Que sont ces principes et ces espoirs devenus plus d’un demi-siècle plus tard ? Administrée comme une boite privée par une équipe qui a vu son étoile poindre quelques mois, avant l’Indépendance avec la force des armes, l’Algérie fut conduite vers un socialisme de caserne- qui a cassé les ardeurs et les ressorts de la société- mâtiné d’un arabo-islamisme qui a castré l’Algérie d’une partie de son identité tout en préparant le lit à une idéologie nihiliste à contre-courant des valeurs de Novembre.
Cinquante-six ans après le déclenchement de la guerre de Libération nationale, au terme de laquelle fut arrachée l’indépendance du pays au prix d’un des plus sanglants et plus exemplaires combats du XXe siècle ayant opposé une puissance coloniale membre de l’OTAN, à un peuple déterminé à se libérer quoi qu’il lui en coûtât, les Algériens se sentent aujourd’hui, en droit de procéder à un bilan sur la gestion économique, sociopolitique et culturelle du pays depuis 1962, non pour de chimériques et vilains règlements de compte- dans un système infernal où tout le monde a failli quelque part-, mais dans le but de chercher à tirer les leçons qui pourraient aider à comprendre le présent et à dégager un tant soit peu les nuées grisâtres qui persistent dans le ciel algérien. Malgré son caractère laconique, la déclaration du 1e Novembre a tracé les grands traits des profondes aspirations du peuple algérien- libération de la patrie et fondation d’une République démocratique et sociale-que sont venus renforcer les principes issus du congrès de la Soummam, moins de deux ans après les coups de feu de la Toussaint.
Que sont ces principes et ces espoirs devenus plus d’un demi-siècle plus tard ? Administrée comme une boite privée par une équipe qui a vu son étoile poindre quelques mois, avant l’Indépendance avec la force des armes, l’Algérie fut conduite vers un socialisme de caserne- qui a cassé les ardeurs et les ressorts de la société- mâtiné d’un arabo-islamisme qui a castré l’Algérie d’une partie de son identité tout en préparant le lit à une idéologie nihiliste à contre-courant des valeurs de Novembre. Cette idéologie, l’islamisme, a failli cueillir les lambeaux blettis d’un pays trente ans après l’accès à l’indépendance.
L’ascension fulgurante de la rente pétrolière avait longtemps conforté les décideurs et les gestionnaires dans leur choix d’une politique populiste destinée à acheter le silence et l’acquiescement des populations en contrepartie des ‘’trois révolutions’’, d’un illusoire équilibre régional et du soutien des prix à la consommation. Les errements politiques subséquents ont conduit à un despotisme non éclairé qui avait muselé toute forme de contestation ou d’opposition. La kermesse a duré un peu plus de trois décennies.
Le réveil fut brutal et un véritable nœud de vipères se ligua contre le pays qui se retrouvera en cessation de payement après avoir “mangé son blé en herbe’’. Le peuple se retrouva pieds et point liés à subir le supplice de Prométhée enchaîné sur les monts du Caucase : chômage, suicide, impasse sociale, fuite des cerveaux, subversion terroriste et d’autres signes d’une patente déréliction humaine qui grevèrent, au cours des vingt dernières années, le destin du pays de Novembre 54. Devrait-on abonder dans le sens du constat qui dit : » Heureux les martyrs qui n’ont rien vu ! » ? Cette complainte lancée dès les premières années de l’Indépendance par Bessaoud Mohand Arab, officier de l’ALN et un des fondateurs de l’Académie berbère a malheureusement son pesant de vérité. Car, malheureux, ces martyrs le seraient sûrement à la vue du triste spectacle qu’offre la scène des anciens combattants de la guerre de Libération, leurs frères d’armes qui ont survécu à l’une des plus atroces et, en même temps, l’une des plus exaltantes tragédies du XXe siècle ayant abouti à l’indépendance du pays. Comme l’ensemble du peuple algérien spolié de sa souveraineté à l’aube de la nouvelle ère qui devait consacrer l’œuvre de reconstruction nationale, la mémoire des martyrs et la ceux qui restent de vrais moudjahidine ont été entraînés dans les errements de la gestion chaotique du pays. Au nom de l’ ’’historicité’’ et des constantes nationales- lesquelles comprenaient même le socialisme ‘’spécifique’’-, beaucoup de tort a été fait à l’image de la révolution de novembre 1954, et aux idéaux censés justement être défendus et promus par les survivants de ce grand mouvement de l’histoire du pays. Le clientélisme, la corruption et le copinage installés par le pouvoir politique rentier comme mode de gouvernance n’a pas épargné les supposés porteurs de la mémoire de la révolution de Novembre si bien que l’image du moudjahid a été malmenée, froissée et, pour tout dire, dénaturée. Le silence a duré ce que durent les dictatures et les tyrannies ayant installé soumission et phobie au sein de la société.
Le pouvoir politique s’est toujours légitimé par la guerre de Libération nationale. Rappelons-nous le 5 juillet 1985 lorsque les regroupements informels de fils de chouhada et d’animateurs de la ligue des Droits de l’Homme- regroupements clandestins, aux yeux de l’administration et du parti unique- allèrent déposer des gerbes de fleurs hors du circuit habituel des cortèges officiels. Il leur en coûtera arrestations et emprisonnements parce que, pour une fois, la société osa afficher son indépendance par rapport au pouvoir politique. Ce dernier comprit tout de suite qu’on vient, par ce geste, empiéter sur ses plates-bandes.
Ces initiatives sont, le moins que l’on puisse dire, mal appréciées par les autorités officielles qui ont l’habitude de penser pour nous et d’organiser des kermesses à notre intention. Rares sont les pays du monde où les enjeux de pouvoir sont aussi étroitement imbriqués avec les données de l’histoire.
L’emprisonnement de plusieurs dizaines de personnes au cours de cet été 1985, et l’étêtage de toute l’élite kabyle se clôtureront le 5 septembre par l’arrestation du poète Aït Menguellet.
Ce n’est qu’au lendemain des événements d’octobre 1988, que des bruits et chuchotements commencèrent à sourdre une nouvelle fois pour devenir une véritable revendication de démocratie et de liberté.
Dés le début des années 2 000, la société a commencé en Kabylie à prendre en charge et à assumer dignement la célébration des fêtes nationales en dehors des cortèges des autorités officielles. C’est là sans conteste, un véritable pas de géant accompli par la société civile et les réseaux informels qui animent et alimentent la mémoire immarcescible de la société. Il s’agit, comme l’ont montré ces initiatives citoyennes de s’approprier sereinement, naturellement et sans fausse solennité l’histoire du pays et ses prolongements obligés qui prennent racine dans la dure actualité algérienne. En se recueillant sur les lieux de la mémoire collective, à Ighil Imoula et à Ifri Ouzallaguène, les associations, les artistes, les hommes de culture et les personnalités politiques qui ne représentent pas l’administration ont, au cours de ces dernières années, permis une nouvelle immersion dans l’épopée de l’exaltante histoire de l’Algérie.
Devant l’ impatience des Algériens à voir leur destinée changer sérieusement de cap pour accéder au rang de peuple émancipé honorer le combat des aînés et mettre fin à toutes formes de rente- aussi bien de légitimité historique que de l’or noir-, les autorités politiques du pays n’ont réellement de choix que de poursuivre et d’approfondir les chantiers des réformes dans tous les secteurs de la vie nationale. Les éventuelles tergiversations ou autres compromis tactiques qui pourraient retarder de tels espoirs seraient perçus plus qu’une déception : une débâcle historique qui se perpétue. Novembre 1954, véritable mythe fondateur de la nation algérienne moderne, aura triomphé de l’amnésie et de la perfidie le jour où, sur l’ensemble du territoire national, son souvenir suggèrera des attitudes positives, commandera des comportements pragmatiques et désintéressés et imposera une démarche rationnelle dans la conduite des affaires du pays.
Amar Naït Messaoud