kendirou, habité par une tribu de mineurs qui exploitent de riches gisements de fer. Dans l’ouest, c’est le Toudja, au pied duquel s’élèvent de beaux villages construits dans une forêt d’orangers.Il se produit, en entrant dans le golfe de Bougie, une illusion que nous avons déjà signalée pour le golfe de Bône. Quelques arbres élevés situés à fleur d’eau s’éloignent par l’effet du mirage, et prêtent à la baie une profondeur immense. Mais, à mesure que l’on se rapproche de Bougie, l’illusion se dissipe et le golfe montre dans leur réalité sa forme et son étendue. Enfin, on arrive au mouillage; on se trouve alors au pied des roches grises du Gouraïa, en face d’un groupe de maisons blanches, séparées entre elles par des massifs de vergers. C’est un des plus illustres débris de la grandeur musulmane en Afrique et la capitale actuelle de la Kabylie.La ville et le port de Bougie occupent le segment occidental du large hémicycle que dessine le golfe, situation analogue à celle des principaux établissements maritimes de l’Algérie : Bône, Stora, Collo, Djidjelli, Alger, Arzew et Mers El Kébir.Elle est bâtie en amphithéâtre sur deux croupes exposées au sud, et séparées par un ravin profond appelé Oued Abzaz. Le ravin et les deux mamelons viennent se perdre dans la mer en formant une petite baie qui est le port actuel de Bougie. En arrière de la ville, règne un plateau de cent quarante-cinq mètres d’élévation d’où s’élance à pic à une hauteur de six-cent soixante et onze mètres le Gouraïa, remarquable par ses pentes abruptes, sa teinte grisâtre et ses formes décharnées.La crête de Gouraïa s’abaisse par ressauts successifs jusqu’au cap Carbon qui ferme à l’ouest le golfe de Bougie. Le premier porte le nom de Mlaâd-Eddib (le théâtre du Chacal). Puis viennent sept dentelures juxtaposées que les Bougiotes comprennent sous la dénomination commune de Sebaâ-Djebilat les sept petites montagnes).Le cap Carbon présente à la mer une muraille perpendiculaire d’énormes rochers d’un rouge fauve, qui se prolonge sans interruption jusque dans la baie de Bougie, et prête aux abords de cette ville un caractère imposant. A la base de ce morne, règne une caverne haute et profonde, creusé par le choc incessant des vagues qui viennent s’y engouffrer avec des bruits sourds. Elle traverse le rocher de part en part, ce qui lui a fait donner le nom d’EI Methkoub (la roche percée). S’il faut en croire une tradition accréditée parmi les prêtres espagnols établis jadis à Alger, la crypte naturelle d’EI Methkoub fut au quatorzième siècle le théâtre des pieuses méditations de Raymond Lulle (1). C’est dans cet oratoire sauvage et grandiose que l’infatigable apôtre de la foi prouvée venait chercher des inspirations durant le cours de sa mission en Afrique.Bougie occupe l’emplacement de la colonie romaine de Saldea. On y a retrouvé des soubassements de murs en pierres de taille, quelques tronçons de colonnes et plusieurs inscriptions latines dont une porte l’ancien nom de la colonie.Mais, la véritable grandeur de Bougie date de la période sarrazine. Vers le milieu du 11e siècle, elle contenait plus de 20.000 maisons, ce qui suppose une population d’au moins 10.000 habitants. Au commencement du 16e siècle, elle ne comptait plus que huit mille feux, et, par conséquent, 40.000 habitants.En 1509, au moment où elle fut prise par les Espagnols, elle renfermait plus de 8.000 défenseurs. Avant l’occupation française, elle pouvait avoir, d’après l’estimation des habitants, environ deux cent maisons, ce qui correspondrait au taux des évaluations précédentes, à une population de mille âmes. Enfin, la population indigène se trouve réduite aujourd’hui à 146 individus, dont un tiers se compose de Kouroughlis et le reste de Kabyles.Telle est la loi de décadence d’une des premières cités de l’islam, d’une ville comptée parmi les villes saintes. Au temps de sa grandeur, Bougie avait des écoles renommées, de belles mosquées, des palais ornées de mosaïques et d’arabesques. Un monument qui existe dans la haute ville rappelle cette tradition; c’est un puits situé parmi des débris sans nombre et sans nom. Les habitants l’appellent encore le “Puits de Zemzem”. Par un caprice assez bizarre, le temps et la guerre, ces destructeurs impitoyables, ont respecté sur une grande partie de son étendue la muraille qui fermait Bougie alors qu’elle était la capitale des Hammadites et qu’elle tenait sous ses lois Bône, Constantine et Alger. On retrouve encore un échantillon de l’architecture de cette époque dans l’ogive gracieuse et pittoresque appelée “Porte des Pisans” qui s’élève au bord de la mer, à côté du débarcadère actuel. C’est par cette étroite ouverture que le 29 septembre 1833 les Français ont fait leur entrée dans Bougie sous le feu des Kabyles (…)Le 23 septembre, une colonne de deux mille hommes partait de Toulon sous le commandement du général Trézel. Le 29, au point du jour, elle parut devant Bougie. Le débarquement s’opéra de vive force à côté du grand arceau du Moyen Age appelé Porte des Pisans. En deux heures, le fort Abdelkader, le fort Mouca et la Casbah furent en notre pouvoir. Mais la résistance, qui était faible au moment de l’attaque, devint très vive le lendemain et se prolongea pendant plusieurs jours de maison en maison. Enfin, le 12 octobre, le général français, ayant reçu des renforts d’Alger, et reconnaissant toute l’importance de la position du Gouraïa, qui domine la ville au nord, résolut de l’enlever aux Kabyles. L’attaque fut bien conduite, et réussit. Dès ce moment, les irruptions par la montagne cessèrent et le cadavre de Bougie resta définitivement aux Français (…)A la vérité, la côte de Stora et celle de Djidjelli sont habitées par des tribus kabyles dans lesquelles le génie et les instincts particuliers à cette race ont laissé des empreintes plus ou moins profondes. Mais le goût de la stabilité, I’amour du ravin natal, I’habitude du travail, I’exercice des arts professionnels, le soin et l’art des cultures, ne se retrouvent nulle part au même degré que dans les habitants des montagnes qui entourent la ville de Bougie « .Capitaine Rozet et Carette in  » Algérie  » 1846Réédition Bouslama, Tunis 1980(1) Lire à ce propos l’article de Yacine Boudraâ dans la  » Dépêche de Kabylie  » du 20 août dernier.

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